ÉPILOGUE ET COROLLAIRES
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8. L'histoire comme nature. — Ce monde qui est la nature,
est aussi l’histoire, et on pourrait l’appeler, en un seul mot,
tout aussi bien nature qu’histoire. Pour établir une discri¬
mination entre ces deux domaines de la réalité, nous dis-
guerons l’un comme extérieur à l’esprit, et l’autre comme
intérieur à l’esprit. Ce qui est hors de l’esprit constitue la
nature, dépourvue de l’unité, de la liberté et de l’immor¬
talité qui sont les caractéristiques essentielles de l’esprit.
Ce qui est dans l’esprit et participe de ses caractéristiques,
tout en impliquant une certaine altérité vis-à-vis de l’ac¬
tualité spirituelle qui le pose en l’affirmant, est ce que nous
appelons l’histoire.
Le mouvement de la terre est un fait naturel, mais pour
nous c’est un fait historique que la théorie de Copernic.
Non que cette dernière soit simplement un acte de l’esprit
identique à celui par lequel je suis en train de la penser
mais parce que c’est un acte de l’esprit accompli avant que
je le pense, et qui de ce chef se présente à mon penser avec
un caractère positif d’autonomie et d’objectivité analogue
à celui des faits naturels : parce que, d’acte spirituel, cette
théorie est devenue un fait. Ce qui constitue un caractère
essentiel d’historicité, ce n’est point cette forme d’altérité
en vertu de laquelle Copernic, auteur du De Revolutio¬
nibus orbium caelestium, et moi, lecteur du même ouvrage,
nous sommes deux personnes différentes : pour que l’on
puisse parler de fait historique, de fait ayant en soi une
certaine loi qui doit être respectée par celui qui raconte
ou se souvient, une forme absolue d’altérité s’impose, en
vertu de laquelle l’acte spirituel créateur du fait histo¬
rique soit différent de l'acte spirituel historiographe. Avant
d’écrire ses Commentaires, Jules César doit avoir déjà
accompli les faits dont il donne le récit ; s’il n’y avait
aucune diversité entre l’homme d’action et l’historien,
nous n’aurions pas une histoire, mais une sorte de roman
historique. Tant que je parle, je suis parfaitement libre
de dire tout ce qu’il me plaît, mais une fois que j’ai parlé,
alea jacta est : je ne suis plus maître de mes paroles ; elles
sont ce qu'elles sont, et comme telles se posent devant moi
en limitant ma liberté, parfois même peuvent devenir le