l'antinomie historique
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c'est-à-dire en reportant la réalité spirituelle, la valeur
et l’histoire de la pensée, qui est abstraite, au penser,
qui est concret. La réalité spirituelle et le sujet qui la con¬
naît ne sont qu’une seule et même chose. L’Arioste que
nous connaissons, l’auteur du Roland, et le poème lui-
même ne font qu’un comme nous l’avons déjà démontré.
Et le poème à son tour, lorsqu’il est lu, n’est compris,
connu et apprécié qu’en raison de notre préparation,
c'est-à-dire en raison de notre individualité concrète. Ceci
est si vrai qu’il existe une histoire de la critique de cet
ouvrage, concernant elle aussi la réalité que le poème
fut dans la vie spirituelle du poète, et en outre celle qu’il
continua à être après sa mort et à travers plusieurs siècles
dans l’esprit de ses lecteurs, véritables continuateurs de
sa poésie. Aussi puis-je dire que la réalité de l’Arioste
affirmée par moi est exactement celle que j’affirme. Or
pour réaliser le mieux possible cette réalité, il faut pour
le moins que je lise le poème. Mais quel sens attacherons-
nous au verbe lire ? Je pourrais le lire même sans connaître
la langue dans laquelle il est écrit. Et qu’est-ce que la langue?
Peut-on l’apprendre telle qu’elle est écrite par tous les
écrivains d’une même littérature, dans le dictionnaire ?
Et est-il possible de connaître la langue de chaque écri¬
vain comme si elle lui était propre sans la considérer
telle qu’elle est, individuellement réelle dans le processus
d’une histoire spirituelle qui n’appartient plus à l’indi¬
vidu empiriquement déterminé, mais se perd dans le monde
spirituel où vécut l’esprit de l’écrivain ? Ne serons-nous
pas portés à lire ce que lut l’Arioste avant de commencer
la lecture de son poème, afin de créer de nouveau en nous,
en quelque sorte, la vie qu’il vécut non seulement à partir
de l’instant où il écrivit :
Le donne, i cavalieri, l’arme e gli amori (1).
mais bien avant, revivant en nous la vie qu’il avait vécue
et dont Y Orlando est la fleur. Au fond, nous ne connaîtrons
pas ainsi deux choses distinctes, le poème et sa prépara¬
tion, mais une seule : le poème dans son processus concret
(1) Les dames, les cavaliers, les armes et les amours.