L’ESPRIT, ACTE PUR
L’ESPRIT, ACTE PUR
PAR
G. GENTILE
TRADUIT DE L’iTALIEN PAR A. LION
Par l’espace, l’univers me comprend
et m'engloutit comme un point; par
la pensée, je le comprends.
Pascal, Pensées, VI, 348.
PARIS
LIBRAIRIE FÉLIX ALCAN
108, Boulevard Saint-Germain
1925
Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation
réservés pour tous pays.
A BENEDETTO CROCE
Voici plus de vingt ans, je te dédiai un livre en témoignage
de notre concordia discors, amitié faite de collaboration spi-
rituelle et par conséquent d’inévitables discussions : amitié
que j’ai eu plus tard la joie de voir prise en admiration par
les jeunes comme un exemple à imiter.
Depuis lors, cette collaboration s’est faite de plus en plus
intime, et notre amitié de plus en plus profonde. Cependant
mon vieux livre a cessé de vivre dans mon âme ; aussi te dédié-
je celui-ci, heureux de pouvoir y inscrire de nouveau ton nom
qui m’est si cher.
PRÉFACE DE L’ÉDITION FRANÇAISE
M. Gentile, critique si rigoureux et si efficace de Hegel
que Ton serait fondé à le regarder aujourd'hui comme
antihégélien, est incontestablement l’un des chefs de l'idéa-
lisme moderne. Élève de Bertrando Spaventa, il commença
naturellement à suivre dans sa jeunesse la tendance hé-
gélienne de son maître, et tout porte à croire qu’il l'aurait
suivie même en provenant d’autres écoles ; seul en effet,
parmi les penseurs du siècle dernier, le maître allemand pou-
vait, sinon satisfaire entièrement, du moins captiver et
retenir alors l’esprit du jeune dialecticien. Cependant une
profonde affinité de tempérament le portait vers les idées
de Kant dont il acquit une connaissance parfaite par une
étude approfondie et des travaux de traduction.
Toutefois, en orientant son disciple vers la philosophie
de Hegel, Spaventa n'avait pas manqué de lui en signaler
les écueils, et M. Gentile sut prendre dès l’abord une atti-
tude critique vis-à-vis du penseur qu’il admirait, sans pour-
tant connaître le malaise intellectuel qui éloigna de l'idéa-
lisme tant d’esprits de premier ordre. Il comprit l’importance
de la conception hégélienne du réel, basée sur une dialec-
tique qui, en prétendant dégager la philosophie de toutes les
mortes abstractions des écoles anciennes, se donnait pour
tâche de substituer à la réalité de l’être une réalité in
fieri ; et, guidé en cela encore par Spaventa, il comprit éga-
lement qu’Hegel avait failli à cette tâche. Mais seul
Giovanne Gentile sut découvrir la cause de cet échec.
La réalité in jieri que nous offrent la logique et la phé-
noménologie hégéliennes n’a satisfait complètement per-
sonne. Tout en gardant les défauts de la réalité statique,
vin
PRÉFACE
elle est dépourvue de vie et d’articulation, simplement
parce que la dialectique vivante est restée une formule
et qu'elle a été posée comme une réalité purement objec-
tive. Quelque grandiose et profond qu’il soit, ce système
ne vivifie donc pas la spéculation et ne déblaie point les
chemins, mais il rend la première plus lourde et les seconds
plus pénibles, par suite de la différence entre la façon dont
le réel y est conçu et celle dont il y est posé.
Hegel, en effet, analyse la pensée et y trouve l’être, le
non-être, le devenir, etc. Mais par cela même il présuppose
la pensée à l’analyse, puisqu’il la prend comme objet de
l’analyse. Cette même pensée, unité de subjectif et d’objectif,
devient ainsi complètement objective, car pour qu’elle
puisse subir l’analyse, il faut évidemment que son pro-
cessus soit épuisé, qu’elle ait cessé de devenir et par suite
d’appartenir à la réalité spirituelle. C’est ainsi qu’Hegel,
qui parle constamment du réel propre à l’esprit, le traite
effectivement comme le réel propre à la nature. Or l’être,
l’absolu indéterminé, qu'il tente en vain de définir, n'est
pas l’être qui se médiatise et qui devient dans le processus
mental, car celui-ci étant exclusivement l'être du penser
qui définit, le premier n’est qu’un immédiat et ne peut
appartenir qu'à la nature (i).
Toute l’œuvre de Hegel souffre de la confusion qui dérive
de cette différence entre la conception et la position,
ou actuation, de ses idées : confusion qui a donné naissance
aux difficultés dont le système se hérisse. Pour les écarter
M. Gentile s’est appliqué à poser la réalité selon un pro-
cessus qui fût vraiement la dialectique vivante, entrevue
mais non réalisée avant lui. Parvenu à ses fins, il a su
donner à la spéculation philosophique une base infiniment
plus stable et positive, dotant ainsi l'idéalisme de qualités
objectives qui, loin d’en détruire le subjectivisme, l’étendent,
l’enrichissent et l’élèvent à une plus haute puissance.
C’est pourquoi nous avons traduit ses principaux ouvrages.
Mais la façon dont Gentile a éliminé les apories de la
doctrine hégélienne est si simple que l’on ne se rend pas
(i) Voir Spaventa (Scritti filosofici, Naples, Morano, 1900), passim et
Gentile, (La riforma della Dialettica Hegeliana, Messina, Principato 1913).
PRÉFACE
IX
toujours un compte exact de la profondeur et de l’importance
radicale de sa réforme. Lorsqu'on s’est familiarisé avec
son système (i), l’on trouve en effet si naturelle sa con-
ception du monde de l’esprit que l’on se demande comment
nul ne l’avait formulée avant lui, et, pour se l’expliquer,
il est nécessaire de reporter le concept gentilien du réel
à l’histoire de la philosophie dont le développement ne
fait qu’un avec lui.
Il ne sera pas superflu de noter ici que Giovanni Gentile
a été avant tout un historien de la philosophie, spécialisé
sur la scolastique du Moyen âge et l'humanisme de la
Renaissance, car cela justifiera une observation essentielle
à l’intelligence de la pensée gentilienne. L’exposition du
système et la composition de l’ouvrage intitulé L’Esprit,
Acte pur surprennent d’abord et semblent indiquer une
disposition d’esprit polémique, tandis qu’il n’en est rien.
Pour l'auteur, le concept du réel se dégage de l’histoire de
la pensée et, dans le processus infini par lequel il se pose
à travers les siècles, le développement de la pensée spé-
culative s’identifie avec la conception de plus en plus spi-
rituelle, de plus en plus haute, du réel et de l’esprit. Il est
dès lors impossible de présenter ce concept autrement que
par une exposition historique. Mais M. Gentile ne considère
point parfaite, complète ou finie la conception qu’il nous
en offre ; il n’admet même pas qu’elle puisse jamais l’être.
La conception, au plutôt la position de ce concept (acte
de le poser) se déroule à travers les écoles ; le processus au
cours duquel chaque penseur a contribué à dégager la
vérité des erreurs que n’avaient pas su dissiper ses pré-
décesseurs est un acte infini, et c’est lui qui constitue la
dialectique vivante et éternelle. Ce n'est donc pas pour les
déconsidérer que Giovanni Gentile évoque les systèmes du
passé ; c’est parce qu’il pense historiquement, si l'on peut
dire : c’est aussi et surtout pour y chercher la vérité que
chacun d’eux contient, et parce que non seulement ils
constituent dans leur ensemble la philosophie, mais que
leur histoire ne fait qu'un avec elle.
(i) Riforma della Dialettica Hegeliana, L'Esprit, acte pur et la Logique ou
gnosiologie.
X
PRÉFACE
Le réel, selon Hegel, est l’être dans la pensée, l’être et
la pensée, en un mot la pensée, bien qu’on rencontre plu-
sieurs fois chez lui : « Das Denken ».
Le réel, selon Gentile, est le penser. Il entend toujours
comme réel l’acte, et l’acte seulement. Aussi avons-nous
continuellement, sur son indication, fait usage en fran-
çais des deux termes penser et pensée pour ne laisser au-
cune possibilité d’équivoque, la pensée désignant le résul-
tat et parfois le contenu de l’acte de penser, le penser dési-
gnant toujours l'acte lui-même.
Cette différence si simple à énoncer entraîne cependant
une véritable révision des valeurs de tous les concepts et
n’a rien de verbal, car elle provient de la manière dont les
deux philosophes abordent et posent le problème du
réel.
La seule réalité est celle du penser dans son actualité. Tel
est dans sa forme complète le concept que M. Gentile a
posé dans des pages qui ont dû lui coûter de laborieux
efforts, et en coûteront sans doute au lecteur. Mais après
quelques chapitres d’une dizaine de pages l’édifice s'étage
spontanément, tout devenant clair, aisé, évident ; la cer-
titude semble se faire tangible et cesser enfin d’être un
leurre ou une chimère. « L’être du penser, suivant Descartes,
est parce qu’il pense, est tout en n'étant pas (s’il était, le
penser ne serait pas un acte mais un être pur) et par cela
même se pose et devient ». Quoi de plus réel, de plus cer-
tain, de plus positif pour nous que notre penser au moment
de son actualité ? Que pouvons-nous connaître aussi bien ?
Que percevons-nous de plus vivant, de plus concret, de
plus positif ? Où trouver la même union intime du Moi
et du non-Moi ? du subjectif et de l’objectif ?
Le problème de la nature se pose et s’éclaircit de lui-
même. Dès que ce concept est admis, en effet, l’idéalisme
ne se trouve plus dans une position d’incertitude vis-à-vis du
monde extérieur existant en soi : l’esprit fait pour lui-même
une création spirituelle de cette création naturelle de Dieu.
La réalité statique du monde n’est ni détruite ni niée par
l’acte créateur qui en fait une réalité spirituelle : elle est
médiatisée par lui, absorbée et comprise comme un moment
PRÉFACE
XI
essentiel de vérité, sans toutefois rien devenir de plus qu'un
moment.
Historique, gnoséologique et métaphysique, ce système
se distingue en outre par la fusion du théorique et du pra-
tique, qu’il nous révèle aussi intime dans l’actualité de la
vie que celle du subjectif et de l’objectif dans l’acte de
l’esprit. Ceci porte naturellement à une pédagogie, une
philosophie du droit et une morale toutes nouvelles,
l’identité entre la volonté et l’intelligence des citoyens
d’un côté, la loi et l’État de l’autre, ayant des appücations
aussi simples et directes qu’inattendues. Telle est la
raison pour laquelle ce système si hautement spéculatif
entre presque de plain pied dans la vie, et certains de
ses concepts viennent à être actués, vécus, par des gens
incapables de saisir la portée du système philosophique
dans son ensemble.
La philosophie des derniers siècles, qui insistait de plus
en plus sur les différences, a eu et devait avoir des
applications politiques, pédagogiques et scientifiques qui
ont morcelé, pulvérisé le monde philosophique et pratique.
Giovanni Gentile semble marquer un tournant. Il in-
siste sur l’identité qui unit les termes de toute différence
et rend la relation différentielle possible ; la différence,
loin d’être annulée, subsiste cependant au point de rendre
absurdes et mal fondées les accusations de panthéisme
et de mysticisme que des critiques mal préparés pour le
comprendre lancent à son système.
L’intuition fondamentale de l’œuvre que je présente au
public français en est la meilleure preuve : point d’objet
réel, point de sujet réel, en dehors de l’acte qui les pose en
les opposant l’un à l’autre ; seule, leur relation actuelle leur
confère la réalité et cette réalité est nécessairement dépen-
dante de leur position, qui entraîne leur opposition.
Rien donc, qu’il me soit permis d’insister, rien qui soit
moins mystique ou panthéiste. L’opposition des termes et
la différence qui en est la conséquence sont surmontées,
sans être jamais annulées, car ce sont elles qui fournissent
l’articulation de la vie dialectique à l’unité de l’acte, hors
de laquelle les termes n’existent pas. C’est toutefois le
XII
PRÉFACE
corollaire logique de ce concept — infinité de l'esprit iden-
tifié avec l'acte duquel l’homme ne peut pas sortir et hors
duquel il ne peut par conséquent trouver rien qui limite
son activité spirituelle — qui a porté certains critiques,
que je me suis permis de croire mal préparés, à qualifier
de mystique et de panthéiste un système où, grâce à l'union
du théorique et du pratique, circule une vie bien plus
articulée que ne l’est ordinairement celle de la spéculation
philosophique.
Rome, 1924.
Aline Lion.
PRÉFACE DE LA PREMIÈRE ÉDITION
Je fais mettre sous presse ce petit volume (j'espère en
publier d’autres dans la suite) pour que mes élèves m'em-
portent avec eux après l’examen et, si mon ouvrage ne
meurt pas, pour être à même de leur répéter à travers ces
pages, ma réponse ou mon encouragement à en chercher
une qui leur soit propre toutes les fois — je veux espérer
qu'elles seront nombreuses — qu’ils éprouveront le besoin
de répondre aux graves problèmes, antiques et néanmoins
toujours nouveaux, que j’ai fait surgir pour eux à mon école.
Faculté de Pise, 15 mai 1916.
PRÉFACE DE LA DEUXIÈME ÉDITION
La première édition de ce livre, né d’un cours de leçons
tenu à l’Université de Pise (1915-1916), s’est épuisée en
quelques mois et depuis lors, l’éditeur continue à en recevoir
des demandes, qui sont pour moi les meilleures preuves de
l’intérêt éveillé par mon ouvrage. Aussi me suis-je décidé
à le laisser réimprimer tel quel, sans attendre d'avoir
le temps et le loisir de lui faire subir la complète révision
que je méditais. J'aurais pourtant aimé lui donner une
toute autre disposition et insister davantage sur certains
points à peine indiqués.
Je n’ai pas manqué néanmoins d'y modifier tout ce
que je pouvais en si peu de temps. J'ai supprimé la
forme de leçons qu'il avait primitivement, retouchant et
rendant aussi claire que je le pouvais l’exposition de mes
idées par l'introduction des notes et éclaircissements qui
m'ont semblé le plus aptes à aider les lecteurs. J'ai en-
fin ajouté deux chapitres (qui furent en 1914 la matière
d’une communication à la Bibliothèque philosophique de
Palerme) où je résume toute la doctrine du livre, en défi-
nissant la tendance et le caractère, et en réfutant les accu-
sations provenant d’une interprétation aussi spécieuse
qu’inexacte.
Ce livre demeure néanmoins une ébauche, plus propre à
soulever des difficultés et à servir d’aiguillon à la pensée qu’à
fournir des solutions évidentes et démontrées. Mais je suis
persuadé que même si je l'avais développé dans toutes
ses parties par une minutieuse analyse, sans toutefois le
dépouiller de tout pouvoir suggestif, il exigerait toujours
des lecteurs de bonne volonté, disposés à y trouver bien plus
qu'il ne peut contenir. Les vérités sur lesquelles j'appelle
PRÉFACE
XV
l'attention sont en effet de celles que l’on ne saurait recevoir
en don gracieux ou atteindre sans efforts, par une route
agréable dépourvue d’aspérités et parcourue en agréable
compagnie; non, elles ne peuvent être atteintes qu’au som-
met de hautes montagnes et par une voie semée d’aspérités ;
le désir ne peut en être éveillé en nous que si on nous ino-
cule le doute et l'angoissant désir d’une lumière qui brille
dans le lointain.
Cette Théorie générale (i) ne doit du reste être considérée
que comme une simple introduction à un concept plus com-
plet de l’acte spirituel ; concept qui constitue, selon moi,
le centre vital de la philosophie, et que je me propose d’ex-
poser systématiquement dans des traités spéciaux (le
premier volume de celui qui a la Logique pour objet
a déjà été publié). Je désire que le lecteur de cette théorie
sache que, s'il n'est pas complètement satisfait, je ne le
suis pas non plus, et qu’il lui faudra lire la suite, du moins,
s’il lui semble que cela en vaille la peine.
Pise, octobre 1917.
(x) « L'Esprit, acte pur » est intitulé en italien « 1 enne generale dello
Spirito come atto puro ».
PRÉFACE DE LA TROISIÈME ÉDITION
Pour cette troisième édition de L'Esprit, acte pur, je
n'y ai apporté que des modifications de forme, me limitant
à dissiper les ombres qu’on pouvait imputer à son insuffi-
sante clarté d’expression.
Quant à la doctrine, je ne trouve rien à y changer trois
ans après sa première publication ; seuls quelques bour-
geons que j’y discerne sont éclos dans ma pensée et sont
même devenus des branches, qui à leur tour ont porté
de nouveaux bourgeons et de nouvelles branches bien
vivantes. Qu’importe ? Je n’ai jamais supposé que mes
lecteurs et mes disciples puissent attendre de moi une pen-
sée complètement définie, comme un tronc desséché et con-
tenu dans une écorce de fer. Tout livre est une voie et non
un but; il doit être vivant, non pas mort. Tant que l'on
vit il faut continuer à penser. Et dans la collection de mes
ouvrages philosophiques, qu’il a plu à mon ami Laterza de
commencer par L'Esprit, acte pur, la Logique fera suite le
plus tôt possible.
Rome, 20 avril 1920.
L’ESPRIT, ACTE PER
CHAPITRE PREMIER
Subjectivité du réel
i. L’idéalisme de Berkeley. — « La réalité n’est conce-
vable qu’en relation avec l’activité pensante ; et par rap-
port à cette activité elle n’est pas seulement un objet pos-
sible, mais un objet réel et actuel de connaissance. » Tel
est le concept que Georges Berkeley exprima nettement
dès le commencement du xvme siècle. De sorte que
concevoir une réalité signifie concevoir avant tout l’intel-
ligence dans laquelle elle est représentée, et par consé-
quent concevoir une réalité matérielle devient absurde. Il
est évident que pour le philosophe anglais le concept de
substance matérielle est absolument contradictoire en soi :
substance matérielle veut dire en effet substance jouissant
de la propriété de l’étendue et existant en général en
dehors de l’esprit, tandis que nous ne pouvons parler que
de choses perçues, d’objets de conscience, d’idées en un
mot.
Berkeley observe fort justement (i) qu’il est sans doute
aisé d’imaginer une bibliothèque et des livres, un parc, des
arbres, etc., sans nulle personne qui les perçoive; mais en
de semblables circonstances tout se réduit à former menta-
lement certaines idées appelées meubles, livres ou arbres,
en négligeant l’idée du sujet pensant, sans que pour cela
l'esprit de ce sujet, c’est-à-dire l’esprit qui les imagine, soit
(i) Prin. de la conn. hum. § 28.
GENTILE
2
l’esprit, acte pur
absent. En somme, l’objet de la connaissance est toujours
mental, alors même qu’il semble conçu à l’écart de tout
esprit. Ce point mérite d’être étudié avec la plus grande
attention, car ce principe de l’idéalité du réel que nous
venons d’exposer est si difficile à préciser avec exactitude
qu’il n’a pas empêché Berkeley lui-même, qui avait été le pre-
mier à le proclamer, de concevoir une réalité effectivement
indépendante de l’esprit.
2. Contradiction dans laquelle est tombé Berkeley. —
Berkeley est en effet arrivé à nier l'idéalité du réel, se met-
tant ainsi en contradiction avec le principe fondamental qui
était la base de tout son raisonnement, quand il a affirmé
que la réalité n’est pas proprement l'objet et le contenu
de l’esprit humain ni par conséquent, à vrai dire, la pensée
de cet esprit, mais bien l’ensemble des représentations en
lui d’un Esprit suprême, objectif, absolu, qui est le présup-
posé de l’esprit humain lui-même. Bref, tout en déclarant
qu'exister c’est être perçu (esse est percipi), et tout en faisant
ainsi coïncider la réalité avec la perception, Berkeley établit
une distinction entre la pensée qui conçoit actuellement le
monde et la Pensée absolue, éternelle, transcendante pour
les esprits individuels dont elle rend possible le dévelop-
pement. Il tombe sous le sens et il semble incontestable —
au point de vue empirique qui est celui où s’est arrêté ce
précurseur de l’idéalisme kantien — que notre esprit ne
pense pas tout ce qui peut être pensé, car notre esprit
(l'esprit de l’homme, que nous considérons comme un être
fini, n’existant que dans certaines limites de temps, d’es-
pace, etc.), est fini lui aussi, et il est permis de penser qu'il
existe quelque chose à laquelle l’on n’ait jamais encore
pensé. L'on ne saurait donc raisonnablement contester que
notre esprit n’a pas actuellement comme objet de sa pensée
tout ce qui pourrait en être effectivement l'objet ; et s’il
paraît que tout ce qui n’est pas encore l’objet de la pensée
humaine — pensée qui est déterminée, historique, empi-
rique, qui est la pensée d’un moment donné — puisse l’être
dans un'autre moment, il est aisé d’imaginer, au delà de
la pensée humaine, une autre pensée qui conçoive à tout
SUBJECTIVITÉ DU RÉEL
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instant tout ce qui peut être pensé, une Pensée transcendante
qui surpasse la pensée humaine en débordant toutes les
limites dans lesquelles celle-ci est ou pourrait être circons-
crite. Cette Pensée éternelle, cette Pensée infinie, n’est pas
notre pensée, qui a en tout moment le sentiment de ses
bornes : cette Pensée est Dieu. Ainsi Dieu est la condition
qui permet de concevoir la pensée de l’homme comme étant
elle-même la réalité, et la réalité comme étant la pensée.
3. Le naturalisme de Berkeley. — Or il est évident que
si nous admettons que la pensée humaine est condition-
née par la Pensée divine — bien que celle-ci ne se présente
pas à nous sous l’aspect d’une réalité immédiate — nous
revenons aux errements de la philosophie antique en si-
tuant la pensée humaine vis-à-vis de la Pensée absolue
comme elle la situait vis-à-vis de la nature matérielle, c’est-
à-dire en présupposant une réalité qui ne dépendrait pas
du développement de notre pensée. Cette réalité une fois
conçue, il ne serait plus possible de concevoir la pensée hu-
maine, puisque la conception d'une telle réalité immuable
serait inconciliable avec la conception d’une nouvelle
réalité, apparente ou présumée, qui serait la pensée.
4. Annulation de la pensée. — Berkeley nous ramène ainsi
aux conclusions de la philosophie antique. Il n'arrive pas
en effet à concevoir une pensée qui soit vraiment créatrice
de réalité, qui soit elle-même la réalité. Il avait pourtant
énoncé une proposition aussi suggestive que belle, et dé-
bordante de vérité ! Une proposition qui a une telle ana-
logie avec la doctrine moderne de l’idéalisme que nous
sommes surpris de la voir formulée dès cette époque.
Suivant Berkeley, lorsque l'homme croit concevoir une
réalité non mentale il s’oublie tout simplement lui-même,
et oublie la part qu’il a dans cette conception : niant
par son acte l’affirmation qu’il veut faire en intervenant,
et ne pouvant se dispenser d’intervenir dans un acte du-
quel il se dit absent. La pensée antique avait précisément
le défaut de n'être rien, rigoureusement parlant ; tandis
que la philosophie moderne demande, avec discrétion et
4
l’esprit, acte pur
modestie, qu’on lui permette d’affirmer que la pensée est
quelque chose. Il est vrai qu’en approfondissant le concept
qui a généré cette exigence, la philosophie moderne éprouve
la nécessité d’affirmer la pensée non seulement comme une
sorte d’appendice de la réalité, mais bien plutôt comme le
total, ou Réalité absolue.
Dans la position prise par Berkeley, la pensée
n’est rien non plus, rigoureusement parlant on ne pense
qu’autant que l’objet de l’acte par lequel on pense
a déjà été pensé ; qu’autant que la pensée humaine
est un rayon de la Pensée divine, ne pouvant par suite
être rien de nouveau, rien de plus que la Pensée divine elle-
même. Une difficulté surgit à propos de l’erreur, qui est
humaine et non divine ; mais il faut remarquer que la
pensée humaine étant nulle, l’erreur ne saurait avoir
plus de réalité objective que de réalité subjective. Notre
pensée ne peut rien être puisque, si elle était quelque
chose en soi, la Pensée divine ne serait pas toute la pensée.
5. Le moi transcendantal et le moi empirique. — La philo-
sophie kantienne prend une autre position, dont Kant
non plus n’a pas d’ailleurs parfaitement conscience. Son
concept du moi transcendantal rend en effet impossible la
question de Berkeley : comment pourrait-on concevoir notre
pensée finie ? Si nous pensons, et faisons de notre pensée
ainsi déterminée l’objet de notre réflexion, ce que nous pen-
sons, c'est-à-dire notre pensée elle-même, n'est autre chose
qu'une représentation : terme corrélatif de notre penser
auquel elle se représente. Or cette pensée, est finie et comment
est-il possible que cette pensée finie ait surgi ? Cette pen-
sée est actuelle, elle est l’actuation d’une possibilité :
puisqu’elle est, dis-je, elle était possible. Avant d’exister
actuellement il faut qu’elle ait existé potentiellement.
Comment l’expliquer? Pour le faire, Berkeley cherchait une
explication transcendante par rapport à la pensée dont il
voulait rendre raison.
Mais cette question, qui se posait au sein même du
kantisme et fit naître le concept du noumène, n’eut plus
de raison d'être dès que le grand philosophe eut formulé
SUBJECTIVITÉ DU RÉEL
5
le concept du penser comme penser transcendantal, de l’es-
prit comme autoconscience : aperception immédiate, condi-
tion de toute expérience. Car si nous parlons d'esprit fini,
de pensée actuelle, avant et après laquelle la réalité de notre
penser fait défaut, si nous pouvons en somme concevoir
tout notre esprit comme fini, cela tient à ce que nous consi-
dérons dans ce même esprit, non l’activité transcendantale
de l'expérience, mais tout simplement le Moi empirique
kantien, radicalement différent du Moi transcendantal.
Nous devons, pour bien saisir ce qui précède, établir une dis-
tinction dans chaque acte de notre penser et en général
dans notre penser : mettre d’un côté ce que nous pensons
et de l’autre nous-mêmes, qui pensons ce que nous pensons,
et qui ne sommes pas l’objet mais le sujet de la pensée. Déjà
Berkeley avait attiré l’attention sur le sujet comme étant
toujours opposé à l’objet. Seulement, son sujet n'était pas
conçu essentiellement comme un sujet mais comme un sujet
objectivisé, réduit par cela même à être l’un des nombreux
objets finis, contenus de l’expérience, et plus précisément
l’objet auquel on parvient empiriquement chaque fois
qu’on analyse un acte spirituel et qu’on trouve, outre le
contenu de notre conscience, la conscience elle-même
comme forme de ce contenu. En effet, soit que nous regar-
dions l’objet qui est vu par l’œil ou l'œil lui-même, nous
avons également un objet d’expérience, d’une expérience
que nous faisons actuellement et de laquelle le sujet, aussi
bien que l’objet de l’expérience que nous considérons,
sont objets. Mais nous ne pouvons voir nos propres yeux
que dans un miroir !
6. Le penser en acte. — Pour saisir l’essence de l’activité
transcendantale de l'esprit, il ne faut jamais perdre de vue
sa qualité de spectateur et partant jamais le considérer
extrinsèquement du dehors, jamais en faire un objet d’ex-
périence, jamais faire de ce spectateur un spectacle. Car la
conscience cesse d'être telle quand elle devient objet de
conscience ; i’aperception immédiate n’est plus apercep-
tion quand elle devient objet perçu : qu’au lieu d’être
sujet nous sommes alors objet et il ne s’agit plus du
6
l’esprit, acte pur
Moi mais du non-Moi. De là le défaut et l’erreur de
Berkeley et la raison de son impuissance à résoudre le
problème posé : son idéalisme est empiriqu.
La conception transcendantale de la réalité de l'esprit
ne peut être que le résultat d’une considération ayant pour
objet non la pensée mais le penser ; l'acte qui s’accomplit
et non l'action accomplie. Or il est impossible de trouver
une position transcendante par rapport à cet acte
puisqu’il n’est autre que notre propre subjectivité, que
nous-mêmes en somme, et par conséquent ne peut abso-
lument pas être objectivisé. La nouvelle position, le nouveau
point de vue d’où il nous faut partir consiste à admettre
Vactualité du Moi comme principe rendant impossible
de concevoir le Moi comme son propre objet. Il est bon de
noter dès maintenant que toute tentative ayant pour
but d’objectiviser le Moi, le penser, l’activité intérieure
qui forme notre spiritualité, devra nécessairement faillir
car elle ne pourra jamais saisir ce qu’elle s’efforce de con-
tenir. Il nous faut en effet observer que pour que nous puis-
sions définir comme objet déterminé de notre penser notre
activité pensante, il est indispensable que cette activité
elle-même soit le sujet et non l’objet de notre définition.
Nous pouvons donc conclure en disant que la vraie acti-
vité pensante n’est pas celle que nous définissons mais le
penser même qui définit.
7. A dualité de tout fait spirituel. — Le concept ainsi ex-
primé semble tout d’abord fort obscur, il est néanmoins
la base de toute vie spirituelle. Ce serait certainement se
rendre coupable d’un lieu commun que d’observer ici que,
toutes les fois que nous devons comprendre quelque chose
ayant une valeur spirituelle et qui mérite le nom de
fait spirituel, il nous faut regarder cet objet de notre
considération non comme opposé à nous qui cherchons
à le comprendre, mais au contraire comme s’identifiant
avec notre propre activité spirituelle. Qu’importe que nous
comprenions parfois des âmes avec lesquelles nous n’avons
aucun accord sérieux : notre compréhension peut s’effec-
tuer soit que nous apportions à la chose comprise notre
SUBJECTIVITÉ DU RÉEL
7
consentement ou notre dissentiment. Les deux attitudes de
consentement et de dissentiment ne sont pas en effet deux
possibilités parallèles, dont l’une ou l’autre peut se
réaliser indifféremment. Elles sont plutôt deux possibi-
lités coordonnées et successives, l’une desquelles est un
prélude indispensable à l’autre. La première phase est
évidemment d’assentiment, d’approbation dans la con-
naissance et l’on dit justement qu’avant de juger il faut
comprendre : mais comprendre c’est déjà juger. La condi-
tion fondamentale pour comprendre autrui est donc
d’en pénétrer la réalité spirituelle, et la première adhésion
spirituelle est la confiance indispensable à toute péné-
tration, à toute compréhension de réalité morale et
mentale.
Il nous est impossible d’entrer en rapport avec une autre
âme, d’en avoir la moindre intelligence ou même de rien
percevoir de ce qui s'y accomplit, sans un assentiment
préalable, sans l’union intime de notre activité pensante
avec cette âme. Car tout rapport spirituel, toute commu-
nication entre les réalités intérieures de deux hommes est
essentiellement Unité. Et nous sentons cette unité profonde
chaque fois que nous pouvons dire que nous comprenons
notre prochain, c'est-à-dire chaque fois que, cessant d’être
une simple intelligence, nous aimons.
C’est qu’alors nous mettons en jeu non seulement l’ac-
tivité abstraite, dite mentale, mais encore la bonne dis-
position spirituelle, de ce que l’on a coutume d’appeler
selon les circonstances : cœur, bonne volonté, charité,
sympathie, chaleur de sentiments.
Or, que signifie cette unité, cet assentiment, condition
essentielle de tout rapport spirituel, de toute connais-
sance de l’esprit, assentiment qui n’entre en aucune façon
dans notre perception d’une pierre, par exemple, et qui
diffère si complètement de la connaissance de la simple
nature, qu’on désigne généralement sous le nom de nature
matérielle ? Nous devons nous unir ainsi à l’âme que
nous voulons connaître parce que sa réalité doit abso-
lument coïncider avec celle de la nôtre, et nous ne pouvons
la trouver en nous-même que comme notre propre subjec-
)
l’esprit, acte pur
8
tivité : vie de notre vie, tout au fond de notre âme, là où
nous ne distinguons rien qui lui fasse opposition. Il faut
noter, en effet, que nous pouvons nous trouver vis-àvis
de nous-même dans la même position spirituelle où nous
nous trouvons vis-à-vis d’une autre âme, alors que nous
devons la comprendre et ne la comprenons pas encore.
Nous pouvons ainsi trouver entre notre âme elle-même
et ce qu'elle fut ou ce que nous pouvons penser d’elle
la même disproportion et la même incompatibilité que
nous trouvons entre notre âme et les autres, qui nous
les fait trouver muettes et impénétrables comme la
pierre et les forces aveugles de la nature. Dans un cas
pareil, nous nous trouvons en effet vis-à-vis d’un état de
notre âme, mais non devant l’acte, comme nous le ver-
rons par la suite.
NOTE INSÉRÉE DANS LA QUATRIÈME ÉDITION
Comprendre pour aimer ? ou aimer pour comprendre ?
Tel était l’argument du Fragment d’une gnoséologie de
l'amour que je publiai en 1918 et qu’il me semble oppor-
tun de reproduire ici.
La réalité peut être vue à travers deux lunettes ; à
travers l’une on voit du réel ce qui est, avec l’autre ce
que ce même réel devrait être. Et l’on peut dire que tous
les problèmes insolubles qui ont fait le tourment de la
pensée humaine — les soit-disant énigmes ou mystères
de la vie — surgissent tous de la confusion de ces deux
points de vue.
Et pourtant tous nos jugements moraux et même les
distinctions éthiques les plus élémentaires viennent de
cette distinction fondamentale. Car il ne nous serait pas
permis de discerner le bien du mal, fût-ce dans leur forme la
plus rudimentaire, si nous ne commencions pas par consi-
dérer ce qui doit être, et ne peut effectivement être qu’en
vertu de notre vouloir, comme une chose complètement
différente de ce qui est ; ceci peut sans doute nous sembler
bon dans ses détails et en soi digne d’être, au point de vue
SUBJECTIVITÉ DU RÉEL
9
rationnel, tout à fait indépendammant de notre œuvre, mais
dans son ensemble « ce qui est » est forcément jugé infé-
rieur à l’idéal que nous nous faisons du monde, d'une
infériorité proportionnée à ce que notre action doit lui
conférer pour l'intégrer et l’élever jusqu’à cet idéal. Même
dans les conceptions morales où l’homme est estimé
d’autant meilleur qu’il agit moins indépendamment et
qu’il se conforme le plus parfaitement à la nature ou
à une volonté supérieure, le caractère moral n'est pas
oblitéré tant que subsiste la distinction entre l'ordre
naturel ou divin qu’il faut observer, et l'autre, l’ordre
qui résulte de la sage participation de la volonté humaine
au gouvernement providentiel ou, de quelque façon que
ce soit, nécessaire du monde. Le caractère moral subsiste
alors dans la mesure ou ce second ordre final est vraiment
le but auquel tend l’esprit humain, comme idéal inexis-
tant en dehors de son activité positive et vraiment
productive.
Encore. Une conception morale de la vie ne peut se
baser sur cette distinction entre une réalité à instaurer
et une réalité effectuée à dépasser et corriger, ou même
à annuler dans son immédiateté, si la distinction n’im-
plique la supériorité de l’idéal sur le réel. Supériorité qui,
à son tour, ne serait pas intelligible, si les deux termes
de la comparaison appartenaient à deux mondes séparés
et incomparables. L’idéal ne serait pas supérieur au réel
et ne saurait prévaloir sur lui s’il n’était pas lui-même
réel, et plus réel que le réel : c’est-à-dire s’il n'était pas
la réalité même qui est le réel élevé à la plus haute
puisssance, réalité relativement à laquelle la réalité primi-
tive n’est qu'apparente et fausse.
En conclusion, toute conception morale du monde
suppose que la vraie réalité n’est pas celle qui est, objet
de toute expérience ou, comme on dit, de toute consta-
tation historique ; mais plutôt l'autre qui est digne d’être :
réellement digne, c’est-à-dire estimée telle que nous puis-
sions effectivement la vouloir et par suite la réaliser nous-
même et en nous.
S’il en est ainsi, toute conception pessimiste de la vie
10
l’esprit, acte pur
est évidemment une abstraction ; parce qu’elle se borne
à considérer la réalité telle qu’elle est et ne peut pas être,
séparée qu’elle soit de l’activité spirituelle, qui pourtant
la conditionne nécessairement, rationnellement bonne,
comme elle doit l’être. Et il est en outre évident que toute
pensée tendant à la conception naturalistique de la vie,
prise en soi telle quelle indépendamment de nos efforts
pour la changer, doit logiquement aboutir au pessimisme.
Enfin il n’est pas de pessimisme qui n’ait pour base une
vision naturaliste du réel ; comme il n’est pas de natura-
lisme, pur et cohérent, qui n’engendre point le pessimisme.
Mais pratiquement ce n’est pas là le plus important
corollaire. Si la vraie réalité, pour l’homme qui ne fait
pas abstraction du point de vue morale, est non pas celle
qui est, mais celle qui doit être, il n’est pas possible de
comprendre avant d’aimer et il ne sera jamais possible
d’aimer si pour aimer il faut comprendre. On aime en
effet ce qui a de la valeur et répond à l’idéal. Aimer est
vouloir : vouloir l'intimité qui est propre à la réalité que
nous voulons effectivement réaliser et qu’ipso facto nous
réalisons : l’intimité de la réalité avec notre âme, avec
notre cœur vibrant dans son élan vital vers l’objet. Or
ce que nous voulons, du fait que nous le voulons, ne peut
pas être déjà dans le monde. Ce n’est pas la terre que nous
voulons mais la possession de la terre, en d’autres mots
c’est la terre en tant que nôtre, possédée par nous et par
suite en tant que partie de notre vie. Et nous aimons
cette terre, et nous ne savons pas y renoncer. De la même
façon nous aimons un être animé, de la même façon un être
spirituel ou humain, une personne. Dans tous les cas l'être
que nous aimons est créé une seconde fois par notre amour.
Il est de nouveau créé immédiatement et médiatement : il
est pour nous un être nouveau dès que nous commençons
à l’aimer ; mais le devient réellement par une transfor-
mation continuelle et progressive en conséquence de notre
amour qui agit toujours plus énergiquement sur lui, et
graduellement le rend conforme à son propre idéal.
En somme l’objet de l’amour, quel qu’il soit, ne pré-
existe pas à l’amour puisqu’il en est la création ; aussi est-
SUBJECTIVITÉ DU RÉEL
II
ce une vaine recherche que celle de l’intelligence abstraite,
qui présume de connaître les choses en soi. La voie qu'elle
suit ne lui permet de découvrir que le défaut, que l’ab-
sence de ce qu’on aime, de ce qui est digne d’être aimé. Ce
défaut le mal, la laideur sont en effet ce qu’on n’aimera
jamais ; c’est au contraire ce que par définition on ne
peut que haïr.
CHAPITRE II
La réalité spirituelle
I. Subjectivité de l’objet en tant qu’esprit. — Pour qu'il
y ait connaissance spirituelle, il faut que l’objet se résolve
dans le sujet. Telle est la loi qui se dégage de la nécessité
où nous nous trouvons de nous assimiler tout ce qui est
la réalité spirituelle pour la connaître, et que nous appel-
lerons : loi de la connaissance spirituelle.
Les objets de la connaissance spirituelle se divisent gé-
néralement en deux classes : d’une part les hommes, les
êtres doués d'intelligence, en un mot les sujets ; de l’autre
les faits spirituels, les œuvres de l’esprit qui présuppo-
sent un sujet spirituel. Cette distinction s’évanouit du
reste quand on réfléchit, si la réflexion n'est pas empirique
mais appartient au contraire à la philosophie qui com-
mence avec le doute sur les croyances acceptées sans exa-
men par la pensée ordinaire. Un tel classement cesse
d’être admissible en effet dès que la nature des faits spi-
rituels, qui y sont distingués des sujets proprement
dits, vient à être considérée.
Nous distinguons par exemple entre la science des
hommes (c'est-à-dire la science qui est déterminée histo-
riquement et appartient à un sujet déterminé au cours
de l’histoire) de la Science proprement dite. Il en est de
même de la langue parlée qui, tout en étant un produit
historique, se détache peu à peu de chacun des individus
isolés dont elle est d'abord le mode particulier de commu-
nication pour devenir l’idiome d'un peuple : cette langue
parlée, l'esprit arrive même à l'abstraire de toute connexité
14
l’esprit, acte pur
avec un peuple quelconque, et dès lors elle ne sera plus
pour nous une langue, mais le langage en général, et nous
la concevrons d'une manière universelle comme le moyen
d’expression des états d’âme, comme la forme de la pensée !
Le langage ainsi conçu et fixé par notre intelligence se
libère de toute contingence ou détermination particulière
et entre dans le monde des idées, qui n’est pas seulement
un monde qui se réalise mais est aussi le monde réalisable.
Il est ainsi devenu un fait idéal.
Nous avons alors d’un côté la langue articulée par les
lèvres de l’homme-individu, dont la réalité consiste dans
l’homme qui la parle ; de l’autre, la langue proprement
dite, qui sans doute peut être parlée, mais qui est ce qu'elle
est même si personne ne la parle.
2. Forme concrète de l’Esprit. — Malgré la conclusion du
paragraphe précédent, nous devons reconnaître que lorsque
nous voulons nous faire une idée concrète de la langue, elle
se présente à nous dans son développement comme
langue résonnant sur les lèvres des hommes qui s’en
servent, et elle ne se détache plus du sujet, elle n’est
plus un fait spirituel qui puisse se distinguer de l'esprit
où il s’effectue. Car l’acte spirituel que nous appelons
langage est précisément la forme concrète de l’esprit. Et
même lorsqu'au lieu de parler d’une langue historique,
nous croyons parler de la langue comme d’un fait psycho-
logique, ou comme d’un fait idéal, concevable hors de
l’histoire et quasi inhérent à la nature même de l’esprit
(qui’il faut reconstruire idéalement quand son principe a été
compris), lorsque nous croyons nous être ainsi détachés de
la personne individuelle qui, chaque fois qu’elle parle,
parle une langue déterminée, notre conception du langage
ne fait que reconstruire un moment de notre conscience,
de notre expérience spirituelle. Si on supprime le philo-
sophe qui le reconstruit, le langage cesse d'exister comme
moment de l’esprit : il n’est que le langage conçu par
l’homme, par l’individu qui ne peut se le représenter qu’en
laisser le parlant et qu’autant qu’il le parle, pour trans-
cendant et placé hors du temps et de l'espace qu'il soit.
LA RÉALITÉ SPIRITUELLE
15
Nous pouvons, par exemple, distinguer la Divine Comédie
de son auteur et de ses lecteurs, et cependant c'est par
nous que ce poème, distinct de nous, est dans notre propre
esprit conçu précisément comme distinct de nous. Encore
une fois, en dépit de notre distinction, il est en nous puisque
nous le pensons.
Il est donc impossible de détacher les faits spirituels
de l’esprit de la vie réelle de ce dernier, si on veut les
connaître dans leur nature intime pour ce qu’ils sont
vraiment quand ils se réalisent.
3. Identité du suiet avec son acte. — En disant fait
spirituel nous disons esprit; or, esprit signifie toujours
individualité concrète et historique : sujet, non pas conçu
comme tel, mais actué comme tel. Il n'est donc pas pos-
sible de diviser la réalité spirituelle en mettant d’un côté
l’esprit et de l’autre le fait spirituel, objet de notre connais-
sance, car cette réalité est purement et simplement l’es-
prit en qualité de sujet. Seulement, pour la connaître, il
n’y a qu’un moyen qui a déjà été indiqué : résoudre
son objectivité dans l’activité réelle du sujet qui la connaît.
4. Rapports avec autrui. — Pour concevoir un monde
vraiment spirituel, il faut ne pas l’opposer à l'activité par
laquelle il est conçu. Rigoureusement parlant, lorsque nous
connaissons autrui, ou que nous en parlons, notre prochain
cesse d’exister en dehors de nous. Car connaître signifie
identifier à soi-même et par conséquent surmonter l’altérité
en tant que telle. Le non-nous n'est que l'étape à travers
laquelle nous devons simplement passer pour obéir à la na-
ture immanente de l’esprit, et passer sans nous arrêter. Mais
tant que nous nous trouvons devant cet être spirituel comme
devant quelque chose de différent de nous, dont nous
devons nous distinguer, dont nous présupposons l’exis-
tence à notre naissance, et tant que nous le concevons
tel qu'il puisse continuer à appartenir aux autres hommes
quand nous aurons cessé d’y penser, nous ne sommes pas
encore en sa présence spirituelle, si l’on peut dire, ou plus
simplement nous ne voyons pas la spiritualité de cet être.
16
l’esprit, acte pur
5. Le Moi empirique et les problèmes moraux. — Nous
l’avons dit : le monde spirituel n’est concevable qu’en tant
que réalité de notre propre activité spirituelle. Mais cette
proposition semblerait absurde à tout penseur qui, ne te-
nant pas compte de la distinction rappelée dans le premier
chapitre entre le Moi transcendental et le Moi empirique,
en perdrait de vue la conséquence, c’est-à-dire : que la
réalité du premier est la réalité fondamentale, dont le
concept doit être d’autant plus profondément enraciné
qu’en dehors d’elle il est impossible de concevoir la
réalité du second. Une telle proposition est absurde si on
l'examine du point de vue empirique. Car, empiriquement
parlant, je suis un individu opposé non seulement à tout
ce qui est matière, mais encore à tous les individus doués
de valeur spirituelle (à tous les hommes), puisque tous les
objets d’expérience se séparent les uns des autres, de telle
façon que chacun d’eux est opposé aux autres par ses
particularités, et cela indépendamment de sa valeur. Dans
le domaine de l’expérience, nous voyons tous nos problèmes
moraux surgir précisément de cette opposition irréductible
qui sépare de tous les autres hommes notre Moi, empirique-
ment considéré, lui laissant néanmoins, comme suprême
aspiration de tout son être, un besoin d’harmonie et
d’unité avec tous les autres et tout le reste. Seulement,
ces problèmes ne se posent qu’autant que nous avons
conscience de l’irréalité de notre être conçu empirique-
ment comme Moi opposé aux hommes et aux choses
en qui sa vie s’effectue néanmoins. Et s’ils se posent
dans ces conditions, ils ne sauraient être résolus, parce
qu’il est nécessaire à leur solution que l'homme par-
vienne à éprouver les besoins d’autrui comme s’ils lui
étaient propres, et à sentir par conséquent sa propre
vie non comme restreinte dans le cercle étroit de sa
personnalité empirique, mais comme tendant toujours à
se déployer à travers la série des actes d’un esprit supé-
rieur à tous les intérêts individuels, et néanmoins imma-
nent au centre même de sa personnalité la plus
intime.
LA RÉALITÉ SPIRITUELLE
17
6. Unité du Moi transcendantal et multiplicité du Moi
empirique. — Le concept de cette plus intime personnalité,
de la Personne sans pluriel, ne tend pas à abolir le concept
du Moi empirique. Le croire serait une grave erreur au
point de vue idéaliste, car l’idéalisme n’est pas le mys-
ticisme. L’individu particulier ne s’évanouit pas au sein
du Moi absolument réel ; le Moi absolu est un e: unifie
en lui-même tous les moi particuliers ; il unifia mais ne
détruit pas. La réalité du Moi transcendantal implique au
contraire la réalité du Moi empirique, seulement celle ci
ne peut être exactement comprise et affirmée qu’en tenant
compte de son rapport immanent avec le Moi transcen-
dantal.
7. Processus constructif du Moi transcendantal. — La
nature d’un sujet absorbant continuellement en lui-même
l’objectivité des êtres spirituels et incapable de s’arrêter
devant un de ccs êtres s’il lui est étranger, ne pouvant fixer
son attention que sur lui-même, est incompréhensible
si l’on n’établit pas au préalable que ce sujet unique et
unificateur n'est pas un être ou un état, mais un processus
constructif. « Verum et factum convertuntur », a dit Vico
dans son ouvrage De antiquissima Italorum sapientia
(1710), et ces quatre mots expriment une profonde vérité.
Le concept de la vérité coincide avec celui du fait.
Ce que nous faisons est vrai, pourtant ; le vrai de la na-
ture est, selon Vico, la vérité pour l’intelligence divine
qui l’a créée, tandis que pour l’homme le vrai ne peu : pas
être celui de la nature, qu’il n’a pas faite et dont il ne peut
par conséquent pénétrer le mystère. Il faut qu’il se borne
à n’en voir que les phénomènes dans leurs liens extrinsè-
ques et apparents, comme le dira David Hume peu après lui.
Il ne nous est pas possible de savoir pourquoi un phéno-
mène succède à un autre, de savoir en somme pourquoi ce
qui est existe. Dans la nature il n’y a pour l’homme qu’obscu-
rité et mystère, tandis qu’il est évident que nous possédons le
critérium de la vérité pour tout ce qui est le résultat de
notre activité. Qu’est-ce qu’une ligne droite, par exemple ?
Nous le savons parce que nous l’avons construite au
GENTILE
a
iS
l'esprit, acte pur
moyen de notre propre imagination, et qu'elle a été créée
par notre penser (i) : la ligne droite n'est pas dans la nature,
nous la concevons grâce à notre imagination, non pas immé-
diatement, mais en la construisant.
Vico pourra ainsi affirmer dans la Scienza nuova (1725),
que l’intelligence humaine est à même de connaître la loi
de l'éternel processus historique, c'est-à-dire du dévelop-
pement de l'esprit, parce que c’est en elle que se trouvent
la cause première et l’origine de tous les événements
historiques.
8. L’esprit en tant que développement concret. — Le plus
grand effort dont soit capable l’homme pour pénétrer
le processus de la nature est, toujours selon Vico, Y ex-
périence dans laquelle il dispose les causes pour obte-
nir les effets. Même alors, le principe actif et efficient reste
pourtant le privilège de la nature, dont les forces agiront
sans doute au service de l’homme, mais sans qu’il en
puisse connaître le modus operandi. Et notre connais-
sance se bornant, même dans l’expérience organisée,
à la simple constatation des rapports et connexions
existants entre les faits, nous devons admettre que la
mystérieuse activité du réel, qui cependant devrait être le
véritable objet de notre connaissance, nous échappe.
Opération extrinsèque à la nature, notre expérience ne
nous fournit qu’une connaissance superficielle ; ce carac-
tère superficiel ou ce défaut de vérité est surtout mani-
feste quand nous comparons la science de la nature aux
sciences mathématiques ou, mieux encore, à la science
du monde humain que Vico appelait le monde des nations.
Les réalités, objet des études mathématiques (nombres et
grandeurs) sont construites par nous, mais ne sont pas une
véritable et propre réalité ; ce sont plutôt des entités
fictives, des suppositions, ou de simples postulats, tandis
que l’histoire est une réalité aussi vraie qu'effective ; et
lorsque nous l’avons comprise, lui conférant une absolue
réalité, il ne reste rien, en dehors de la réalité que nous
(1) Penser est constamment employé pour indiquer l’acte de penser et pen-
sée pour indiquer le contenu ou le résultat de ce même acte.
LA RÉALITÉ SPIRITUELLE
19
avons reconstruite mentalement, vers quoi nous puissions
nous tourner pour constater si cette réalité lui est vraiment
conforme.
Quelle est donc la doctrine de Vico ? Elle enseigne que
nous ne pouvons connaître l'objet de notre connaissance que
si cet objet n’est rien d’immédiat, n'est rien que notre pen-
ser trouve devant lui quand il s’y applique tout d’abord,
c’est-à-dire rien qui puisse être doué de réalité avant
d’être connu. L’expression « connaissance immédiate »
est une contradictio in adiecto. Un exemple le démontrera
facilement : si nous voulons savoir ce que c'est qu’une
langue, il sera bon de tenir compte de la distinction établie
par Guillaume Humboldt : la vraie langue n’est pas
epyov (opus) mais ivépyeia (opera) ; elle n'est pas le
résultat du processus linguistique mais le processus lui-
même, développement actuel. Nous ne saurons donc pas
ce qu'est une langue dans sa forme définitive, puisqu’elle
n’en a jamais, mais nous pourrons savoir ce qu’elle est
dans son développement concret. Or, il en est de toute
réalité spirituelle comme d’une langue ; pour la connaître
il nous faudra l’aborder, l’identifier avec notre activité
spirituelle, arriver ainsi peu à peu à identifier cette unité
du sujet et de l'objet, en quoi consiste la connaissance.
Détruire les degrés du développement équivaut à détruire
le développement lui-même, c’est-à-dire la réalité même
qu’il s'agit de réaliser et de comprendre.
Comprendre, c’est réaliser ; cela étant, nous pouvons
modifier la proposition de Vico et dire verum et fieri con-
vertuntur au lieu de verum et factum. Puisque c’est la réa-
lité spirituelle qui se réalise, ou se comprend en se réali-
sant elle-même, elle n’est pas à proprement dire un factum
mais un fieri.
CHAPITRE III
Unité de l'esprit et multiplicité des choses
1. Verum est factum quatenus fit. — Le sujet qui absorbe
l'objet, quand ce dernier est réel d'une réalité spirituelle,
n'est ni un être ni un état de l’être puisque, comme nous
l’avons dit, il n’est rien d’immédiat, mais uniquement ur.
processus constructif. Processus constructif de l’objet, er
tant que processus constructif du sujet avec lequel le
premier est identifié. C’est pourquoi au lieu de verum
et factum convertuntur, il faudrait dire verum et péri conver-
tuntur, ou mieux encore verum est factum quatenus fit, car
le sujet est toujours en rapport avec un objet en tant que
sujet de l’acte qui lui est propre. Ceci est un des
concepts essentiels de notre idéalisme et il est néces-
saire de s'en rendre parfaitement maître si on veut
éviter les grossières erreurs dont les critiques de cet
idéalisme se contentent trop facilement.
2. Incompatibilité d'être et esprit. — L’idéalisme n’admet
pas qu’une réalité puisse s’opposer au penser ou lui être
présupposée ; bien plus, il nie le penser lui-même,
considéré comme une réalité existant en dehors de son
propre développement, comme une substance indépendante
de sa réelle manifestation. Car pour donner aux mots
leur valeur la plus rigoureusement exacte, nous ne pourrons
dire ni qu'un esprit est, ni que l’Esprit est. Ce sont en effet
deux termes contradictoires entre eux que les mots être et
esprit puisqu’un esprit, une réalité spirituelle, un poète par
exemple, ou une poésie, du fait même d’être ne serait pas
être esprit. Ce qui est, est ce que l'esprit pose devant soi
22
l’esprit, ACTE PUR
comme terme de son activité transcendentale ; mais
quant à l’esprit lui-même, en disant qu’il est nous
entendons simplement dire, pour peu que nous en
ayons une conception philosophique, qu’il est son propre
développement, ou plus précisément que ce développement
s’actue.
3. Nature et esprit. — La pierre est, parce qu’elle est déjà
ce qu’elle peut être, et nous pouvons dire qu’elle a réalisé
toute son essence. La plante est-elle aussi, ainsi que l’ani-
mal, en ce sens que toutes leurs déterminations sont les
conséquences nécessaires et préordonnées de leur nature,
qui est tout ce qu’elle peut être et n’a pas la faculté de
pouvoir se déterminer librement en de nouvelles détermi-
nations impossibles à prévoir, c’est-à-dire ne dérivant pas
de ce qui est déjà leur nature, dans laquelle elles sont
implicitement existantes. La plante et l’animal sont donc :
« deux processus de réalité logiquement achevés, bien qu'ils
ne soient encore actués ni l’un ni l’autre dans le temps.
Leur existence est actuée idéalement, et partant les mani-
festations de leur être doivent être conçues comme con-
tenues par des limites, prescrites comme des termes presque
infranchissables de leur développement. Ceci est une
conséquence de la position dans laquelle chaque être se
représente par rapport à l’esprit en qualité de réalité dont
l’être est présupposé par l’acte de l’esprit qui ia contemple,
c’est-à-dire de l’esprit qui la connaît.
L’esprit au contraire se soustrait dans son actualité
à toute loi préétablie : il ne peut être défini comme un être
lié à une nature déterminée, dans les limites de laquelle
le développement de sa vie s’accomplit et s'épuise. Une
telle définition lui ferait perdre en effet le caractère
de réalité spirituelle qui lui est propre et le confondrait avec
toutes les choses, auxquelles il doit au contraire s’opposer
et s’oppose effectivement en tant qu’esprit.
Dans le monde de la nature, tout est naturellement.
Dans le monde de l’esprit, rien ni personne n'est naturel-
lement, mais est au contraire ce qu’il devient par son œuvre,
par sa propre activité et rien n’est encore fait, rien n’est
UNITÉ DE L’ESPRIT
23
car tout est toujours à faire. Il s’en suit que tout ce qui est
compris n’est rien en comparaison de ce qui reste à com-
prendre, de même que tous les mérites des plus belles
actions accomplies ne diminuent pas d’un cheveu la somme
des devoirs à accomplir, dont l’accomplissement constituera
toute la valeur de notre conduite et permettra que nous
continuions à compter en tant qu’êtres spirituels.
4. L’esprit substance et l’esprit acte. — Il est dès à présent
impossible de confronter notre esprit, processus ou acte
absolument insubstantiel, avec l’esprit selon l’ancien
spiritualisme qui, tout en l’opposant à la matière, le maté-
rialisait de fait en le comprenant comme une subs-
tance, ou en d’autres termes comme le sujet indépendant
d’une activité qu'il pouvait réaliser ou non réaliser sans
rien perdre ou gagner de son être propre. Nous ne connais-
sons aucun esprit qui soit en dehors de ses manifesta-
tions, que nous considérons comme sa réalisation inté-
rieure et essentielle. Nous pouvons même dire que
notre esprit est l’esprit même de notre expérience, pourvu
que nous n’entendions pas par « expérience », comme on
l’entend aussi généralement qu’inexactement, le contenu
de l’acte, mais bien l’acte lui-même : la pure expérience,
ce qu’il y a de plus vif et de réel dans notre expérience (1).
5. Contre les embûches du langage. — Le langage nous tend
un piège, pour peu que nous l’analysions mécaniquement,
quand il nous présente le substantif, non seulement comme
distinct du verbe, mais comme s'en détachant par sa
signification d’un concept séparable, et pour ainsi dire
concevable indépendamment du verbe lui-même. En réalité
l’amour est l’aimer, la haine le haïr, et l'âme qui aime ou
qui hait ne saurait être autre chose que l'acte d’aimer ou
de haïr. L’intellectus est ïintelligere lui-même et la dualité
grammaticale de la proposition intellectus intelligit n’est
que l’analyse de l’unité réelle de l’esprit qui ne serait
pas intellectus, s'il n'était pas intelligens. Si la flamme
(1) Voir le discours de l’auteur, L'esperienza pura e la realtà storica, Flo-
rence, Ed. Délia Voce, 1915.
24
l'esprit, acte pur
vivante qu’est l'acte spirituel vient à s’éteindre, il ne
restera rien en nous tant qu’elle ne se rallumera pas.
De sorte que si nous pouvions nous figurer n’être que de
simples et passifs spectateurs de notre âme, même après
avoir vécu une vie spirituelle intense et produit de puis-
santes œuvres nous ne trouverions en nous, spectateurs
inertes, que le vide, le néant le plus absolu. Il n'est en
somme d'esprit qu'autant qu’il y a de vie spirituelle en
acte ; et la mémoire qui ne renouvelle pas son objet ne le
crée pas ex novo, cesse d’avoir quoi que ce soit à se rappeler.
Rien que pour ouvrir les yeux et pour en réfléchir le
regard dans notre propre intérieur, alors qu'il ne nous
semble pas agir le moins du monde, il faut un travail,
de l’activité, de l’ardeur, de la vie enfin. Tandis que
s'arrêter et fermer les yeux ne serait pas le propre d'une
âme inactive, mais tout simplement d’une âme qui a cessé
d’être une âme.
6. Contre la -psychologie. — Il est évident que l'âme dont
nous nous occupons n'est pas l’objet de la psychologie,
qui veut être la science naturelle des phénomènes
psychologiques et prend vis-à-vis d’eux l’attitude prise
par n’importe quelle science naturelle vis-à-vis de la classe
de phénomènes dont elle a fait l’objet de ses études.
Pour le naturaliste, pour le psychologue, cet objet
d’études est exactement ce qu’il est, et la réalité qu'il
étudie n’a pas besoin d’être revécue par lui pour être ana-
lysée : il peut garder une sérénité olympique devant l’objet
de ses observations, et être aussi imperturbable devant
les émotions les plus tumultueuses que le mathématicien
devant ses chiffres. Il ne s’agit que de comprendre, et l’on
restera impassible même devant une réalité qui est par
elle-même passion.
De toutes ces considérations deux questions surgissent :
cette passion analysée d’une manière impassible par la
psychologie appartient-elle à la réalité spirituelle ? La
réalité située devant l’intelligence qui doit l’analyser et
dont elle est un présupposé peut-elle être considérée comme
appartenant à cette même réalité spirituelle ? A la pre-
UNITÉ DE L’ESPRIT
25
mière question, nous répondrons que cette passion est un
des phénomènes qui forment le monde des objets que nous
pouvons penser, et que par conséquent la psychologie est
admissible (nous verrons plus tard à quel titre) ; mais nous
devons répondre immédiatement « non « à la seconde.
Si l’objet appartient à la réalité spirituelle, et si ce que
nous avons dit de la connaissance de cette réalité est exact,
il faut qu’il se résolve dans le sujet; ce qui signifie que ce
que nous considérons être l’activité d’autrui doit être la
nôtre propre, tandis que le savant, le psychologue ana-
lysant, partant d’un point de vue empirique ou natura-
liste, présuppose son objet comme distinct de l’activité
qui l’analyse et prétend se soustraire à cette loi. L’anthro-
pologue qui se dédie à l’anthropologie criminelle n’a certai-
nement aucune intention de devenirle criminel qu'il étudie,
et pourtant il devrait le faire pour que l'objet se fondît
avec le sujet. Nous voulons dire que la réalité qu’il étudie
n'appartient pas à la réalité spirituelle, qu'elle pourra en
avoir l’apparence, mais que dans son essence elle appartient
vraiment à la réalité qui défie l’analyse du psychologue.
Et toutes les fois que, psychologues empiriques, nous con-
sidérons un côté quelconque de la réalité spirituelle à un
point de vue purement empirique, nous nous arrêtons
à la superficie du fait spirituel et nous en saisissons
certains caractères extrinsèques mais sans en pénétrer
l'essence.
7. Pour reconnaître l'esprit. — Pour découvrir la réalité
spirituelle il faut la chercher ; ce qui ne veut pas dire se
mettre en présence d’elle, mais travailler pour la trouver.
Et puisque pour la trouver il faut la chercher, et que la trou-
ver veut dire la chercher, nous ne l'aurons jamais trouvée
et nous la chercherons toujours. Si nous voulons savoir ce
que nous sommes, nous devons penser et réfléchir sur ce que
nous sommes, et notre connaissance de nous-mêmes ne durera
qu’autant que la recherche, qu’autant que la construction
de l’objet. Lorsque cessant de chercher on croit avoir
trouvé, on n’a au contraire rien trouvé, on n’a plus rien !
Nolite indicare, dit l’Evangile : quand en effet vous
26
l’esprit, acte pur
aurez jugé un homme, vous ne le considérerez plus comme
un esprit, car vous vous serez placé vis-à-vis de lui dans l'at-
titude où l'on se place pour considérer les choses matérielles
appartenant au monde naturel, attitude inadmissible si l'on
remarque que l’esprit est éternellement en train de deve-
nir, et ne peut être compris sinon comme acte s’accom-
plissant, comme acte d’autoproduction.
Ce que les grands écrivains chrétiens disent de Dieu
peut être dit de la réalité spirituelle : quiconque veut
la trouver, et la cherche en mettant tout son être dans cette
recherche comme pour assouvir le plus profond besoin
de sa vie, la trouve. Le Dieu que vous pourrez trouver est
celui auquel vous devez donner l’être ; c’est pour cela
que la foi est une vertu et suppose l’amour. Vaine est la
prétention de l’athée qui demande qu’on lui prouve l’exis-
tence de Dieu, sans qu’il se donne la peine de se déranger
•et de se dépouiller de son athéisme. Mais tout aussi vaine
est la prétention du naturaliste qui invite le philosophe à
lui montrer l’esprit... dans la nature, qui en est par
définition l’absence ! Dixit insipiens in corde suo : non est
Dens. Merveilleuse parole de la Bible ! car seul le cœur
d’un insensé pouvait oser une telle dénégation.
8. Danger des définitions de l’esprit. — Pour éviter l’er-
reur de l’insensé biblique, il ne suffit pas d’avoir compris
que l’esprit est une réalité qui se réalise, et qui se réalise
par la conscience qu’elle a d’elle-même ; car il semble que
cette réalité se révolte continuellement contre cette défi-
nition, s’arrêtant et se fixant comme réalité réalisée :
objet du penser. Il n’est que trop vrai que tous les attri-
buts qui servent à déterminer l'esprit nous entraînent
malgré nous à le substantialiser.
Nous avons dit qu’il est la vérité, parce que verum est
factum qnatenus fit, c’est-à-dire précisément l’esprit. Mais
qu’est-ce donc que la vérité si elle ne s’oppose pas à l’erreur
de façon qu’elle soit pure de toute erreur, et l’erreur pure
de toute vérité ? Comment définir la vérité sans
la renfermer dans une forme limitée et circonscrite ?
Il ne s'agit pas ici de la Vérité, total de toutes ses déter-
UNITÉ DE L’ESPRIT
27 •
minations, objet d’un esprit quantitativement omniscient,
mais de chaque vérité déterminée (par exemple l’équi-
valence des angles intérieurs d’un triangle à deux droits),
de chaque vérité en tant qu’objet, c’est-à-dire en tant
que position d’un acte spirituel concret ; et il est naturel
de se demander si nous pourrions la concevoir autrement
qu’au moyen d’un concept fixe et renfermé en lui-même,
épuisé dans son développement, irréformable et incapable
de progrès. Et de toute la vie spirituelle, que pouvons-
nous penser sinon qu’elle est la position continuelle
des moments déterminés de l’esprit lui-même ? Enfin que
signifie l’expression « le concret spirituel »,. sinon l’être
spirituellement déterminé en formes précises, exactes et
circonscrites ?
Eh bien, cette difficulté a une grande analogie, facile
à discerner du reste, avec celle qui surgit, comme nous
l'avons observé, de la nécessité où nous sommes de nous
voir au milieu de la multiplicité des hommes et des choses :
la méthode qui nous a permis de surmonter cette der-
nière, nous aidera également à surmonter la première.
Nous ferons appel à l’expérience vivante de la vie spi-
rituelle. Il est bien évident en effet que ni la multiplicité,
ni la détermination de la réalité spirituelle ne sont exclues
de l’unité progressive de l’esprit en son développement.
Mais de même que la multiplicité doit être subordonnée et
unifiée dans l'unité, ainsi la détermination (qui est la
particularité des déterminations dont chacune est exclu-
sivement ce qu’elle est, car elles s’excluent toutes récipro-
quement, et qui est par conséquent elle-même une multipli-
cité) doit être entendue dans la forme concrète du système
de toutes les déterminations, qui est la vie actuelle de
l’esprit. Du reste la vérité du théorème, déjà cité, qui établit
l'équivalence des angles intérieurs d’un triangle à deux
angles droits, n’est une vérité absolue et existante que par
une abstraction arbitraire ; car en réalité elle n’eSfiste qu'au-
tant qu’elle appartient au développement de la géométrie
à travers toutes les intelligences dans lesquelles cette
dernière s’actue.
28
l’esprit, acte pur
9. L'intuition de l'esprit. — L’on voit combien est dif-
ficile le concept de l’esprit comme processus. Il doit en
effet lutter contre toutes les abstractions de la pensée
ordinaire et de la science (qui ne vit que dans l’abstrac-
tion) ; abstractions qui en pressant inlassablement la pensée
la ballottent et lui rendent pénible l'intuition exacte de la
vie spirituelle. C'est pourtant à cette intuition qu’il faut
demander, à tous les instants d’intense vie spirituelle, les
règles et les inspirations qui nous guident vers la science
et la vertu, et qui remplissent d’autant plus nos âmes
qu’elles font plus fortement vibrer les cordes tendues des
efforts intérieurs.
10. L’unité de l'esprit. — L’unité de l’esprit qui vit dans
cette intuition a été plus ou moins clairement remarquée
par tous les philosophes, mais il semble qu’aucun d'eux
ne l’ait nettement affirmée comme unité non multipliable
et infinie.
L’unité de l’esprit n’est pas multiplia ble parce que,
quelle que soit la psychologie selon laquelle nous nous
efforçons d’analyser et de reconstruire la réalité spirituelle,
il n’est jamais possible de concevoir cette réalité comme
pouvant se décomposer en parties, concevables à leur
tour comme autant d’unités privées de rapports entre
elles. Aussi la psychologie empirique se fait-elle un devoir
d'affirmer que tous les éléments se fondent en un tout, et
que tous les faits ont un centre commun de référence en
vertu duquel ils assument précisément leur caractère
psychologique, spécifique et essentiel, bien qu’elle distingue
divers faits psychologiques dans un état de conscience
complexe, et énumère des éléments divers comme termes
de ses analyses. Dans les anciennes psychologies spécula-
tives (dont le point de départ était également empirique),
nous retrouvons du reste, au milieu de distinctions abstraite-
ment établies entre les différentes facultés de l’âme, l'af-
firmation constante de l’unité indivisible ou, comme on
disait alors, de la simplicité de l’esprit en qualité de base
et de substance commune aux différentes facultés. La vie,
la réalité, et la qualité qui rendent concrète l’activité
UNITÉ DE L'ESPRIT
29
spirituelle résident dans l'unité. Pour trouver la multipli-
cité nous devons au contraire sortir de la vie et fixer
les abstractions mortes qui résultent de l’analyse.
11. Argument empirique contre l'unité de l’esprit. — L’em-
pirisme moderne, entraîné par une tendance qui lui est
propre vers la multiplicité, a cru pouvoir tourner la diffi-
culté. Il a d’abord admis que la conscience est le centre
unique dans le cercle duquel aucune multiplicité n'est con-
venable. Mais il s’est contredit immédiatement en affir-
mant que la multiplicité peut s'y trouver, et s'y trouve
effectivement, dès que ce cercle est franchi, ce qui arrive
lorsque deux ou plusieurs consciences, en coexistant dans
le même sujet empirique, donnent lieu au dédoublement
de la conscience observé par la psychologie anormale. Nous
avons dit il s’est contredit, nous aurions dû dire plus
exactement qu’il a cru se contredire, car la vérité admise
n’est nullement contredite mais plutôt confirmée par
l’observation du cas psychique en question. Le dédouble-
ment consiste dans la complète exclusion réciproque des
deux consciences, chacune d’elles n’étant une conscience
qu’à condition de ne l’être pas partiellement, de n’être
pas partie d'une conscience plus profonde et plus totale,
mais d’être elle-même totale et unique.
L’argument de l’empirisme finit donc par confirmer
la doctrine de la non-multiplicité de l'esprit.
12. Erreur du pluralisme. — La réalité de l’esprit n’étant
limitée par aucune autre réalité, son unité implique son
infinité. L'esprit n'est pas doué de multiplicité et il ne fait
pas non plus partie d’un tout qui en soit doué. Et puisqu’il ne
saurait appartenir à un tout qui le serait sans l’être lui-
même intrinsèquement, la démonstration de sa non-multi-
plicité pourrait suffire à rendre absurde la conception
de l'esprit comme partie d'une multiplicité. Pourtant les
atomistes et les monadistes ont cru pouvoir concevoir
en même temps le composé, et les éléments simples qui le
constitueraient. Nous pouvons négliger de discuter ici la soli-
30
l’esprit, acte pur
dite de cette thèse et lui laisser toute la valeur que lui
attribue la pensée ordinaire, parce qu’indépendamment
de toute conséquence du concept de l'unité non multi-
pliable ou intrinsèque de la conscience, il est facile d’en
démontrer l’infinité.
13. L’infinité de la conscience. — Il est impossible d’ima-
giner la conscience sous une autre forme que celle d’une
sphère au rayon infini. Quel que soit en effet l’effort que nous
fassions pour concevoir d’autres objets, voire d’autres cons-
ciences en dehors de la nôtre, ces objets et ces consciences
se trouvent en elle, car elles y sont mises par nous-mêmes,
encore que ce soit en qualité de choses extérieures à nous.
Cet « extérieur » est toujours intérieur, et ne sert à désigner
que le rapport entre différents termes, qui extérieurs
les uns aux autres sont néanmoins intérieurs les uns
et les autres à la conscience qui les comprend. Rien
n’existe pour nous sans que nous nous en apercevions,
c’est-à-dire sans que nous l'introduisions (qu’il s’agisse
d’un objet considéré par nous comme extérieur ou inté-
rieur) dans la sphère subjective de notre conscience. Ce serait
en vain qu’on ferait appel ici à l’ignorance, dans laquelle
nous savons par expérience avoir été nous-mêmes ou dans
laquelle nous voyons d’autres personnes, de réalités qui,
en tant que complètement ignorées, ne se trouvent pas dans
la conscience. Il est trop évident que l’ignorance elle-même
n’est un fait que dans la mesure où elle est en même
temps une connaissance ; car nous ne pouvons être qua-
lifiés d’ignorants qu’autant que nous nous apercevons,
ou que d’autres s’aperçoivent, que nous ne savons pas;
de sorte que l’ignorance n’est un tait duquel nous pou-
vons parler que parce qu’elle est connue. Enfin, dès que
l’ignorance est connue, son objet l’est aussi, précisément
comme étranger au cercle d’un savoir déterminé. Mais
qu’il lui soit extérieur ou intérieur, cet objet a toujours
un rapport avec ce même cercle, et par suite est tou-
jours le contenu d’une conscience déterminée, vis-à-vis de
laquelle, en conclusion, il n’existe aucune position transcen-
dante.
UNITÉ DE L'ESPRIT
31
14. L'infinité de la pensée selon Spinoza. — Spinoza
lui-même, tout en concevant comme extérieurs l’un à
l'autre les deux attributs de la substance (la pensée et
l’extension), et tout en opposant idea à res, mens à corpus,
pense nécessairement que ordo et connexio idearum idem est
ac ordo et connexio rerum (1) et affirme que res, et avant
tout notre propre corps, ne saurait être autre chose que
obiectum mentis et, comme il le dit plus loin, le terme de
notre conscience ou le contenu de son premier acte, du
sentiment fondamental, comme dira Rosmini (conscience
que l’âme a du premier objet senti, objet qui est à la base de
toute sensation et qui n’est autre que notre propre corps)..
L’obiectum mentis de Spinosa est sans doute considéré
par lui comme distinct de l'intelligence, mais est lié à elle
et est vu par elle comme en étant différent. Il s’ensuit que
l'esprit ne devient pas transcendant par rapport à lui-
même du fait qu’il pose le corps (et tous les corps). En con-
séquence, Spinosa le conçoit comme l’attribut infini de
la substance infinie qui n'est, au point de vue du penser,
que pensée.
Si nous considérions en pensée tout le pensable, nous ne
trouverions jamais ni la limite de la pensée, ni rien
d’étranger à elle, rien qui soit au delà d'elle et devant
quoi elle doive s'arrêter. Il est donc évident que l'esprit
est un, non seulement psychologiquement, et en lui-même,
mais aussi gnoséologiquement et métaphysiquement..
Il ne peut en effet exister de rapports entre lui et un
objet qui lui soit extérieur, et l’on ne saurait non plus le
concevoir comme réel d'une réalité appartenant à autre
chose, c’est à dire comme simple partie de la réalité.
15. La multiplicité des objets. — Nous n’avons encore
considéré qu’un seul aspect de la question ; et une profonde
et invincible exigence a fait reculer l'intelligence humaine-
toujours devant cette affirmation de l’unité non multi-
pliable, parce qu’infinie, de l’esprit dans son absolue
subjectivité. L’esprit ne peut rien séparer de soi-même
et ne peut pas en sortir ; mais le concept du « Soi », de
(ï) Eth., 11, 7.
32
l’esprit, acte pur
ce centre autour duquel chacun de nous recueille tous les
objets de son expérience actuelle ou possible, implique
quelque chose qui doit lui être étranger pour être le terme
corrélatif qui lui permettra d’expliquer sa propre activité.
Oui dit sujet sous-entend objet. Dans le cercle même de
la conscience et par un acte d’autoperception, le sujet
s’oppose à lui-même en qualité d’objet : si l’activité de
la conscience réside dans le sujet, l’objet de cette activité
s’offre au sujet de l’acte d’autoperception niant, c’est-à-
dire ignorant la conscience ; s’offre en somme comme une
réalité inconsciente. Car l’objet est toujours opposé au
sujet, de telle façon que tout en dépendant de la même
activité, il ne participe jamais à la vie propre à ce der-
nier, qui est essentiellement activité, recherche et mouve-
ment vers lui, tandis que lui-même, objet inerte, se limite
à être, qu’on le considère comme un objet de recherche
de découverte ou de connaissance. Il s’ensuit que l’objet, dès
qu’il n'est plus considéré sous la forme synthétique qui lui
est imprimée par le sujet, oppose à l’unité réalisée par
l’activité du sujet la multiplicité propre à la réalité statique
Les choses sont en effet nombreuses dans leur objecti-
vité qui constitue le terme présupposé de toute théorique
de l’esprit ; elles sont essentiellement douées activité
de pluralité et une chose unique n’est concevable que com-
posée de nombreux éléments. Une chose unique et infinie
ne saurait être connue, parce que connaître signifie distin-
guer une chose d’une autre : omnis determinatio est negatio ;
aussi toute notre expérience s’étend-elle entre l’unité de
son centre, c’est-à-dire l'esprit, et l’infinie multiplicité
des points qui constituent la sphère de ses objets.
16. Rapport entre l'unité de l’esprit et la multiplicité des
choses. — Kant n’a pas réussi à saisir exactement le
caractère du rapport entre l’unité de l’esprit et la multipli-
cité des choses auxquelles l’esprit se rapporte en tant
qu’activité théorétique. Pour tâcher d’y réussir nous-mêmes,
remarquons d’abord que si l’unité de l’esprit était mise sur
le même plan que la multiplicité des objet (comme elle
l’est par Kant quand il présuppose à la synthèse de l’in-
UNITÉ DE L’ESPRIT
33
tuition esthétique la multiplicité composée des données
provenant du noumène), l’unité du Moi ne serait qu’un
nom. Elle serait alors une partie, car elle irait s’additionner
avec les autres facteurs de l’expérience, et participerait
par conséquent à la totalité qui comprend la multipli-
cité des données, ce qui est un entre les nombreux élé-
ments d’un total ne pouvant pas être vraiment un, puis-
qu'il participe à la nature de choses multiples.
Mais la multiplicité des choses n’est pas sur le même plan
que l’unité du Moi, car les choses ne sont multiples qu’au-
tant qu'elles sont toutes objet du Moi, qu’autant qu’elles
sont réunies dans l’unité de la conscience. Cela est évident ;
en effet, comment pourraient-elles être nombreuses sans
être réunies ensemble par la synthèse unifiante ? Si cette
dernière est détruite, chaque chose redevient exclusive-
ment elle-même sans aucune relation avec les autres, et
la conscience ne peut en prendre une pour objet sans s’y
renfermer et se mettre ainsi dans l’impossibilité absolue
de passer à une autre, l’objet de son activité n’étant plus
une chose entre plusieurs, mais unique. Aussi doit-on
conclure qu’il ne saurait y avoir de multiplicité qu’autant
que, par une synthèse, la multiplicité est mise en rapport
avec l’unité. Ceci nous porte à un point de vue d’où il est
évident qu’une telle multiplicité, propre à l’objet de la
conscience, implique sa propre résolution et son unification
dans le centre vers qui les rayons sans nombre de la sphère
convergent. En un mot, la multiplicité ne s’ajoute pas à
l’unité : elle est absorbée par elle. Nous exprimerions mathé-
matiquement leur rapport en écrivant «=i et non n-\-1.
Les objets de l’expérience ne peuvent donc pas avoir le
sujet parmi eux, parce qu’ils sont tous contenus en lui.
Et, s’il nous arrive de ne percevoir : d’un côté que la
différence entre les choses et nous (qui sommes renfermés
dans une partie infiniment petite du tout, comme dans un
grain de sable de l’océan immense), et de l’autre que l’affinité
des choses entre elles, nous ne voyons que notre Nous em-
pirique, et non le Nous transcendantal qui est le seul unique
et vrai sujet de notre expérience, le seul véritable Nous.
GENTILE
3
34
l’esprit, acte pur
17. Limite apparente de l’esprit comme activité pratique. —
Il semble que toutes les difficultés soient éliminées, mais il
n'en est rien. L'esprit n'est pas seulement lié à la multi-
plicité des objets et des choses : on dit généralement qu’il
n'est pas seulement activité théorique afin d’être en rapport
avec les choses, mais qu’il est aussi activité pratique, afin
d'être en rapport avec les personnes, ce dernier rapport
l’obligeant à sortir de son unité pour admettre et reconnaître
des réalités dépassant la sienne.
Il faut que cette difficulté soit complètement éclaircie
parce qu’elle comporte des conséquences immédiates qui ont
une grande influence sur la conception morale de la vie.
Et d’abord l'esprit n’est jamais exclusivement l’activité
théorique que l'on se représente comme contraire à l'activité
pratique, car il n'est jamais pure théorie, contemplation
de la réalité sans être en même temps action, c'est-à-dire
création de réalité. C’est pour cela qu’il n'est pas de
connaissance qui n’ait sa valeur propre, c'est-à-dire qui
ne puisse être jugée précisément en qualité d’acte gnoséo-
logique selon un critérium qui permette de reconnaître si
elle est ou non ce qu’elle devrait être.
Nous pensons ordinairement être responsable de nos ac-
tions et non de nos idées, comme si nous étions dans l’im-
possibilité d’en concevoir de différentes, comme si elles
ne pouvaient être que ce qu'elles sont, ce que la réalité
les fait être. Mais c'est là une profonde erreur, bien que
d’illustres philosophes l’aient acceptée. Si nous n'étions
pas les auteurs de nos idées, si elles n'étaient pas nos actions,
elles ne seraient pas nôtres, elles ne pourraient être jugées
et n'auraient enfin aucune valeur, puisqu’elles ne seraient
ni vraies ni fausses. Elles seraient toutes et toujours ce
qu’exigerait une nécessité naturelle et irrationnelle ;
toutes et toujours elles se trouveraient dans l’intelligence
de l’homme incapable de tout choix ou discernement.
Cette thèse sceptique ne peut bien entendu être conçue
elle-même que comme étant vraie et investie d'une cer-
taine valeur de vérité, qui fait qu’elle doit être conçue et
la thèse contraire rejetée : ce qui suffit à en démontrer
l'absurdité.
UNITÉ DE L’ESPRIT
35
Tous les actes spirituels sont donc pratiques, y compris
ceux qui sont retenus simplement théoriques, car tous
ont une valeur, chacun d'eux étant ou n’étant pas ce qu’il
devrait être et étant par conséquent libre et nôtre. Et nous
pourrons dire que tous ces actes sont spirituels, chacun
d’eux étant gouverné par une loi qui demande aux hommes
un compte rigoureux non seulement de ce qu’ils font,
mais aussi de ce qu’ils disent ou pourraient dire, puisqu’ils
le pensent. Il ne s’agit pas ici évidemment d’une loi
comparable aux lois propres des faits naturels, ces
dernières n’étant à vrai dire elles-mêmes que des faits,
tandis qu’une loi de l’esprit est une idée qu’il distingue du
fait qu’est son action, en un mot ce que l’on appelle ordi-
nairement un idéal. C’est même pour cela que l’esprit
est conçu comme distinct de la loi qui le gouverne. L’es-
prit est essentiellement liberté, et précisément pour cela,
il est en même temps loi, loi qu’il considère comme dis-
tincte de lui-même et supérieure à sa propre activité.
La loi de l'esprit est rationnelle, ajouterons-nous, et
c’est là une nouvelle et profonde différence entre elle et
la loi de la nature ; cette dernière étant ce qu’elle est,
il serait vain d'en chercher le pourquoi et il faut nous bor-
ner à la constater. Demanderons-nous à la nature, par
exemple, le pourquoi d’un tremblement de terre ou d'un
autre mal physique ? Ne le demanderons-nous pas plutôt
à Dieu qui peut nous rendre intelligible la nature comme
œuvre de l'esprit ou acte d’une volonté ? Au contraire, la
loi spirituelle a toujours un pourquoi déterminé, qui parle
à notre âme sa propre langue. Ainsi le poète qui corrige
son travail est guidé dans ses corrections par une loi expri-
mée dans le langage de son génie. Rien du reste n’est
plus familier au philosophe que la voix qui l'avertit, à
mesure qu’il travaille, des erreurs qu’il doit se garder
d’écrire. De là, la nécessité pour l’éducateur ou le supé-
rieur qui veulent imposer efficacement une loi, de démon-
trer combien elle est raisonnable dans ses motifs et dans
sa nature intrinsèque, et de l’adapter ainsi à la nature
concrète de l'esprit auquel elle doit servir de règle.
En conclusion, si l’esprit est libre malgré les lois qui le
l’esprit, acte pur
36
limitent, cela tient à ce que ces lois n’appartiennent pas
à une réalité extérieure à la sienne. Et il ne saurait être
conçu libre, doué d’une valeur propre, sans se considérer
en présence d’autres esprits. Car le Moi qui, en qualité
de sujet d’une connaissance abstraite, a besoin du non-
moi, a besoin, en raison de sa liberté, d’un autre Moi.
Pour satisfaire ce besoin, l’homme pense Dieu, auteur de
la loi qui s’impose à lui et à chaque homme en particulier ;
il s’environne de devoirs, d’autant d’esprits, d’autant de
personnes qu’il lui faut de sujets pour les droits que ces
devoirs supposent. C’est pour cela encore que lorsque nous
fouillons dans notre conscience, que nous examinons la valeur
de ce que nous faisons, de ce que nous nous disons à nous-
même, nous avons l’impression que d’innombrables yeux
sont ouverts pour scruter, eux aussi, en nous et nous
juger. Nous sommes en outre contraints de concevoir de
multiples devoirs, de multiples ayants droit, de nom-
breuses personnes par la nécessaire multiplicité des choses
dont nous avons parlé. Or, il est impossible que l’idée
de ces devoirs, droits et personnes puisse surgir d’une
expérience purement théorique ; car elle ne pourrait
jamais faire concevoir qu’un monde de choses. Le fait
est que nous ne sommes pas une pure expérience théo-
rique, aussi le monde se peuple-t-il d’esprits et de per-
sonnes.
Comment maintiendrons-nous donc l’unité infinie de
l’esprit, étant donné la nécessité où nous nous trouvons
d’en sortir pour concevoir une multiplicité de personnes?
CHAPITRE IV
L’Esprit comme développement
1. Développement de l'unité et de la multiplicité, en tant
qu unité. — La difficulté qui a fait l’objet du dernier cha-
pitre ne concernait pas seulement le concept de l’esprit,
mais aussi le concept de la réalité, comme il est maintenant
évident, et ne se dresse devant le premier que parce que la
réalité est conçue, dans sa totalité, comme esprit. Car si, en
prenant comme point de départ l’actualité de la conscience
dans laquelle l’esprit se réalise, nous établissons l’infi-
nité de ce dernier, nous aurons ipso facto établi l'unité de
la réalité en qualité d’esprit.
Le nouvel aspect de cette difficulté ne la rend
pas insoluble. Nous trouverons sa solution dans un con-
cept déjà exposé. L’esprit n’est ni un être ni une subs-
tance, avons-nous dit, mais un processus constructif,
un développement, un continuel devenir. Or, développe-
ment signifie non seulement unité, mais encore multipli-
cité, et rapport immanent entre l'unité et la multiplicité.
Un défaut immédiat de cette proposition est qu’il
y a plusieurs façons d’entendre ce rapport ; il nous faudra
donc préciser selon laquelle de ces manières nous entendons
concevoir l’esprit comme développement.
2. Conception abstraite du développement. — Une de ces
façons consiste à poser abstraitement l’unité hors de la
multiplicité, en imaginant l'unité du développement au com-
mencement ou à la fin de ce même développement, comme
principe ou résultat. Le germe d’une plante, par exemple,
sera représenté comme l’antécédent indifférencié du pro-
38
l’esprit, acte pur
cessus végétatif, c’est-à-dire du développement de la plante
comme différenciation progressive et multiplication de
l’unité primitive. Dans cet exemple, on croit concevoir le
développement de la plante, tandis qu’en réalité il n’en est
rien, car la plante ne se développe et vit non pas en étant
simplement la succession de divers états, mais bien en étant
l’unité de tous ses états, à partir du germe îui-même. Et
lorsqu'on oppose le germe et la plante minuscule, à peine
surgie du sol, à l’arbre qui étend déjà ses branches, l'on cesse
de considérer la plante vivante pour rapprocher deux images
abstraites, comme on rapprocherait deux photographies
inanimées représentant une personne vivante, et l’on a
devant soi la multiplicité, au lieu de la réalité qui va se
multipliant à travers diverses formes mais reste toujours
une. Un autre exemple de la même erreur, emprunté
aux systèmes philosophiques et scientifiques, nous est
offert, d’un côté, par l’ancienne physiologie vitaliste, et de
l’autre, par la physiologie mécaniste qui, ayant prévalu
durant le siècle dernier, tomba dans la même erreur que la
première, précisément par réaction envers celle-ci, et
aussi, bien entendu, parce que les extrêmes se touchent.
Le vitalisme faisait de la vie l’antécédent nécessaire
ou le principe des diverses fonctions organiques. Il la con-
sidérait comme une force organisatrice, au-dessus de toute
spécification particulière de structure ou de fonction. Le
mécanisme abolit cette unité antécédente aux divers pro-
cessus organiques qui devinrent ainsi, privés de cette base,
de simples processus physico-chimiques. Et il rêva d'une
unité posthume, postérieure au jeu multiforme des forces
physico-chimiques que l’analyse positiviste découvre dans
tout processus vital. Pour les mécanistes la vie ne fut plus
principe mais résultat, et ils crurent substituer à une ex-
plication métaphysique, ayant son point de départ dans
une idée ou dans une entité purement idéale, une
explication vraiment scientifique et positive, parce que le
nouveau point de départ était constitué par des phéno-
mènes qui, pris un à un, pouvaient être objet d’expérience.
Us crurent, avons-nous dit, mais bien à tort. En réalité,
la métaphysique spiritualiste et finaliste venait à être
l’esprit comme développement
39
substituée par une métaphysique matérialiste et méca-
niste ; et la seconde valait la première parce qu’il n'y avait
de véritable unité ni dans celle dont les vitalistes faisaient
leur point de départ, ni dans celle à laquelle aboutissaient les
mécanistes. En outre, ils avaient recours les uns et les
autres à l’abstrait pour comprendre le concret qu’est la vie,
non comme unité abstraite, mais comme organisme, c’est-
à-dire harmonie, fusion et synthèse de divers éléments : en
sorte que l’unité ne saurait être sans la multiplicité, ni
celle-ci sans celle-là. Car ni l’unité ne saurait produire la
multiplicité comme le prétendait l’antique physiologie, ni
la multiplicité l’unité comme l’auraient voulu les méca-
nistes. La raison de cette impossibilité est du reste fort
simple ; ni l’une ni l’autre n’étant un principe réel, ce sont
deux abstractions et il faut s'en éloigner pour retourner
à la vraie unité et à la vraie multiplicité qui, loin d’être
extérieures l’une à l'autre, sont une seule et même chose :
le développement de la vie.
3. Conception concrète du développement. — Il existe
une façon de concevoir le rapport de l’unité avec la mul-
tiplicité qui peut être dite concrète, en opposition à la pré-
cédente qui est évidemment abstraite. Elle consiste à ne
concevoir l’unité que comme multiplicité, et vice versa ;
elle nous permet en un mot de voir dans la multiplicité la
réalité et la vie de l’unité. On ne peut donc dire de cette vie
de l’unité qu’elle est, mais qu’elle devient, qu’elle se forme :
elle n’est pas, comme nous l’avons déjà dit, une substance,
une entité fixe et définie, mais bien un processus cons-
tructif, un développement.
4. L’unité comme multiplicité. — Nous savons mainte-
nant que l’esprit est développement, et concevoir
un esprit parfait initialement, ou à quelque moment
que ce soit, équivaut à la plus absolue incompréhension,
car ce n’est plus le concevoir comme esprit. Il n’était
pas au commencement, il ne sera pas à la fin parce qu’il
n’est jamais : il devient. Le seul verbe prédicatif dont il
puisse être le sujet est devenir. Aussi ne peut-il avoir
40 l’esprit, acte pur
d'antécédent ni de conséquent, puisqu’il cesserait alors
de devenir.
Une telle réalité, qui n’est ni le principe ni la fin d’un pro-
cessus, ne peut être conçue comme unité sans l’être en même
temps comme multiplicité, car elle cesserait d’être dé-
veloppement et d'être esprit. La multiplicité lui est néces-
saire en effet pour qu’elle puisse être dite concrète, et elle
est indispensable à sa réalité dialectique elle-même. Mais
l’infinité de cette unité, que devient-elle ? Elle n’est pas
niée, loin de là, elle est plutôt confirmée ou, plus exac-
tement réalisée à travers la multiplicité qui n’est après
tout que le déploiement par lequel l’unité s’actue.
5. Unité qui se multiplie et multiplicité qui s'unifie. —
Loin d’exclure la multiplicité spirituelle, la conception
dialectique de l’esprit l’estime essentielle à l’unité de l’es-
prit. Ainsi l’unification de la multiplicité est infinie comme
l'est de son côté la multiplication de l’unité. Non pas qu’il
s’agisse, comme le crurent les disciples de Platon, de deux
processus distincts l’un de l’autre, l’un descendant de l’unité,
et équivalant à une multiplication, l’autre montant vers
l’unité, ayant pour résultat l’unification (idée qui engen-
dra bien plus tard les deux cycles Giobertiens où l'Être
crée l’existant et l’existant retourne à l’Être). Comprendre
ainsi le rapport réciproque entre l’unité et la mul-
tiplicité serait retomber dans l’erreur, déjà critiquée, de
ceux qui se font une fausse idée du développement. Il faut
le répéter, nous ne trouvons jamais aucun de ces deux
termes, ni comme point de départ, ni comme point d'arri-
vée, parce que le développement peut également se définir
une multiplication qui est une unification, et une unifi-
cation qui est une multiplication.
Il n’est pas de différenciation qui détruise, même pour
le plus bref instant, l’unité du germe qui se développe.
Aussi l’esprit ne peut-il poser ou, si l'on veut, contempler
quoi que ce soit d’étranger en sortant de soi-même et en
brisant son unité intime par la position d’une altérité qui
ne serait que multiplicité pure. Le non-Nous n’est pas
non-Nous au point de n’être pas nous-même. Le Nous,
l’esprit comme développement 41
dont il s’agit ici n’est évidemment ni le N^us empirique
ni le composé âme-corps de la scolastique, ni enfin un pur
esprit, mais le vrai Nous transcendental.
6. Dialectique de la pensée.—Le concept du développement
dialectique appartient en propre à ce Nous, la réalité spiri-
tuelle ne se trouvant pas ailleurs. Mais la dialectique elle-
même peut être comprise de deux façons, qu’il est nécessaire
de distinguer clairement. L’une est celle de Platon (quia
introduit le concept de la dialectique dans la philosophie),
entendant sous ce nom tantôt la philosophie elle-même,
tantôt le caractère intrinsèque de la vérité auquel la philo-
sophie aspire, et c’est là en somme la signification que la
dialectique atteint dans son système, car elle est pour Platon
la recherche même du philosophe. Et cela non parce
qu’il aspire aux idées, mais parce que les idées à la con-
naissance desquelles il aspire forment entre elles un sys-
tème, en conséquence des rapports mutuels qui les relient
les unes aux autres. La connaissance du particulier est
aussi connaissance de l’universel, et la partie implique le
tout de telle sorte que, comme le dit Platon, la philosophie
est une (1) « synopsis ». Il est évident que cette tâche
de la philosophie dépend de la dialectique propre des idées
(2), c’est-à-dire dépend du système des rapports qui les
relient entre elles et fait que chaque idée soit unité de un
et de plusieurs. Il est clair désormais que la dialectique
ainsi conçue suppose l'immédiateté de la pensée, pensée
qui, étant toute la pensée immédiatement, est ab ¿eterno
et est la négation de tout développement (3).
7. Dialectique du penser. — Mais cette dialectique n’est pas
celle qui nous occupe, et une différence radicale existe entre
les deux. Dialectique est pour Platon la pensée à laquelle
Aristote attribuera, comme loi fondamentale, le principe
d’identité et de non-contradiction, tandis que selon nous
(x) Rep., VIII, 375 C.
(2) Voir le Parmenide.
(3) Voir l’ouvrage de l’auteur, La riforma della dialettica hegeliana, Messina.
Principato 1923, p. 3-5 et 261-263 et son Système de Logique, I part.
2me éd. chap. vili, § 6.
42
L ESPRIT, ACTE PUR
nôtre est le penser qui n’est jamais identique à lui-même.
Toute idée, pour Platon, est ce qu'elle est indépendam-
ment de ses rapports, et il est impossible qu’elle se modifie
ou se transforme; nous pouvons ainsi passer d’une idée
à une autre, et intégrer peu à peu une idée initiale par la
connaissance de rapports auxquels nous n’avions pas pensé
tout d'abord ; mais notre mouvement ou processus sup-
pose l’immobilité et l’immutabilité de l'idée en soi. La posi-
tion platonicienne et aristotélicienne est telle que le prin-
cipe de non-contradiction y est condition inséparable de
la pensée. Pour Platon et toute la philosophie antique,
la pensée a une existence propre, elle est présupposée à
notre penser qui aspire à s’y modeler. Mais pour nous, la
pensée présuppose au contraire le penser dont l’acte lui con-
fère l’existence et la vérité. Le penser dans son actuabilité,
qui est devenir et développement, pose, il est vrai, l’iden-
tique comme son objet propre, il ne le pose toutefois que
grâce au processus de son développement qui n’est pas iden-
tité, c'est-à-dire unité abstraite, mais, nous l’avons dit,
unité et multiplicité tout ensemble, identité et différence.
8. Dialectique et principe de non-contradiction. — Le con-
cept ainsi exprimé peut paraître paradoxal et même
choquant. Il semble une violation flagrante du principe
de non-contradiction, qui est une condition vitale de toute
pensée. Mais on en comprend la justesse dès que l’on con-
sidère la profonde différence existant entre le concept de
la pensée, qui requiert le principe de non-contradiction et
celui du penser, acte du moi transcendantal, auquel le
principe de non-contradiction ne peut en effet s’appliquer
sans qu’il cesse d’être le penser, activité, pour devenir pen-
sée, terme de l’activité qu’il présuppose forcément à soi-
même.
Le monde pensé ne peut être que comme il est pensé, et
dès qu’il est pensé il est immuable {dans la pensée qui le
pense). Mais pour les hommes modernes, qui regardent avec
nous l’esprit comme l’activité transcendantale par laquelle
le monde objet d’expérience est produit, il y a un autre
monde, qui n’est pas objet d’expérience, puisqu’au lieu
l’esprit comme développement
43
d’être pensé, il est la raison même et le principe de tout ce
qui est pensé. Or un tel monde ne saurait évidemment être
sujet à la loi de l’ancienne logique, propre au monde où
restent enfermés tous ceux de nos contemporains qui con-
tinuent à regarder le principe de non-contradiction comme
les colonnes d’Hercule de la philosophie.
9. Fécondité de la distinction des deux dialectiques. —
La distinction entre la dialectique platonicienne de la
pensée immédiate et la nôtre {celle du penser en tant
que processus qui vient d’être exposée), sera fort utile
pour comprendre et apprécier la nature intime des nom-
breux concepts qui, désignés sous le nom de dialectique
ou autrement, se trouvent également dans les œuvres de
Platon, dans celles de ses prédécesseurs et successeurs,
jusque dans les doctrines contemporaines, et ont un
rapport plus ou moins clair avec notre concept de
développement. Pour nous en servir avec utilité, il faudra
naturellement nous rappeler que ces concepts, surgis sur le
terrain dans lequel la dialectique platonicienne étend ses
racines, doivent être toujours distingués de la dialectique
qui nous rend intelligible la réalité spirituelle, et qui n’est
à son tour intelligible que par rapport à cette réalité.
10. Critique de la dialectique de Platon. — A la lumière
de cette distinction, nous discernons immédiatement que
la dialectique de Platon n’en est une qu’en apparence. Elle
est bien le développement de l’unité à travers la multipli-
cité, si on la considère par rapport à l’intelligence de l’homme
qui ne possède pas le système, aspire à le posséder et en
réalise indéfiniment l’unité dialectique grâce à la recherche,
toujours plus étendue, des rapports qui relient les idées
entre elles. Mais la valeur de ces recherches présuppose la
dialectique éternelle et immanente du monde des idées, et
puisque la réalité qu’on veut connaître dialectiquement
est présupposée par la pensée, la vraie dialectique n’est
pas, comme nous l’avons dit, celle de l'intelligence, mais
celle des idées. Or, ces dernières ne réalisent pas l’unité
car elles sont unité; elles ne réalisent pas la multiplicité
44
l’esprit, acte pur
car elles sont multiplicité: elles ne comportent en somme
aucun principe de changement ni dans un sens ni dans
l'autre. La vraie dialectique sera donc celle qui a cessé
d’être telle. Cette conclusion est inévitable quand on a
reconduit la première dialectique (développement et pro-
cessus de formation), à un antécédent qui la dépasse
et dans lequel on croit voir toute la valeur qui est le
propre de cette dialectique : c’est-à-dire en résolvant la
médiation inhérente à l’esprit, en tant que développement,
dans l’immédiateté de la réalité qu’on lui présuppose, et
qui par conséquent ne peut être conçue sinon comme
identique à elle-même {du moins par égard au penser qui
la pense) selon les lois de la logique aristotélienne.
Il semble évident que si tel est le caractère fonda-
mental, le défaut intrinsèque de la dialectique platoni-
cienne, il se retrouvera à la base de toutes les conceptions
dynamiques ou dialectiques qui se rapporteron à une
réalité opposée et présupposée au penser qui la conçoit.
11. Dialectique platonicienne de la nature. — C’est ainsi que
Platon eut deux dialectiques, celle des idées et celle qu’il
appellera ç, la genèse de la nature : cette dernière était
conçue par lui d’une façon analogue à celle selon laquelle
nous concevons la dialectique du développement, car elle
est le mouvement et le processus de continuelle formation
dont nous avons parlé. Elle n’est donc pas ou, du moins,
ne veut certainement pas être immédiate comme le monde
éternel des idées. Néanmoins, et tout en présupposant
les idées éternelles, elle constitue elle-même un présupposé
pour Platon comme pour tous ses devanciers, le présupposé
du penser qui se la représente et cherche à s’en former une
conception ; elle ne l’est pourtant pas de la pensée en
général, qui n’arrive jamais, à travers toute la philosophie
grecque, à se soustraire à la loi de la nature et n’est, du
reste, qu’une abstraction dont la position ne saurait avoir
aucune importance si on considère la signification concrète
et intime des systèmes philosophiques. Mais est-il exact
de dire que cette nature se meut, se génère et se régénère
continuellement, alors qu’en soi et abstraitement considérée
l’esprit comme développement
45
elle devient, tandis que dès qu’on la pense elle est ?
Oui, tant que nous ne la concevons pas, tant que nous
nous limitons à la sentir. Mais elle ne se meut plus et ne
saurait se mouvoir dès que nous la pensons. Comment
peut-on appeler y£ve<nç ce qui ne se pense pas, ce qui
devient rigide et se pétrifie du seul fait d’être objet
du penser ?
Aussi Platon n’y trouve-t-il aucun élément intelligible
en dehors des idées, qui résultent de la critique des sensa-
tions et des opinions conséquentes : archétypes dont les
images gisantes au fond de l’âme s’éveillent grâce à la
stimulation des sensations elles-mêmes. Pourvu que l'on com-
mence à voir confusément le mouvement qui agite toutes
les choses naturelles, l’esprit passe, sans s’arrêter à cette
première et vertigineuse intuition, à la contemplation des
idées fixes, immuables et intelligibles, qui sont la réalité
la plus profonde de la nature, précisément parce qu'elles
échappent à l’agitation des apparences sensibles, et sont
ainsi affranchies d’un caractère qui est absolument contra-
dictoire à la réalité que le penser conçoit comme déjà
réalisée. Pour Platon, il y a bien un élément matériel qui
s’ajoute dans la nature aux pures formes idéales et en
trouble l’immobile perfection, mais la matière est justement
ce qui n’est jamais intelligible au penseur qui adopte
la position de Platon qui l’a définie : non-être. Et non-
être est tout ce pour quoi il n’y a pas de couleurs sur la
palette de l’intelligence, car tout ce que celle-ci se représente,
et par conséquent tout ce qui est pour elle, est idée. Au
fait, la genèse de Platon elle-même, qu’est-elle dans son
étemelle vérité, que peut-elle être, sinon une idée? Elle
ne serait pas si elle n’était pas une idée. Pour être, il lui
faut s'élever de ce bas monde où l’on naît, où l’on meurt,
à la sublime Hyperuranie des formes éternelles. L’histoire
de la philosophie nous enseigne en effet qu’il ne fut pas
possible à Platon de redescendre dans le monde de la
nature après avoir établi la transcendance des idées.
12. Le devenir aristotélicien.—Aristote n'y redescendit
pas davantage bien qu’il ait été appelé le philosophe du
46
l’esprit, acte pur
devenir. Sans doute, il niait la transcendance platonique,
affirmait que des formes idéales immanentes dans la matière
formaient la nature et concevait le monde comme une masse,
qu’un mouvement éternel anime afin de traduire en acte
la pensée étemelle. Cependant, pour lui aussi, la pensée
pose la nature comme son antécédent, comme réa-
lité déjà réalisée, qui comme telle peut être définie et
idéalisée dans un système de concepts fixes et immuables.
La science ne fut naturellement pour lui que l’acte de l'in-
telligence : adéquation statique de l’intelligence humaine
à l’intelligence divine, incarnée dans le monde matériel
en vertu de la finalité qui gouverne le mouvement. En sorte
que la nature aristotélicienne, comme celle de Platon, n’est
pas objet de la science en tant que nature ; et en tant qu'ob-
jet de science elle n’est plus la nature, le mouvement, mais
exclusivement la forme : concept et système de concepts.
Le devenir aristotélicien n’est qu’une pure exigence, car
il n’est pas et ne peut pas être le devenir de la pensée : une
fois conçu, il n’est plus devenir, et en tant que devenir,
il ne peut être conçu.
13. Pourquoi les anciens ne comprirent pas l’histoire. —
L'antiquité ne comprit pas l'histoire, le progrès, réalité
qui se réalise grâce à un processus qui n’est pas une vaine
dispersion d'activité mais une création continuelle de la
réalité elle-même ou en un mot, son développement. Rien
de plus naturel du reste que cette incompréhension. La
philosophie antique, arrêtée au concept de la réalité comme
présupposé de la pensée, ne pouvait formuler le concept
de son développement. Non seulement la nature de Platon
et d’Aristote a derrière elle la perfection de l’être qui de-
vrait se réaliser en elle, mais, selon eux, le penser de
l’homme présuppose la réalité de son propre idéal ; il
pourra sans doute y retourner mais en est actuellement
éloigné. Une lumière y brille à l'origine qui devrait être le
but des efforts humains : l’âge de l’or, la <jri<rtç (oppo-
sée au vdjxos) des sophistes, des cyniques et des stoïques,
qui est dans le passé comme le monde idéal, antérieur
à la vie corporelle, de l’idéalisme platonicien.
l'esprit comme développement
4 7
14. Origine du concept de progrès. — La philosophie
antique n’eut donc pas le moindre soupçon que la vie de
l’esprit humain, que l'histoire fût, quelque chose de sérieux
contribuant au processus de développement de la réalité
elle-même ; le moyen âge, dont la pensée n'était que le pro-
longement de celle de l’antiquité, n’y pensa pas davantage.
Bacon, sur le seuil du monde moderne, parlera encore d’in-
stauratio ab imis en écartant le passé de la science comme
une fatigue inutile, et Descartes niera lui aussi toute valeur
à la tradition en concevant abstraitement la raison comme
une puissance de l’individu empirique, qui commence ou
recommence lui-même la recherche scientifique. Aussi
personne ne comprendra-t-il la conception hardie de
Giordano Bruno lorsqu’il écrira dans son ouvrage Cena delle
Ceneri (1584) que la nouvelle pensée scientifique peut et
doit s'affranchir de l'autorité d'Aristote, parce que s’il
est vrai qu’il faut se laisser guider par la sagesse des vieil-
lards, il n’est pas exact de considérer les anciens comme
tels, les modernes étant les vrais vieillards en fait de pen-
sée, puisqu'ils sont rendus plus sages par les expériences
et par les réflexions des siècles écoulés depuis les anciens,
qui sont effectivement la jeunesse de la pensée humaine.
Peut-être fut-il le premier à affirmer que l'intelligence a
un développement qui est la croissance de son pouvoir,
et par conséquent sa propre réalisation. Une telle affir-
mation présageait et devançait la conception moderne,
complètement spiritualiste et chrétienne, de la valeur de
l’histoire (1).
15. Base du concept de processus. — Maintenant même
combien serons-nous à avoir saisi cette conception de
l’histoire, comprise comme le progrès et la réalisation
graduelle de l’humanité elle-même ? La conception dia-
lectique de l’histoire n'est du reste possible qu’à la condition
de ne pas y voir un passé, mais un présent, et à condition
que l’historien ne se détache pas de sa matière,
(1) Comparer l’ouvrage de l’auteur, Veritas {ilia temporis, écrit en 1912, mai»
compris maintenant dans le volume Giordano Bruno e la Filosofia del Rinasci-
mento, 1920, Ed. Vallecchi, Florence.
48
l’esprit, acte pur
ne fasse pas des res gestae le présupposé et l’antécédent
déjà consommé de son historia rerum gestarum.
Malheureusement l’historien, donnant moins d’impor-
tance à la spiritualité organique qu'à l’élément posi-
tif, mal compris, des événements historiques, incline à
considérer l’histoire de la même façon que le naturaliste
la nature, et confond volontiers le positivisme historique
avec le positivisme naturaliste. Il oublie ainsi que le savant,
en tant que naturaliste, est nécessairement positiviste
puisqu’il part du présupposé que la nature existe, qu'il
peut la connaître et qu’elle est connaissable. Or elle n’est
connaissable qu’autant qu’elle existe, que son être soit connu
ou non. Parler de la nature est en effet parler de quelque
chose que l'esprit trouve devant soi, déjà réalisé quand il
entre en rapport avec elle. Et le positivisme n’est qu’une
philosophie qui conçoit la réalité comme une réalité effec-
tive, indépendante de tout rapport avec l'esprit qui l’étudie.
L’histoire a sans doute une certaine analogie avec la
nature, due à la positivité de ses événements ; mais son
intelligibilité consiste dans l’unité de la réalité où se
trouve, aussi bien que l’histoire, l’intelligence de l’historien.
Il est impossible qu’il existe une histoire d'un passé qui ne
nous serait pas intelligible (par exemple parce que les do-
cuments qui en font preuve seraient indéchiffrables). Entre
les personnages de l’histoire et nous il existe inévitablement
des liens : un commun langage, une spiritualité commune,
une parfaite identité de problèmes, d'intérêts, de pensée.
Cela seul suffirait à indiquer que nous appartenons à un
même monde, à un même processus de réalisation : réa-
lisation d’une réalité qui n’est pas réalisée du fait que nous
instituons la recherche historique, mais est notre vie en
acte. Aussi est-il permis de dire que si la nature n'est
la nature qu'en tant qu’antécédent de l’idée de la nature,
l’histoire n'est l’histoire qu’en qualité de pensée de l’his-
torien.
Par conséquent nous n’aurons devant nous qu’une nature
brute, matière sourde aux interrogations de l’esprit, si nous
ne ressentons pas cette identité entre nous et l’histoire,
le prolongement de celle-ci et sa concentration dans notre
l’esprit comme développement
49
conscience d’historien. Car, ainsi conçue, l’histoire ne saurait
démontrer un progrès, puisqu'elle ne saurait être conçue
dialectiquement comme un processus de formation.
Une telle conception de l’histoire est rendue impossible
par les mêmes difficultés qui empêchèrent Platon et
Aristote d’apercevoir la vie dynamique de la nature. Une
histoire déjà faite, fermée en soi, épuisée, se représente
nécessairement comme étendue sur un même plan et
composée de parties dites successives, mais entre les-
quelles il n’est pas de vraie et substantielle succession,
d’ordre intrinsèquement essentiel d’après lequel ce qui suit
ne saurait précéder ce qui le précède, car il l’implique
et le présuppose.
Comment un tel ordre existerait-il si l’histoire était
simplement la matière de la représentation historique ?
Cet ordre est un rapport, une unité, une élaboration
de la matière qui ne peut être faite que par l’esprit
auteur d’une certaine représentation historique; il est
enfin, non l’antécédent de l’activité de l’historien, mais
cette activité elle-même. C’est du reste un lieu commun
d’observer que toute organisation d’éléments historiques,
dans laquelle chaque élément conserve sa couleur et sa
signification positives d’élément historique, porte l’em-
preinte de la mentalité politique, religieuse, artistique ou
philosophique de l’historien. Et il n'est pas d’élément
matériel d’histoire qui reste exactement le même à
travers les différentes représentations qu’en donnent les
historiens, même si on le fixe et le scrute dans son
objectivité la plus absolue après l'avoir dépouillé de toute
particularité subjective, selon la conception empirique
de l’histoire.
16. L’absurdité du concept de nature. — Ce qui a été dit
de l’histoire, représentée comme antécédent de l’esprit
de l’historien, suffira à démontrer en même temps l’absur-
dité de la conception évolutionniste de la nature conçue
de la même façon. Pourtant Darwin et ses disciples tom-
bèrent dans cette erreur, et ils conçurent effectivement la
nature comme une réalité présupposée de l’esprit qui la
GENTILE
4
5«
l’esprit, acte pur
connaît, indépendante par conséquent de la réalité de cet
esprit, lorsqu’ils s’efforcèrent de la concevoir en évolution,
c’est-à-dire non comme étant immédiatement et tout entière,
mais comme s’étant formée et se formant graduellement
selon la loi du plus fort et la sélection naturelle, indépen-
damment de toute loi universelle gouvernant la nature
en tant que processus de la réalité spirituelle. Il est per-
mis de faire observer que cette sélection naturelle est
absurde, lucus a non lucendo, car toute sélection suppose
un choix, et tout choix un sujet qui choisit ; or ici
personne ni rien ne choisit, la sélection résultant automa-
tiquement de la défaite des plus faibles et de l'accapare-
ment de leur place par les plus forts. C/est là une loi toute
mécanique, convenant à une réalité placée au delà de
l'esprit, isolée dans sa brutalité, et du mécanisme de la-
quelle il faudra pourtant que surgisse, un jour ou l’autre,
la plus haute espèce animale et la psyché dont la réalité,
étant raison et volonté, s’oppose à celle de toutes les
autres espèces animales et à toute la nature, la comprend
et la domine.
Or, abstraction faite de l’esprit qui n’existe pas encore,
l’évolution est à la nature darwinienne ce que la dialec-
tique est au monde platonicien des idées, parce qu’elle ne
peut plus être un processus, mais implique un sys-
tème de rapports tous établis et déjà consolidés. Si nous
imaginons vraiment le moment où une espèce déterminée
existe déjà tout en n'étant pas encore l’espèce supérieure
qu’elle doit devenir selon la théorie évolutionniste, il nous
sera aisé de discerner que le passage d’un degré à l'autre
n’est intelligible qu’à la condition de reconstruire menta-
lement la ligne de l’évolution, en partant de l’instant
où le second degré n’était pas encore pour passer au suc-
cessif où il y aura le premier et le second avec leur rapport.
Ainsi le premier anneau s’offre à notre esprit en même
temps que tous les autres jusqu’au dernier ; c’est-à-dire
jusqu’à l’homme, qui n’est plus la nature, et détruit ainsi
par sa seule intervention la possibilité de concevoir la
nature comme une évolution. L’on ne saurait donc
comprendre la nature ou l’histoire en mouvement si on
l’esprit comme développement
51
sépare l'objet du sujet et si on le considère en lui-même
dans une transcendance insaisissable, où il est impossible
du reste de le mettre si ce n’est en qualité d’objet-:, déjà
pensé et par conséquent inséparable du penser, mais que
l’on considère abstraitement pour l’en séparer. Il est main-
tenant évident qu’on ne saurait y trouver que ce que
l’esprit y aura mis.
17. Critique de la dialectique hégélienne. — Hegel a eu
le mérite d'affirmer la nécessité de penser dialectiquement
la réalité dans sa forme concrète, après avoir reconnu
l’impossibilité de penser dialectiquement toute réalité que
l'on se propose de penser, tant qu'on la considère comme
réalité en soi, présupposée par l'acte par lequel on la
pense, et tant qu’on fait abstraction de ce même acte.
Il s’était aperçu que l’on ne conçoit pas dialectique-
ment la réalité si on ne la conçoit pas comme pensée et
il distingua l’intellect, qui conçoit les choses, de la raison
qui conçoit l'esprit ; le premier se représentant abstrai-
tement et analytiquement les choses, une à une, et chacune
d’elles comme identique à elle-même et différente des
autres, tandis que la raison les comprend toutes dans l’unité
de l’esprit qui voit chacune d’elles comme simultanément
identique et différente d’elle-même ; différente de toutes
les autres et cependant identique à elles.
En étudiant la dialecticité de la pensée, qui se comprend
elle-même comme unité de la diversité et comprend les
choses comme variété de l’unité, Hegel voulut la déterminer
dans les divers instants de son rythme ; il se mit, lui
aussi, à la considérer comme la loi archétype du penser,
et en fit par conséquent le présupposé idéal. Naturelle-
ment il ne put éviter, ce faisant, de la fixer, lui aussi, dans
des concepts abstraits, forcément immobiles, complète-
ment étrangers à toute dialectique, et dont on ne saurait
concevoir le passage automatique de l’un dans l’autre ni
l’unification dans le réel et continuel mouvement logique.
On sait les difficultés qu’il rencontra, comme tous
ceux qui ont tenté de le suivre dans la déduction des
premières catégories de la Logique qui constituent le con-
52
l’esprit, acte pur
cept du devenir, caractère spécifique de la dialectique.
Le devenir est l’identification de l'être et du non-être,
puisque ce qui n’est pas devient l'être. Et Hegel part
du concept de l’être, être pur, absolument indéterminé,
qui est vraiment le moins qu’on puisse concevoir, et qu’on
ne saurait éviter de concevoir même en faisant complè-
tement abstraction de tout contenu de la pensée. Mais
est-il possible de passer au concept du devenir et de dé-
montrer que rien n’est et que tout devient, après avoir
mis en face du penser le concept de l’être que nous
venons d’exposer et l’avoir déterminé en se servant pour
cela précisément de sa qualité essentielle d’indétermi-
nable ? Hegel l’affirme, car selon lui l’être comme tel est
inconcevable. Inconcevable comme complètement iden-
tique, comme exclusivement identique à soi-même : on
ne saurait le concevoir, car en le supposant dépourvu de
tout contenu et absolument indéterminé, on le suppose
égal au néant, au non-être, à un être qui n’est pas ; et
l’être qui n'est pas devient.
Mais, a-t-on observé, si la qualité absolue d’indéterminé
fait vraiment de l’être le néant, l’unité de l'être et du non-
être, qui constitue le devenir, n’existe plus, et la contra-
diction entre être et non-être, dont Hegel nous dit qu'elle
génère le concept du devenir, disparaît. Car si l'être est
dans un sens identique au non-être et dans l’autre en dif-
fère complètement, nous aurons un être qui n’est pas non-
être et un non-être qui n’aura rien de l’être : l'unité de la
diversité qui est indispensable à la conception du devenir
disparaîtra elle aussi. L’être, en sa qualité d’être pur,
serait alors étranger au non-être en sa qualité de
non-être pur, et leur rencontre, d’où Hegel prétend que
la vie doit surgir, n’aurait pas lieu. Nous avons donc, en
somme, deux choses mortes devant nous, tellement mortes
qu’elles sont incapables de mouvement et ne peuvent courir
l’une vers l'autre.
18. Réforme de la dialectique hégélienne. — Outre cette
observation, bien d’autres ont été faites à ce sujet, véri-
table crnx philosophorum plantée par Hegel, car chacun
l’esprit comme développement
53
cherche à approfondir le concept du devenir sans pouvoir
trouver satisfaisante la déduction qu’en a faite Hegel (i).
Elle contient une erreur fondamentale, erreur que nous
avons dite inhérente à toute dialectique de la pensée, tandis
que la dialectique du penser, seule vraie et hors de la-
quelle il n’est pas de pensée, en est indemne. Cette erreur
vient de ce que l’être, dont Hegel devait nous montrer l’iden-
tité avec le non-être dans le devenir, qui seul est réel, n'est
pas l’être qu’il définit comme l’absolument indéterminé.
L’absolument indéterminé ne peut certainement pas être
identifié avec quelque chose ! Non, l’être, premier terme
du rapport qu’est le devenir, est l’être du penser qui définit
et qui n’existe qu’autant qu'il pense (comme dit Descartes),
c’est-à-dire qu autant qu’il n’est pas ; ou encore l'être
dont il s’agit dans ce rapport n’est pas a priori, mais se
constitue en devenant (2).
Toutes les difficultés que rencontre la dialectique hégé-
lienne disparaissent ainsi dès que le philosophe a cons-
cience de l'abîme qui sépare les deux concepts de la réa-
lité : la réalité que Platon, Aristote, les historiens en géné-
ral et le naturalisme rudimentairement évolutionniste s'ef-
forcent de concevoir dialectiquement, et la réalité que
la philosophie moderne idéaliste définit comme une
dialectique : la première, réalité pensée (ou pensable, ce
qui revient au même), l’autre, réalité pensante.
Il suffit de se garder de l’abstraction, aussi générale
qu’inconsciente qui nous montre la réalité consistant dans
la pensée tandis qu’elle ne peut être que dans le penser,
et de fixer attentivement la réalité véritable et concrète
qu’est le penser, pour que la dialecticité du réel devienne
évidente, et certaine de toute la certitude que nous
avons d’avoir conscience de ce que nous pensons. Il est
évident, par exemple, que je ne saurais douter de voir
ce que je vois.
(1) L’auteur a publié une brève exposition des principales tentatives d’inter-
prétation dans un ouvrage intitulé La Riforma della Dialettica Hegeliana, chap. I.
{2) Tel est le concept exposé par l’auteur dans le même ouvrage.
CHAPITRE V
Le problème de la Nature
i. Le problème hégélien de la Nature. — Lorsque Hegel
eut établi une dialectique purement idéale et posé le logos,
parfaitement distinct de la conscience qui le perçoit et
qui n’est autre que l’esprit ou le penser lui-même, il lui
fut possible de déduire du logos l’esprit en passant à tra-
vers la nature. Concevant la dialectique de la pensée
considérée comme purement pensable, il lui était permis
de concevoir dialectiquement la nature, qui est pensée et
non penser. Toutefois, et en tenant compte de ce que nous
avons dit précédemment, nous n’aurions pas dû dire que
cela lui fut possible, mais bien que cela lui sembla possible,
car ce n'était qu’une illusion. Il ne conservait en effet la
possibilité de penser dialectiquement la nature que parce
qu’il continuait à se servir de l’ancienne et désuète
dialectique de Platon. Dès que l’on fait coïncider la dialec-
tique avec le penser, comme nous le faisons, il devient aussi
impossible qu’absurde d'envisager la dialecticité de la
nature. Il nous a été possible d’indiquer la vraie conception
de l’histoire, qui doit être substituée à la fausse par la-
quelle l’histoire est opposée à l’esprit qui se la représente,
et de démontrer comment cette opposition disparaît
dès que la substitution est effectuée. Mais la critique qu’on
a proposée du concept de la nature ne fait qu’approfon-
dir l’abîme qui s’ouvre entre la réalité naturelle, rebelle à
toute conception dialectique, et l’esprit lui-même. Il est
d'autre part impossible d’admettre, lorsqu’on a posé la dia-
lecticité de l'esprit, que la dialectique ait une limite, parce que
56
l’esprit, acte pur
cette limite semblerait entraîner une limitation de la réalité
de l’esprit, et la négation de l’infinité qui a été déclarée
immanente au concept d’esprit. Un problème se pose ici :
qu’est donc cette nature qui s’oppose à l’esprit et se sous-
trait à toute représentation dialectique ? nature que l'es-
prit trouve devant lui comme son antécédent ? et la solu-
tion en est indispensable pour que l’affirmation de l'unité
infinie de l'esprit puisse subsister.
2. Individualité de la nature. — Pour pouvoir définir
la nature, une distinction préalable est nécessaire ; doit-
elle être considérée comme un genre ou un universel, ou bien
comme un individu ? La distinction nette entre le genre et
l’individu ayant surgi avec Socrate, Platon fut induit par la
tendance spéculative et transcendante de sa philosophie à
concevoir la nature comme un genre et, par conséquent,
à résoudre dans l’idée de la nature ce que la réalité natu-
relle a d’immédiat et de positif. Le véritable cheval pour
Platon n’est pas un individu, mais l’espèce (i), rux-iroT/jç
de laquelle, dit-on, se moquait son adversaire Anti-
sthène (2). Il lui était du reste impossible de concevoir
autrement une nature qui fût objet de science, ou qui fût,
simplement, sans idée. Mais cette transcendance plato-
nique qui tomba sous la critique d’Aristote parce qu'elle
rendait inconcevable l’individu, qui, en obsédant la pensée
par son exigence d'être compris dans son actualité, avait
soulevé le problème socratique de l’universel. Pour Aristote
la nature, dans son opposition même à la pensée, est en
effet l’unité de la forme, ou idée, et de son contraire qui
est la matière, le non-être de Platon : parce que la subs-
tance consiste précisément dans l’unité qu’est l’individu.
Aussi voyons-nous dans sa doctrine la nature commencer
à opposer à l'universalité de l’idée, ou de la pensée pure,
sa propre individualité, qui implique l'incarnation de la
forme dans la matière ; incarnation qui consiste dans l'auto-
actuation d’une puissance à travers la réalisation de la
(1) En nous servant du mot espèce nous n’entendrons pas l’employer dans
le sens empirique que lui donne le naturaliste.
(2) Simplicius, dans Arist., Cat. 66 b, 45 Br.
LE PROBLÈME DE LA NATURE 5/
forme elle-même, dont la matière n'est que la possibilité
abstraite et morte.
3. Doctrine aristotélicienne de l’individu. — Le concept
d’individualité a une grande importance comme affirmation
de la nécessité de surpasser la position abstraite de l’idée,
qui n’est autre que la pensée, le résultat du penser. Plus
qu'un concept c’est un besoin, une aspiration de toute la
pensée aristotélicienne qui tend au concept immanent de
l'universel, sans toutefois parvenir à sa conception. Il était
impossible en effet de concevoir l'universel tant que la philo-
sophie cherchait la réalité, et la réalité de l'individu, dans la
pensée résultat du penser, au lieu de la chercher dans le
penser même. Notons qu’on tend à distinguer l’individu
de l'idée comme processus de réalisation de la réalité que
serait l'idée. Mais ce processus n'est concevable au point
de vue aristotélicien qui coïncide avec celui de Platon en
présupposant la pensée au penser, qu'autant qu'il est
encore à commencer (puissance, matière), ou déjà épuisé
(acte, forme). De sorte qu’en analysant l’individu, on se
trouvera inévitablement devant les deux éléments qui le
constituent, sans pouvoir en saisir le rapport qui est
précisément le processus actuation de l’individu, c'est-à-
dire précisément la nature qu’on veut opposer à la réalité
transcendante des idées de Platon.
4. Recherche scolastique du «principium individuationis)>.—
L’histoire millénaire du problème du principium indivi-
duationis démontre pleinement l'insurmontabilité des
difficultés que l’aristotélisme voyait se dresser devant lui.
Cette doctrine ne voulait pas s’arrêter à l'universelle
abstraction du platonisme et ne pouvait pas chercher
l'immanence de l’universel, c'est-à-dire en chercher
l’individualité, là où il était possible de la trouver : dans
la réalité qui n’est pas l’antécédent de la pensée mais
bien le penser lui-même. Aussi le problème restait-il sans
solution.
Pour les interprètes d'Aristote surgit une autre ques-
tion : entre les deux éléments qui constituent l’individu,
58
l’esprit, acte pur
entre la matière et la forme, quel est celui qui doit être
considéré comme principe d’individualisation ? Car si
la forme, comme Platon l’avait excogitée, est universelle,
la matière l’est aussi, puisque toutes les formes les plus dis-
parates qui se déploient dans la série indéfinie des indivi-
dus peuvent sortir d’elle, qui n'a en elle-même aucune des
déterminations qui se réalisent en elle par l’intervention
des formes. Aussi une seule conclusion est-elle possible:
la forme et la matière, prises séparément l’une de l’autre,
n’étant passibles d’aucune détermination ou individua-
lisation, l’individualité est la conséquence, le produit,
de leur union. Mais la logique qui porte invinciblement à
cette conclusion veut aussi que le problème subsiste, et une
nouvelle question se pose naturellement : lequel des deux élé-
ments détermine l’indéterminé et donne l’être à l’individu ?
5. Difficulté de cette recherche selon Giordano Bruno. —
La dualité immédiate de la matière et de la forme n’a jamais
permis que la raison de leur union, c'est-à-dire le véritable
principium individui, fût trouvée, et elle ne pouvait pas le
permettre, comme le vit clairement Giordano Bruno dans la
maturité de la Renaissance. Cependant il dut se limiter lui
aussi à affirmer, comme Aristote l'avait fait après Platon,
la nécessité de leur union ; car au fond il ne pouvait dis-
cerner ce qu’il appelait le point d’union (1), puisqu’il restait
dans la position de la philosophie antique et considérait
avec elle la réalité comme le présupposé de la pensée. Or
il est impossible dans cette position de concevoir le mouve-
ment et le développement. Il est donc évident que toute
unité ainsi conçue restera forcément abstraite, impro-
ductive, et surtout incapable d’expliquer la dualité, et
si l’on intervertit la méthode pour partir de la dualité,
on devra forcément conclure que celle-ci est incapable de
s’unifier, étant nécessairement une dualité éternelle parce
qu’elle ne peut être qu’identique à elle-même.
6. A ntinomie de l’individu. — Les philosophes du moyen
âge ont pour point de départ la dualité et cherchent lequel
(1) De la causa, principio e uno (1584) dans les Opéré Italiane, ed. Gentile,
t. I,^p. 256.
LE PROBLÈME DE LA NATURE
59
des deux termes engendre l’unité qui constitue l’individu.
Nous les voyons, séparés en deux camps, se combattre d’au-
tant plus longuement qu’ils ont des raisons invincibles
pour soutenir que le principe d’individualité est dans la
forme, et de tout aussi invincibles raisons pour soutenir qu’il
est dans la matière. Aussi opposent-ils thèses et antithèses
à thèses et antithèses, sans pouvoir échapper à cette
insoluble antinomie.
Il est évident en effet que si la dualité est admise, il
devient nécessaire, pour comprendre le rapport des deux
termes, qui n’est pas un rapport a priori dont puisse
dépendre l’être de chacun des deux termes, d'opter pour
l’un des deux : penser d’abord et seulement la matière, ou
bien d’abord et seulement la forme. Car penser ensemble
l’une et l’autre est impossible dès que l’hypothèse de la
dualité est admise, la dualité impliquant que chacun des
deux termes est ce qu’il est en dehors de l’autre et
l’excluant pour ainsi dire.
Or, en considérant la matière en tant que matière, on a
devant soi un pur indéterminé, incapable d’une auto-
détermination quelconque, et qui ne peut par conséquent
être individualisé que grâce à son opposé, la forme, qui
devient ainsi le principe individualisant. Mais cette déduc-
tion n’est légitime qu’autant qu’elle admet la déduction
contraire. Elle n’est en effet possible que grâce au concept
de la matière abstraite, qui suppose le concept de la forme
abstraite. Pour nier celle-ci, il faudrait nier celle-là, matière
complètement indéterminée, et détruire ainsi la base même
de la déduction que nous avons faite.
Considérons maintenant la forme en tant que forme,
et le même terme qui, pris au point de vue précédent, nous
apparaissait comme la cause essentielle de toute détermina-
tion, nous apparaîtra non plus déterminant mais exclusi-
vement déterminable et absolument indéterminé. La forme,
dans sa pure idéalité, ne saurait être que la possibilité de
tous les individus particuliers, et non l’un de ces individus
possibles. Il faut qu’elle s’incorpore et se détermine comme
un être particulier, et une telle incarnation ne peut être
ni une autotransformation ni une autogénération. Comme
6o
l’esprit, acte pur
l’a dit Platon, cette incorporation requiert l’intervention
de quelque chose qui soit la négation de l’idéal et n’ait
rien d’universel. Mais il est dès lors évident que le prin-
cipe individualisant ne peut résider que dans la matière.
7. Tentative de saint Thomas d’Aquin. — Les philo-
sophes scolastiques furent ainsi séparés en deux camps ;
les uns affirmant que le principium individui n’est autre
que la forme elle-même, les autres le voyant au contraire
dans la matière. Et quelque opposées que fussent leurs
conclusions, elles étaient aussi rationnelles les unes que les
autres, tandis que la doctrine de saint Thomas d’Aquin
l’était moins, au point de vue scolastique, parce que le noble
génie spéculatif de son auteur ne lui permettait pas de conti-
nuer à considérer la matière abstraitement conçue, quomo-
dolihet accepta, mais lui substituait une matière ayant en
elle un principe de détermination, materia signata : matière
déjà empreinte d’un signum qui implique une certaine
proportionnalité avec la forme et, jusqu’à un certain point,
le principe de celle-ci.
Solution illogique du problème, mais qui a le mérite de
nier nettement que l’on puisse résoudre sans un changement
de termes la question de savoir si le principe individuali-
sant réside dans la forme ou dans la matière. En effet, la doc-
trine de saint Thomas ne résout pas le problème mais
elle en démontre l’absurdité ; absurdité commune du
reste à tous les problèmes qui admettent des solutions op-
posées ou, comme le dirait Kant, donnent lieu à des anti-
nomies (1).
8. Survivance de la recherche scolastique. — Il ne faudrait
pas croire qu’au déclin de la scolastique, lorsque l’autorité
d’Aristote fut ébranlée et que la philosophie moderne
se lança sur une voie nouvelle, le problème du principe
d’individualisation ait été abandonné. Nous avons déjà fait
allusion à la conception aristotélicienne qu’en eut Bruno
malgré son instinctive aspiration à l'unité. Et, comme lui,
(1) A propos des solutions médiévales de ce problème, voir l’ouvrage de
l’auteur : I problemi délia scolastica, Bari, Laterza, 1922, chap. IV., 2e édit.
LE PROBLÈME DE LA NATURE 6l
de nombreux philosophes continuèrent à chercher la
solution du problème séculaire, de sorte qu’il serait inté-
ressant de retracer ici l’histoire de toutes leurs tentatives si
nous en avions le loisir. Une telle persévérance est du
reste fort naturelle. Ce problème pose une question essen-
tielle à la philosophie, et n’est pas un simple thème d’exer-
cices intellectuels comme on le dit en général de tous les
arguments qui passionnèrent les penseurs du moyen âge.
La forme est, au fond, l’idée du monde, sa raison, son plan,
son logos, Dieu en un mot, et la matière est de son côté
le terme obscur, mais irréductible à l’essence de Dieu, qui
permet que le monde soit distinct de Dieu tout en actuant
une pensée divine. Quiconque se fait une conception du
monde, de quelque façon qu’il le conçoive, y voit un plan,
un ordre, une certaine rationalité qui lui confère l’intelli-
gibilité : intelligibilité fort relative sans doute, mais qui
est tout ce que ce monde en possède. Galilée a réduit à des
rapports géométriques l’intelligibilité de la nature, qui repré-
sentait pour lui l’univers dans sa totalité. Et ces rapports
devinrent à ses yeux des lois concevables en soi indépen-
damment de leur vérification dans les phénomènes natu-
rels; il alla même jusqu’à en faire une sorte de logique
présidant à l’action ou, plus exactement, à la réalisation
de la nature. Hegel à son tour construisit un système de
logique pure fort compliqué, dans le but de rendre le monde
intelligible au philosophe ; et cette logique se présente à
la pensée, dans son élément pur, le logos, comme le plan
étemel selon lequel le monde se réalise.
Il ne sera jamais possible de voir la réalité autrement
qu’à la lumière d’une idée. Idée qui se détachera du fait,
dès que nous aurons conçu la réalité comme un fait positif
et par conséquent contingent; elle s’en détachera idéale-
ment et se posera comme une idée pure, distincte du fait,
et de laquelle on ne saurait s’empêcher de se demander
comment elle s’est faite. Or cette question n’est pas essen-
tiellement différente du quid est principium individui.
Celle-ci suppose, comme nous l'avons déjà dit et suffisam-
ment expliqué, une intuition immédiate nettement dualiste,
et elle ne devrait pas surgir dans les philosophies monistes
62
l’esprit, acte pur
qui nient la transcendance de l’idéal par rapport au réel
de Dieu par rapport au monde, et ipso facto de la forme
par rapport à la matière. Mais il ne suffit pas qu’une phi-
losophie se propose de restaurer l’unité en niant la trans-
cendance pour qu’elle parvienne au concept absolu de l’im-
manence, qui constitue le point de mire de tout monisme
et est effectivement le seul capable d’échapper à l’antinomie
du principe d’individualisation. Hegel est généralement
considéré comme le philosophe le plus immanentiste qui
ait existé, et il est aussi, pour quiconque estime que pan-
théisme est synonyme d’immanentisme, la personnification
du panthéiste. Le fait est que personne avant Hegel n'avait
fait d’aussi puissants efforts pour affranchir la réalité de tout
principe transcendant. Il dut néanmoins concevoir la forme
abstraite, distincte de la matière, et se trouva en face de
l'universel qui n’est pas le particulier, de l'idéal qui n’est
pas le réel, comme s’y étaient trouvés les chercheurs du
principe d’individualité ; comme eux, il finit par se de-
mander imde et quo modo individuum ?
q. Le problème de Hegel. — Le problème le plus ardu
qu’on rencontre dans l'hégélisme est probablement celui-
ci : lac logique, connexion de toutes les catégories de la
réalité, étant admise, une question se pose : comment et
d’où vient la nature ? La nature est le particulier qui doit
intervenir là où il n’y a exclusivement que l’universel ;
elle est l’incarnation du pur idéal dans la matière, à par-
tir de sa plus simple détermination, l’espace : en un mot,
l’individu aristotélique. Et ce problème, de quelque façon
qu’on veuille interpréter les affirmations d’Hegel à ce sujet,
fut laissé par lui sans solution. Car la difficulté contre
laquelle se heurta l'idéalisme de Platon se répète pour son
système.
Le logos est la concevabilité de tout, de sorte que deux
seules hypothèses sont possibles : ou rien n’existe en
dehors du logos, ou il existe quelque chose d'inconcevable
(inintelligible). Dans le premier cas, la nature ne saurait
exister en dehors du logos ; dans le deuxième, la nature
existera, mais non la philosophie de la nature, et si le
LE PROBLÈME DE LA NATURE 63
logos a été inventé pour comprendre la nature, le logos
n’est plus ce qu’il devrait être. Ainsi la position du logos
exclut la nature. Or si l'universalité du logos ne nous sa-
tisfait pas, et si nous nous sentons toujours altérés d’effec-
tivisme, de positivisme naturel et de détermination par-
ticulière, il nous faudra abandonner le logos, nier l’idée,
comme le dit en effet Hegel. Mais cette négation (parfai-
tement analogue à l’opposition de l'être au non-être dans
le système de Platon) est en somme une négation que l’idée
fait d’elle-même, et qui ne pourrait avoir de valeur que si elle
constituait un acte logique, c’est-à-dire effectué à l’inté-
rieur de la sphère même du logos. Elle est au contraire
un acte que l’idée ne pourrait jamais accomplir à l’inté-
rieur de sa sphère en y déployant toute son activité lo-
gique, et qu’elle accomplit précisément quand, surpassant
sa logicité pure, elle brise l’écorce de l’universel pour se
poser immédiatement comme un particulier. Rupture
inconcevable.
10. Pourquoi le problème de Hegel n'a pas été résolu. —
Hegel se proposa donc lui aussi, mais sans le résoudre plus
que ses devanciers, le problème du principe d’individualisa-
tion. Et cela pour la même raison qui, comme nous l’avons
vu, l’empêcha de parvenir au véritable concept de la dialec-
tique. Son logos est posé comme pensée pure, ou réalité pré-
supposée au penser : réalité abstraite, que Platon avait déjà
idéalisée dans ses universels, desquels, selon l’observation
si profonde d’Aristote, il est impossible de redescendre aux
individus de la nature.
L’individu n’a pas été retrouvé en suivant cette route
et il reste introuvable. Et la nature, qui s’oppose à la pensée
par ses individus, reste insaisissable.
CHAPITRE VI
L’abstrait universel et le positif
1. La question des universels. — Une autre fameuse
question qui préoccupa les philosophes du moyen âge,
et qui n'a certainement pas été éliminée non plus à l’aube
des temps modernes, est la valeur des universels, dans
laquelle le concept de l'individu est d’ailleurs compris. De
fait, si l’on pose d’une façon ou de l’autre la valeur de
l’universel, on conçoit en conséquence de l’une ou de l’autre
façon le particulier. Mais si on n’arrive d'aucune façon à
comprendre l’universel, par rapport auquel on veut com-
prendre le particulier, l’exigence qui pousse le philosophe
à la recherche du principium individuationis reste néces-
saire-ment insatisfaite.
2. Le nominalisme et le réalisme. — Tout le monde sait
ce que furent au xme siècle les nominalistes et les réalistes,
les scolastiques de l’époque qui se séparèrent en deux
partis. Les premiers nièrent que les universels, tels que
Platon les avait conçus, pussent trouver place dans la
philosophie d'Aristote, et vinrent à compromettre la réa-
lité de tout principe idéal, s’affirmant dans plusieurs parti-
culiers, et partant les dogmes catholiques eux-mêmes,
puisque ceux-ci affirment les principes en question, car,
disaient-ils, la substance doit, selon Aristote, être conçue
comme individu cùvoàov, composé de forme et de matière,
non comme un simple universel, mais comme un univer-
sel particularisé. Il importe peu, ajoutaient-ils, que l'intel-
ligence ne soit investie par l’acte de la connaissance que de la
forme des individus et n’ait exclusivement que l’universel
GENTILE
5
66
i/esprit, acte pur
pour objet. L’intelligence connaît cet uiversel des indi-
vidus, dans lesquels son idéalité s’incorpore avec la matière,
et en dehors desquels elle n’est qu’un simple nom.
Les autres développaient le concept platonicien subsis-
tant dans l’aristotélisme, et objectaient que si l’universel
est dépourvu de réalité, l’individu, qui est la détermina-
tion de l’universel dans lequel il puise nécessairement le
principe de son être, en sera dépourvu lui aussi. Le particulier
ne pouvant avoir de réalité, selon eux, qu’autant qu'il par-
ticipe de l’universel, ils purent conclure que, cela étant vrai,
de tous les particuliers, la réalité de chacun est éphémère et
transitoire tandis que l’universel a, dans son unité, une réa-
lité constante et étemelle. Aussi arrivaient-ils à conclure
que le particulier est et n’est pas réel, c’est-à-dire qu’il l'est
dans la mesure ou, dépouillant les limites de sa propre
individualité, il coïncide avec l’universel, qui lui, est au
contraire réel d'une réalité absolue ; il ne l’est pas vérita-
blement tant qu’on le considère comme particulier se dis-
tinguant et s'opposant à l’universel.
3. Critique du nominalisme. — Le nominalisme est évi-
demment une solution naturaliste et matérialiste qui tend
à supprimer l’intelligibilité des particuliers par la négation
de la valeur absolue des universels qui les rendent intelli-
gibles. Il tend par conséquent à nier toute valeur à la pen-
sée. Si cette dernière est en effet le contraire des particuliers
qui ont l’apanage exclusif de la réalité, elle ne peut être
absolument rien. L’universel pour cette école n'est plus
qu'un nom (un concept, comme l'appelèrent les concefi-
tualisles qui prirent au fond le parti des nominalistes, mais
un concept dépourvu de la réalité qui n’appartient qu’aux
particuliers) et contenu dans l'individu il ne peut le résoudre
en lui-même en l’universalisant. C'est même le contrairequi se
vérifie, c'est lui qui se résout dans le particulier en se déter-
minant. C’est-à-dire que la forme de chaque particulier n'est
plus forme universelle, mais déterminée, car elle n’est pas
la forme des autres particuliers et ne saurait être conçue
indépendamment de chacun d'eux. Elle est une forme don-
née hic et nunc ; dans son être omnimode determinatumt
l’abstrait universel et le positif 67
elle est insaisissable à la pensée, ineffable, et elle échappe à
l’intuition : réalité dépourvue précisément de toute forme,
et par suite de toute lumière intellectuelle en qualité de
présupposé, pur et abstrait, du terme de la pensée.
Et le particulier, tout bien considéré, le pur particulier,
n'est même pas particulier : il n'est rien.
4. Critique du réalisme, — Le réalisme tombait dans le
défaut opposé, tant il est vrai que in vitium ducit culpae
juga si caret arte. Si l’universel est déjà réel au point que
le particulier ne puisse rien ajouter à cette réalité, en quoi
consistera l’individualité du particulier ? C’est tout sim-
plement la grande difficulté de Platon renouvelée. Les
réalistes se trouvèrent en effet dans la position de ce philo-
sophe, enfermé dans le cercle des idées, et ne pouvant
plus redescendre dans le monde pour l’explication duquel
les idées avaient été conçues et ordonnées.
5. Critique des théories éclectiques. — Les théories éclec-
tiques ne purent pas davantage atteindre le but. Celle
d'Avicenne par exemple, qui fut reprise, amplement déve-
loppée et divulguée par saint Thomas d’Aquin, n’est
pas plus heureuse que le nominalisme ou le réalisme.
Ce philosophe, médecin arabe, admit avec les nomina-
listes les universalia in re ; il en distingua les universalia
post rem, d'accord en cela avec les conceptualistes, puisque
l’homme les obtient par l’expérience sensible et forme ainsi
les concepts; il soutint enfin avec les réalistes la valeur des
universalia ante rem, pensées divines qui se réaliseront dans
le monde des individus naturels, mais sont déj à réelles en Dieu.
Cette solution du problème ne fait que réunir les thèses
contraires qu'elle voudrait concilier, parce que si les uni-
versels post rem ne sont pas les universels in re, leur diffé-
rence signifie précisément qu’en séparant les universels
des particuliers auxquels ils adhèrent, on leur ôte la réalité
qu’ils ne possèdent que du chef de leur adhésion à la particu-
larité. Aussi le concept comporte-t-il une altération de l'ob-
jet et un éloignement de l’être original des choses qu’on se
propose de connaître au moyen du concept. Les choses sont
68
i/esprit, acte pur
donc inconnaissables dans leur individualité pour saint
Thomas, comme elles le sont pour tout nominaliste.
Les choses ne deviennent guère mieux connaissables à la
lumière du concept universale ante rem. Cet universel, étant
lui aussi bien différent des deux autres, ne peut par con-
séquent garantir la valeur du troisième qui se réalise dans
l'intelligence de l’homme. D'autre part, la réalité de l’uni-
versel, qui s’actue dans la chose individuelle mais est
déjà réalisée dans l’intelligence divine, étant présupposée
à cette même chose, rend incompréhensible ce en quoi
pourrait consister son actuation ultérieure, puisqu’elle
est déjà parfaitement réalisée avec toutes ses détermina-
tions possibles dans l’idée, que Dieu ne se résoudrait jamais
à réaliser si elle était imparfaite.
La conclusion inévitable est donc que Y universale ante
rem reste lui aussi isolé, enfermé dans sa pure idéalité, en
dépit de la compagnie de ses frères in re et post rem, et
ne saurait nous expliquer l’être du particulier. Si le monde
est précédé par sa propre idée, et si celle-ci est réelle
(c’est-à-dire réalisée), le monde devient impossible. Or
cette constatation nous met en présence d'une antinomie
insoluble : la réalité du particulier reste incompréhensible
sans la réalité de l’universel, et la réalité de l’universel
rend incompréhensible la réalité du particulier.
6. L’antinomie des universels. — Cette seconde anti-
nomie est encore plus angoissante et irritante que celle qui
surgit de la recherche du principe individualisant. Et cela
parce que l’universalisation du particulier est une condition
sine qua non de sa conception. On peut même affirmer que
penser le particulier et l’universaliser ne sont qu’un seul et
même acte. Et sans particulier, hic et nunc, il n’y a pas de
nature et tout ce qui est concret, la vie de notre vie, nous
échappe et s’évanouit. D’autre part, universaliser équivaut
à idéaliser, et à voir s’évanouir également, quoique de façon
opposée, toute la réalité qui est toujours particulier, indi-
vidu, chose déterminée.
7. Descartes, la métaphysique et Vempirisme. — Avec
Descartes la philosophie commença à se soustraire nette-
l'abstrait universel et le positif
69
ment à l'étau de cette antinomie, en disant : Cogito ergo
sum. Dans ce cogito le particulier concret (ego cogitans) coïn-
cide en effet avec l'universalité de la pensée. Mais cette
coïncidence n’a lieu chez Descartes qu’autant que la pensée
lui est propre, à lui sujet du verbe cogito, c’est-à-dire qu’au-
tant que la réalité pensée est le penser lui-même. En consé-
quence, nous voyons chez Descartes lui-même le penser se
détourner du sujet, qui se réalise dans sa propre pensée,
pour se porter vers la réalité posée en face du sujet en vertu
du penser : la coïncidence cesse, tandis que l'abîme entre
le particulier et l'universel s’ouvre de nouveau pour le plus
grand malheur de la philosophie, contrainte à reprendre
ses oscillations entre le monde, intelligible mais irréel, de
la rationalité métaphysique qui va de Descartes à Wolf,
et un monde réel et solide, mais inintelligible, obscurément
senti, brillant à travers de multiples impressions sensibles
et sans connections entre elles, qui sera la « nature » de
Bacon à Hobbs et à Hume.
Ainsi donc, ou bien métaphysique de fantômes, ou bien
prosternation de la raison devant la masse inconnue et
inconnaissable.
8. Mérite et erreur de Kant. — L'effort de Descartes
pour rendre l'universel immanent à l’individu, et rendre
par là ce dernier vraiment concevable fut repris par Kant
et avec une force beaucoup plus grande dans sa synthèse
a priori. Il y a lié l'intuition au concept par un rapport
dont tous les deux dépendent, et en dehors duquel aucun
des deux ne saurait exister. Seulement Kant à son tour
oppose au phénomène le noumène dans lequel se trouve la
véritable racine du particulier qui est l’objet de l’expé-
rience, racine sans laquelle la pensée resterait enfermée
dans le cercle universel des formes pures qui sont pour
Kant ce que les universels étaient dans la scolastique.
Et lorsqu’après Kant le noumène est écarté et l’élément
ou moment individuel est cherché dans la pensée qui est
l’universel, la spéculation affirme que l’individu est incon-
cevable en dehors de l’autocon science mais se trouve inca-
pable de rendre intelligible l’autoconscience, dont elle
70
l’esprit, acte pur
parle sans la transporter dans la nature et dans la logique
pure, qui n’est qu’une forme nouvelle du règne des univer-
sels, sur lequel, comme sur l’empire de Charles-Quint, le
soleil ne se couche jamais, et dont il est impossible de
sortir. L’universel se sépare ainsi à nouveau du particu-
lier pour se jeter sur lui et le dévorer.
9. Le nouveau nominalisme pragmatique. — Le problème
des universels a reparu dernièrement dans la doctrine
du caractère pratique des lois et des concepts mathématiques
ou naturalistes, qui mérite d'être considérée à part.
Elle renouvelle l'ancien nominalisme, mais touche aussi,
bien que de loin, à la théorie de l’immanence de l'universel
dans le particulier en quoi, comme on le verra mieux
encore dans la suite de cet ouvrage, consiste le particulier
qui est exclusivement particulier et qui surtout n'est pas la
nature.
De modernes gnoséologues, arrivés presque tous à la
philosophie en passant par les sciences naturelles ou mathé-
matiques, et s’inspirant à des observations surgies de la
critique de ces sciences, se sont aperçus que les concepts
des naturalistes et les définitions des mathématiciens n’ont
d’autre valeur que celle qui leur vient du fait qu'ils ser-
vent à des fins déterminées. Nous citerons parmi eux
Avenarius, Mach, Rickert, Bergson, Poincaré, etc. Ces
concepts et définitions ne réfléchissent pas le réel qui en
diffère toujours puisqu’il est simplement individuel, et ne
sauraient donc constituer une véritable connaissance.
En ce qui concerne les sciences naturelles, les concepts
sont plutôt des étiquettes, des symboles, des résumés
mnémoniques établis par l’homme pour s’orienter dans
l'expérience, dominer avec le moindre effort possible toute
la foule des perceptions individuelles et communi-
quer aux autres, par des formules abrégées, le résultat
de ses propres expériences. Quant aux mathématiques,
leurs définitions sont des constructions conventionnelles
dont la validité est voulue, mais n’est pas concevable
comme existant en soi et par conséquent comme vraie :
voulue elle pourrait aussi ne l’être pas.
l’abstrait universel et le positif 71
Les variétés de ces conceptions gnoséologiques sont nom-
breuses ; elles peuvent toutes néanmoins porter le nom de
pragmatiques qui a été attribué à plusieurs d’entre elles.
Car en opposant la connaissance à l’action et la vérité
aux buts pratiques de la volonté, elles nient le caractère d’ins-
truments de la connaissance et partant la valeur de vérités
aux concepts universels, connus dans le domaine des
sciences naturelles et des mathématiques, pour leur
attribuer le caractère d’actions dirigées vers un but.
10. Différence entre l’ancien et le nouveau nominalisme. —
La différence entre l’ancien et le nouveau nominalisme
est afsëe à discerner. Les nominalistes du moyen âge affir-
maient que le concept était nécessaire à la connaissance
de l’individu, tandis que les modernes répudient complè-
tement le caractère universel de la connaissance et posent
l’individu, dans son individualité la plus restreinte, en
face de la pensée : ce qui réduirait la connaissance, en
admettant qu’on puisse alors parler de connaissance, à une
simple intuition immédiate. Seulement cette différence
est elle-même plutôt une exigence qu’une déduction, car
il serait fort difficile de démontrer que la pensée puisse,
fût-ce par la plus simple des intuitions, fixer un objet vrai-
ment individuel, sans aucune lumière d’universalité,
même si l’objet de l’intuition était saisi ni en qualité
d’existant ni de non-existant. Car l’esprit, qui tout
absorbé dans la contemplation n’a pas encore discerné
du tout l’objet, ne pourra s’abstenir de le placer,
au moins dans la catégorie des choses intuites, puis-
qu’autrement il n’y aurait pas intuition. Or cette catégorie
implique le concept de l’être, de l’objet, de quelque nom
qu’on veuille l’appeler. Voilà pourquoi l’individualité pure
et simple n’est pas susceptible d’intuition.
11. Leur identité. — Quel est donc le particulier que le
nouveau nominalisme oppose au concept générique ? Ce
n'est pas exactement une pure individualité, indéterminée,
mais toujours au contraire un individu, formé et déter-
miné : un chien par exemple, un chien qui est en ce moment
72
l'esprit, acte pur
devant moi et, non l’espèce canine que le naturaliste
forme en supprimant les différences particulières des
représentations de chaque chien : différences sans lesquelles
nous n’aurons plus un chien vivant, mais simplement un
type artificiel, utile à l’organisation en systèmes des formes
observées ainsi qu’à leur étude. Or cet individu n'est un objet
d'intuition qu’en tant que déterminé selon ce type, pour arti-
ficiel que soit celui-ci. Et l’intuition de l’individu, qui s’y
appuie du reste, ne saurait apparaître moins imprécise
et arbitraire que celle de ce type lui-même. Aussi notre
intuition se perfectionnera-t-elle, devenant toujours plus
précise et nécessaire, au fur et à mesure que notre concept
ira se perfectionnant, se dépouillant de ce qu’il a^%'arti-
ficiel et se conformant de plus en plus à l’essence intime
de réalité. C’est même lorsque nous nous serons persuadés
philosophiquement que l’essence intime de tel chien, de telle
pierre, de tout objet en général est l’esprit, que le concept
de l’esprit nous fera enfin obtenir l’intuition de l’individuel,
c’est-à-dire que nous le penserons véritablement.
Mais tant que nous nous tiendrons au postulat selon lequel
l’objectivité serait l’apanage exclusif du particulier, auquel
la pensée doit s'attacher sans le pénétrer de ses construc-
tions, de ses concepts, enfin de rien qui soit elle, il nous sera
impossible d’échapper aux conséquences désastreuses, pour
la théorie de la connaissance, qui dérivent du nomina-
lisme moderne tout aussi bien que de l'ancien.
12. Caractère pratique du nouveau nominalisme et la
primauté kantienne de la raison pratique. — Le nomina-
lisme moderne comporte néanmoins deux erreurs, tandis
que l'ancien n’en comportait qu’une : celle de vouloir
atteindre le particulier en dehors de l'universel, erreur à
laquelle la moderne gnoséologie nominaliste, fille des
sciences, en a ajouté une seconde, dérivant d’une équi-
voque qui n’est pas à vrai dire de date récente.
Une célèbre théorie exposée par Kant dans la Critique
de la raison pratique, et vraiment pragmatique, est
celle de la primauté de la raison pure pratique dans son
union avec la raison pure spéculative.
l’abstrait universel et le positif
73
« Si la raison pratique, dit-il (i), ne pouvait admettre
et concevoir comme donné, rien de plus que ce que la
raison spéculative pouvait lui présenter d’après ses propres
lumières, c’est à cette dernière que reviendrait la supré-
matie. Mais supposé qu’elle ait par elle-même des prin-
cipes originaux a priori, avec lesquels soient inséparable-
ment liées certaines positions théoriques qui, cependant,
se déroberaient à toute la pénétration que peut avoir
(aller möglichen Einsicht) la raison spéculative (quoiqu’elle
ne doive pas être en contradiction avec elle), la question
est alors de savoir quel intérêt (2) est le plus élevé (non celui
qui doit céder à l’autre, car l’un ne contredit pas néces-
sairement l’autre), de savoir si la raison spéculative, qui ne
sait rien de tout ce que la raison pratique lui ordonne d’ad-
mettre (immortalité de l’âme, liberté de la volonté et exis-
tence de Dieu, objets de la spéculation métaphysique, dont
la critique de la raison pure a démontré /’illégitimité),
doit accepter ces propositions et chercher, quoiqu'elles
soient transcendantes pour elle, à les unir avec ses concepts
comme une possession étrangère qui lui est transmise,
ou si elle est autorisée à suivre obstinément son intérêt
particulier et, suivant la canonique d’Epicure, à rejeter
comme vaine subtilité tout ce qui ne peut confirmer sa
réalité objective par des exemples évidents, devant être
posés dans l’expérience quelque étroitement que cela soit
uni avec l'intérêt de l’usage pratique (pur), et quoiqu’il
ne soit pas contradictoire avec la raison théorique, sim-
plement parce que cela porte réellement préjudice à l’inté-
rêt de la raison spéculative, en supprimant les limites
qu’elle s'est posée à elle-même, et en l'abandonnant à tous
les non-sens et à toutes les illusions de l’imagination. »
Il est évident que la raison spéculative est tout simple-
ment la philosophie au point de vue de la Critique de la
raison pure, qui cherche à démontrer la possibilité de la
mathématique et de la physique et ne suppose pas l’existence
d’un autre monde que celui que ces sciences se proposent
(1) Critique de la raison pratique, traduction Picavet, p. 219, 220.
(2) Kant avait déjà écrit ® On peut attribuer à chaque faculté jde l’esprit
un intérêt, c’est à dire un principe, qui contient la condition nécessaire pour
que cette faculté soit exercée.«
74
l’esprit, acte pur
de connaître, c’est-à-dire la nature. D’autre part, la
raison pratique est en somme, au point de vue de l’esprit ou
de la loi morale, la philosophie qui nous pousse à affirmer
la liberté, l’immortalité et Dieu. Mais laquelle de ces deux
philosophies doit prévaloir ?
Kant nous dit que la raison qui, spéculativement, ne
saurait se pousser au delà des limites de l’expérience peut
pratiquement juger et juge effectivement selon des prin-
cipes a priori, allant jusqu’à énoncer des propositions qui,
tout en étant contraires à la raison spéculative, appar-
tiennent incontestablement à la raison pure. C’est-à-dire
qu’en niant ces mêmes propositions il serait impossible
de concevoir une morale. Aussi la raison en général, qui
comprend la raison spéculative, doit-elle admettre ces
propositions. Et il se hâte naturellement d’ajouter « qu’elle
doit les admettre comme quelque chose d’étranger n’ayant
pas poussé sur son sol et simplement comme étant suffi-
samment confirmé. » Elle doit, poursuit-il, chercher de les
comparer et relier avec tout ce qu’elle domine en qualité
de raison spéculative, admettant néanmoins qu'elles ne
sont pas de sa connaissance mais sont une extension de son
usage sous une autre forme, c'est-à-dire sous forme pra-
tique. Et le conflit entre les deux formes est évité par
la soumission de la raison spéculative à la raison pratique,
soumission qui n’implique pas, selon Kant, que la raison
puisse étendre le rayon de ses connaissances et de sa vue en
passant de la forme théorique à la pratique ou que la raison
pratique ait quelque chose à enseigner à la raison spécu-
lative. Elle implique simplement que la raison pratique
rive la chaîne qui retient la raison spéculative dans la
cage de l’expérience, seul lieu où elle puisse légitimement
être mise en usage selon la Critique de la raison pure.
13. Critique du pragmatisme kantien. — Il est permis
d’objecter ici que si les propositions auxquelles l’intérêt
de la raison est lié inséparablement dans l’usage pra-
tique ne sont pas des connaissances, mais de simples pos-
tulats ou des articles de foi, à qui l’intérêt pratique peut seul
conférer une valeur, elles ne sauraient être comparées
l’abstrait universel et le positif 75
aux propositions de la raison spéculative. La théorie de la
primauté est incompréhensible de ce chef, d’où l’impos-
sibilité et du conflit, et de sa suppression par la subordi-
nation de la raison spéculative. Pour rendre concevable
un tel conflit et la primauté qui y met fin, il est néces-
saire de mettre au même plan que les connaissances de la
raison spéculative les postulats de la raison pratique, con-
sidérés comme simples postulats et non comme connais-
sances de la raison spéculative; c’est du reste ce que fait
Kant lui-même, qui, se trouvant entre les deux raisons,
en appelle à la raison unique, raison qui est toujours la
même aussi bien dans l’usage théorique que dans l'usage
pratique. Il est alors évident, non seulement que les pro-
positions de la raison pratique sont des postulats pour la
spéculative, mais que toutes les propositions de celle-ci de-
viennent autant de postulats pour celle-là. Aussi la raison
unique ne peut-elle sans dédaigner la raison pratique en
traiter les propositions comme de simples postulats. Or
ce dédain implique qu’elle prend parti pour la raison spé-
culative, et le conflit, loin d’être apaisé, ne peut qu’être
avivé par son intervention.
En réalité, si la raison supérieure, qui n’est autre chose
que la philosophie, n’a été capable, en spéculant sur la
nature, que de justifier la causalité et a dû nier la possibilité
d’une science de la liberté, elle parvint plus tard en spécu-
lant sur la morale, qui est la réalité spirituelle, à découvrir
la liberté. Elle ne la découvre pas toutefois dans son usage
pratique, mais dans son usage le plus hautement spécu-
latif, c’est-à-dire dans l’étude de l’activité spirituelle en
présence de laquelle elle s’était déjà trouvée dans la Cri-
tique de la raison pure. Kant, en affirmant la valeur pure-
ment pratique des principes de la volonté, tombe par con-
séquent dans une équivoque entre la raison pratique
en tant que volonté, qu’il prend pour objet de la Critique
de la raison pratique, et la raison pratique, selon le concept
qu’on en acquiert à travers cette même Critique : entre
ce qui peut être dit le fait moral et la philosophie de la
morale.
Au point de vue de la raison pratique, considérée comme
76
l’esprit, acte pur
philosophie, les postulats sont en effet de vraies connais-
sances. Et au point de vue de la raison pratique propre-
ment dite, qui n’est jamais l’objet d'une spéculation
mais est elle-même une spéculation, ils ne sauraient non
plus être considérés de simples postulats. En vérité la
raison spéculative, renfermée par la Critique de la rai-
son pure dans les limites de l’expérience, et qui s’appelle
tout simplement aujourd’hui la science, est seule qualifiée
pour les traiter comme tels. Et la science, en classant comme
postulats ces principes, les déprécie et les rejette : elle
ne se soumet pas à la morale, mais au contraire la
soumet en naturalisant l’acte moral lui-même qu’elle
finit par poser comme un simple fait conditionné par des
principes semblables, auxquels elle est tout à fait inca-
pable d’attribuer une valeur nécessaire et absolue.
14. Critique du nouveau pragmatisme gnoséologique. —•
Aussi le pragmatisme de la primauté de la raison pratique,
pris au sens kantien, est-il une sorte de scepticisme natu-
raliste, comme tout pragmatisme tendant à déprécier un acte
de connaissance pour l'apprécier comme acte pratique.
Aucun acte ne peut être dit pratique s’il est dépourvu
de valeur gnoséologique, c’est-à-dire s’il ne pose pas
devant l’esprit une réalité objectivement et universelle-
ment valide.
Comme la morale kantienne ne peut avoir aucune va-
leur (morale) devant la philosophie si les postulats aux-
quels l’usage pratique de la raison est indissolublement
hé ne sont pas de véritables connaissances, de même pour
la philosophie, le caractère économique des concepts
des nouveaux gnoséologues ne serait pas véritablement et
réellement économique si, pour être utiles, les schémas et
les symboles de la science cessaient d’être conformes à la
vérité. Ne devrait-on pas plutôt dire qu’ils ne sont utiles
qu’autant qu’ils sontvrais ? Vrais d’une vérité qui diffère
sans doute de la vérité des représentations ou perceptions
de l’individu, mais telle néanmoins que c’est par sa
fonction seulement que cette dernière vérité est rendue
possible.
l'abstrait universel et le positif
77
Il est évident en effet que ces schémas et ces symboles
sont créés arbitrairement pour diriger et ordonner la
masse des expériences particulières ; d’autre part il est
tout aussi clair qu’ils ne pourraient absolument pas rendre
ce service [s’ils ôtaient aux expériences particulières tout
caractère gnoséologique ; car chacune d’elles ne peut
être considérée comme utile qu'à partir de l’instant
où elle est complètement effectuée, à la condition absolue
d’être une véritable expérience et d’avoir en cette
qualité une valeur qui lui soit propre. De cette façon, tout
concept naturaliste est vraiment utile, car en imprégnant
de lui-même l’intuition du particulier, il lui permet d’être
véritablement et proprement un concept.
15. L’unité de l’universel et du -particulier. — L’erreur
surgit continuellement parce que continuellement l’on perd
de vue l’unité de l’universel et du particulier (l’individu
consiste précisément dans cette unité), et parce qu’on per-
siste à croire que, devant la pensée, l’universel se détache
du particulier comme antécédent ou conséquent, et récipro-
quement. En dernier ressort l’erreur dérive donc du fait que
l’on continue à considérer abstraitement les deux moments
abstraits que l’analyse distingue dans l’individu comme
des éléments de l’individualité pensée (inerte et inorga-
nique prise en elle-même), au lieu d’y voir deux éléments
de l’individu qui pense.
16. L’individu. — Tout comme à l’époque d’Aristote, l’exi-
gence de l’individualité comme forme concrète de la réa-
lité se fait sentir dans le domaine des philosophies de l'ex-
périence pure, de l’intuition et de l'esthétique, et tout
comme alors, on attaque de nos jours les abstractions de
la pensée qui universalise l’expérience en se renfermant en
elle-même. En vérité, la philosophie n’échappe pas à l’an-
tique alternative du concept vide et de l'intuition aveugle.
D’un côté la lumière, la clarté de la pensée vis-à-vis d'elle-
même, l’élaboration subjective des données immédiates,
élaboration qui s’éloigne des données et en perd les traces.
De l’autre, la donnée, l’immédiat, le positif, le concret
78 l'esprit, acte pur
qui est hic et nunc, mais qu’on ne parvient pas à saisir.
Tout le monde est aujourd’hui altéré d'individualité ;
mais qu’est donc cet individu auquel il faut s’attacher
pour sortir de l’océan sans fond de la pensée et de ses sché-
mas dépourvus de toute portée théorique ? Pour peu
qu'on y pense, on reconnaît aisément la question que se
posa Aristote insatisfait par l’idéalisme platonicien ; mais
il est tellement peu aisé d’y répondre que cela n’a pas
encore été fait.
17. La positivité de l’individu. — Pour répondre à cette
question il faut remonter à l'origine idéale de cette exigence
de l’individu. Il faut aussi tenir compte de la raison pour
laquelle, aussitôt après que la distinction entre la pensée
comme réalité, et le pur immédiat objet d’expérience, fut
reconnue par Socrate et Platon, on sentit la nécessité de l’élé-
ment individuel, qui avait complètement échappé à la pen-
sée telle que la spéculation platonique avait commencé à la
fixer en face de l'esprit. Que manquait-il alors à cette pen-
sée ? Le défaut de la théorie des idées tout de suite signalé
et qui l’a été de nouveau chaque fois que depuis lors la pensée
s’est éloignée de la réalité empirique ressort clairement
de la critique qu’en fit d’Aristote et des efforts que
tenta Platon lui-même pour concevoir le rapport des
idées avec la nature. Les idées avaient déjà été
conçues comme idées de la réalité, mais non comme
la réalité elle-même : l’idée d’une maison que l’ar-
chitecte doit construire n’est pas la maison. Mais dans ce
cas l’idée de l'architecte, tout en étant parfaitement
réelle en elle-même, pourra fort bien n'être jamais réalisée ;
et pour en comprendre l’être, il n’est pas nécessaire de la
voir construite, il suffit qu'en qualité d’idée elle surgisse
ou bien puisse surgir dans l’intelligence qui la conçoit.
Or ce n’est point du tout là le cas des idées et de la réalité,
car, en général, la réalité existe déjà, et ce n’est qu’en
partant d'elle qu’on pense aux idées. On y pense effecti-
vement comme au principe ou à la cause de la réalité ;
et le concept des idées vient ainsi à être intégré dans celui
de la réalité. Celle-ci s’identifie avec les idées, lorsqu’elles
l'abstrait universel et le positif
79
sont reconnues comme en étant la pensée, avec cette
réserve que les idées ne sont pas réelles et que la réalité est
formée par les idées réalisées.
La réalité, qui pour Platon et tant d’autres après lui
est propre à la nature, ne s’oppose et ne s'ajoute à l’idéal
qu’autant que celui-ci doit exister ou existera, et que la réa-
lité elle-même existe déjà, l’idéal devant exister tandis
que la réalité existe. Du reste, si Platon affirme que ce qui
existe vraiment, ou plus exactement est, est l'idée et non
la chose, il parle exclusivement de Y exister ou de Y être dans
la pensée, et non pas de Y être qui ne serait pas la note d’un
concept, comme Kant et ses adeptes l’ont dit en se pla-
çant exactement au même point de vue que Platon lui-même
pour arriver à opposer les idées aux choses. Car ni ce phi-
losophe ni personne après lui n’a songé à dire que l’idée
du cheval est un cheval pouvant être monté.
18. Le positif. — La nature d’Aristote, l’individu,
est précisément cet être et non ce qui doit seulement être.
C’est en un mot le positif. Et le positif est ce qui est posé, ce
qui est esse ayant cessé d’être fieri, aussitôt et dès qu’on le
conçoit, si on le conçoit comme l'effet ou le résultat d’un
processus, car alors on ne pense pas qu’il n’y ait que le prin-
cipe, ou le processus encore en développement, mais bien
qu’il y a déjà le résultat. Le facere a cédé la place au factum,
le processus de sa formation est épuisé. Telle est la signi-
fication attachée en général au terme de positif. Le fait histo-
rique est positif, parce qu’il n’est plus l’idéal d’un peuple
ou d’un homme, mais une réalité déjà effectuée et que per-
sonne n’a le pouvoir de faire qu’elle n’ait pas été. Réalité
qui s’impose, comme une force inéluctable, à l'esprit,
qui semble la subir dans la forme purement théorique
de son action. Tout fait appartenant à la nature est donc
positif, en tant qu’observé, déjà observé, et on ne saurait
par conséquent dire qu’il sera, mais qu’il est, ou mieux
encore qu’il a été. Aussi dira-t-on qu’un homme est posi-
tif, lorsque dans ses spéculations ou ses actions il ne consi-
dère pas ce qui doit mais pourrait ne pas être, s’en tenant
exclusivement à ce qui est déjà, effet du passé, que per-
8o
l’esprit, acte pur
sonne ne saurait rejeter dans le facendum comme nous
l’avons dit ; terrain sûr, où l'on peut marcher et s'appuyer
tranquillement. On ne saurait dire que toute réalité
fasse défaut à la pensée telle que Platon la conçut et telle
qu'elle est toujours conçue (c’est-à-dire comme un univer-
sel qui n’est pas le particulier des choses particulières) ;
mais la réalité réalisée qu’est le positif lui manque et
elle ne saurait la produire puisque l’idée, pour irréelle
qu’elle soit en comparaison de la réalité dont nous venons
de parler, est néanmoins réalisée en elle-même. L’indi-
vidualité tant cherchée est donc tout simplement le
positif.
19. Le positif posé par le sujet et le positif posé par les
autres. — Le positif lui aussi peut être compris de deux
façons, car, si toute chose posée peut être dite positive,
elle peut être posée par le sujet pour qui elle est posivive
ou par quelqu’un d'autre. Or le positif dont la pensée en
tant que pur universel a besoin, ne saurait être posé par
le sujet. Il importe de faire observer ici que même les idées
platoniciennes, tout comme celles de Descartes ou le logos
hégélien, constituent elles-mêmes un positif en tant que con-
cevables comme déjà réelles (réelles en qualité d’idées) , et
par conséquent comme n'étant plus à réaliser. Elles ne
sont pourtant pas positives au même titre que les choses
qui doivent en naître et en comparaison desquelles elles
ne sauraient être réelles. L'intelligence qui pense aux
idées, et seulement aux idées, les pense déjà comme réelles,
(comme une réalité positive, qui peut être imaginée
comme l’objet d’une expérience réelle et positive dans l’Hy-
peruranien), tandis que lorsqu’elle les pose en rapport avec
les choses, celles-ci seules sont positives et les idées ne le
sont plus. Il est donc impossible, malgré toute leur transcen-
dance, de considérer les idées comme un résultat, ou comme
quelque chose de positif par rapport auquel le processus
subjectif dont elles sont l’objet serait posthume dès qu’on
les met en face des choses. Les idées appartiennent intrin-
sèquement à l'intelligence, puisqu’elles servent à la con-
naissance des choses et accomplissent la fonction qui leur
l'abstrait universel et le positif 8i
est propre dans la pensée. Aussi n'ont-elles d'autre valeur
que celles qu’elles ont dans cette même intelligence où elles
sont reproduites par l’anamnésie, sans laquelle l’intimité
de cette cohabitation serait aussi inutile que vaine. En
d’autres termes, les idées n’ont rien de positif en tant qu’im-
manentes à l’intelligence, mais elles impliquent et exigent
un processus de l’intelligence qui a son principe dans l’im-
manence même des idées, encore implicites et obscurcies
par les ombres de l’expérience immédiate et sensible
ou, comme le dit si poétiquement Platon, par les ténèbres
de la prison dans laquelle tombe l’âme. Cette immanence
n’est du reste que la présence immédiate de la vérité dans
l’intelligence, qui néanmoins doit encore prendre conscience
de son contenu. De fait et en général, pour Platon comme
pour tous les partisans de la connaissance a priori ou des
idées innées, l’universel n’est jamais positif, puisqu'il accom-
plit sa fonction dans la connaissance. Pour eux il n’est ja-
mais quelque chose d’étranger ou de présupposé au sujet,
mais il est l’acte qui pose une activité propre dont il est aussi
déploiement réel. Ce concept fut accentué par l’empirisme,
qui oppose précisément au concept la sensation ou expé-
rience immédiate, parce que ce concept par le sujet en
est l'abstraction, la construction, le présupposé, etc., sans
en être le positif. Car le positif, quand il se présente au sujet,
est déjà, et doit être déjà précisément pour pouvoir se pré-
senter à lui, n’existant pour lui qu’à cette condition.
Le véritable positif est donc ce qui est effectivement posé,
mais ne l'est pas par nous ; c’est l’individu et dans sa particu-
larité, tandis que l’universel est soit ce que l’empiriste dit
qu’il est, c’est-à-dire ce que nous le faisons, soit ce qu'il
est déjà en tant que refait par nous, comme disent les aprio-
ristes. Le philosophe italien Vincent Gioberti affirme un con-
cept analogue, car tout en présupposant l’intuition directe
de l’universel (ou de la connaissance nécessaire), il
ravive et absorbe en même temps l’intuition dans la
réflexion, et celle-ci prenant graduellement conscience de
l’intuition à travers l’activité du sujet, il en fait la
base de notre connaissance.
GENTILS
6
82
l'esprit, acte pur
20. Sujet posant le positif et sujet pour qui le positif est
posé. — Le positif posé par nous ne peut se montrer tel
qu'autant que nous nous opposons à nous-mêmes.
Un fait est historiquement positif en tant qu’œuvre
d’autrui, ou bien, s’il est le résultat de notre activité, le sujet
de celle-ci est un nous qui s’est posé dans ce fait et ne sau-
rait être détruit. Si nous considérons en effet l’identité
entre le nous, sujet d’une action passée, et le nous sujet ac-
tuel — au lieu d’en considérer la distinction, — le fait cesse
aussitôt d’être positif. C’est ce qui advient du reste lorsque
nous nous repentons d’une action morale que nous rou-
gissons d’avoir commise, et expions ce que nous avons fait.
Nous détruisons alors moralement le fait, défaisant en
même temps le nous que nous fûmes en agissant de la
sorte, et le fait cesse aussitôt d’être réel (moralement par-
lant), comme cesse de l’être une tache détachée.
En conclusion, il semble que le sujet ne se trouve en face
du positif que lorsqu’il se trouve en face d'une réalité
réalisée qui n’est pas son œuvre : ce qui constitue préci-
sément l'individu.
Mais un tel positif est-il véritablement concevable ?
CHAPITRE VII
L’Individu en qualité de Moi
i. Critique du positif extrasubjectif. — L’individu consi-
déré comme un véritable positif, posé pour le sujet mais
non par le sujet, et s’imposant à la pensée comme la seule
réalité sur laquelle elle puisse s’appuyer, est un concept
absurde. Il y a une évidente contradiction de termes
pour quiconque veut approfondir le sens de l’expression
« posé pour le sujet » lorsqu’on dit : posé pour le sujet sans
entendre posé par le sujet.
Posé pour le sujet veut dire objet. En niant que l’individu
positif puisse dépendre du sujet qui doit le présupposer
pour prendre pied dans la réalité, on ne fait que le dépouil-
ler, ou, plus exactement, on tâche de le dépouiller de tout
élément capable d’attester l’action du sujet. On tâche
vraiment de purifier et potentialiser son individualité en
lui en ôtant toute forme d’universalité conférée par la pensée
du sujet qui se l’est appropriée comme matière d’élabora-
tion. Cependant toute épuration a une limite, et si on
la dépassait en dépouillant l’individu de tout ce qui lui
vient du sujet, il cesserait, ipso facto, d'en être le point
d’appui, et ne lui laisserait plus la possiblité de se soustraire
aux idées pures qui le renferment dans le monde subjec-
tif pour communiquer avec la réalité. Or, cette limite est
évidemment le point que l’objet ne peut dépasser sans cesser
d’être tel : point qui est un terme de la conscience et par
conséquent quelque chose de relatif au Moi. Dépouiller
l'objet du rapport absolu qui le lie au sujet, c’est lui ôter
toute qualité d’objet et toute valeur lui venant de cette
qualité. De sorte que l’individu positif ne saurait se con-
cevoir que dans son rapport avec le sujet.
84
l’esprit, acte pur
2. L’intuition de Vextrasubjectif. — On a beaucoup
insisté depuis Kant, et on insiste encore, sur la valeur de
l’intuition comme antécédent nécessaire de la pensée, con-
ditionnant son rapport avec la réalité. Mais, à vrai dire,
Aristote avait déjà insisté sur la nécessité delà sensation
(qui n'est autre que l’intuition des modernes) comme pré-
sence immédiate de l’objet, présence qui ne résulte pas
d’un acte du sujet introduisant proportion et congruance
entre l’objet et lui-même.
Cette intuition ou sensation ne peut toutefois absolu-
ment pas détruire le rapport entre les deux termes de la
connaissance (le sujet et l’objet) pour poser en face du sujet
un objet pur, et doué de cette extrasubjectivité qu’on ne
saurait lui attribuer originairement sans atteindre les bornes
du fantastique. Et il ne le pourrait pas davantage si on
arrivait à dépouiller ce rapport de tout ce qui peut y
sembler secondaire comme dérivant du sujet. L’objet
sans rapport avec le sujet est un non-sens. Il n’est
donc rien d’immédiat, il n’est pas d’intuition immédiate
qui puisse permettre de concevoir l’individu privé de son
rapport avec le sujet, rapport dont les adjectifs « imma-
nent » et « immédiat » sont les premiers et les plus justi-
fiés des attributs.
3. Rapport. — Et maintenant, que signifie rapport ?
Ce mot implique une différence mais aussi une identité.
Deux termes différents, exclusivement différents, se con-
cevraient de façon qu’en pensant à l’un on ne saurait penser
à l’autre, car la pensée de l’un exclurait absolument celle
de l’autre. Aussi une différence absolue ne peut-elle exis-
ter qu’entre deux termes totalement irrelatifs. De sorte
que pour différent que l’objet soit du sujet, nous pen-
sons à l’un en pensant à l’autre, et le concept de l’un con-
tient l’autre en quelque sorte.
4. Absurdité d'un positif extrasubjectif. — Le sujet de
l’intuition diffère de l’objet, mais non au point que celui-ci
ne contienne pas quelque chose qui en provienne. C'est-à-
dire que leur différence n’est pas telle que l’objet soit
l’individu en qualité de moi 85
concevable s’il n’a rien qui lui vienne de l’intuition qui le
met en rapport avec le sujet. Le rapport en vertu duquel
l’objet est posé pour le sujet implique nécessairement
le concept de l’objet posé, non seulement pour le sujet
mais par le sujet. En conséquence, le concept du positif
non posé par le sujet apparaît intrinsèquement contra-
dictoire.
5. Vanité de la thèse nominaliste. — D’autre part, nous
ne sommes pas parvenus à nous soustraire à l’exigence de
la raison, qui veut intégrer la pensée universelle (permet-
tant de comprendre le particulier) avec le positif de l'indi-
viduel. Les paragraphes qui précèdent démontrent simple-
ment que le fait d’opposer l’individu à l’universel (après
avoir fait d’universel un synonyme de subjectif, entendant
par universel ce qui est posé par le sujet, et par individu
ce qui est posé pour le sujet) rend l’individu insaisissable
à l’intuition même. Ils portent à conclure que pour
devenir saisissable il doit perdre l’extrasubjectivité qui
est précisément l’essence de son individualité pure. Aussi
toutes les tentatives qui pourront être faites en ce sens
sur les traces du nominalisme sont-elles destinées à faillir.
6. Nouvelle position du problème de l’individu. — On
a voulu opposer l'individu à l’universel, et l’individu est
resté insaisissable, mais est-on parvenu à déterminer et à
posséder l’universel qu’on cherchait à intégrer ? L’idée de
l’universel ne s’est-elle pas évanouie tandis que les penseurs
s’essoufflaient à la poursuite du vain fantôme de l’individuel
qui devait précisément servir à lui conférer une réalité
effective ? Cette question doit être considérée avec pon-
dération, car il serait bon de savoir s’il ne serait pas
opportun de cesser de courir en avant et en arrière pour
nous arrêter et saisir le véritable individu qui est en nous.
7. L’universel comme catégorie. — L’universel est l'attri-
but que nous conférons au sujet du jugement, terme de
notre connaissance, dans la synthèse a priori qu'est chacun
86
l’esprit, acte pur
de nos actes gnoséologiques. L’intuition elle-même n’est
compréhensible, comme nous l’avons vu, que comme un
rapport nécessaire, qui est la synthèse a priori de l’élé-
ment idéal, par lequel le sujet met en lumière le terme qui
est l’objet de son intuition, avec cet autre élément qui est
le sujet du jugement. Le véritable universel, ou la véri-
table catégorie, est précisément ce qui ne peut faire que les
fonctions de prédicat ; l’individu est ce qui ne peut faire
que celle de sujet.
La catégorie (selon la démonstration de Kant) est une
fonction du sujet de-la connaissance (le sujet actuel), et
l’individu, le contenu de l'intuition par laquelle le sujet
de la connaissance sort de lui-même. Mais est-il possible
de fixer le sujet de la connaissance, la catégorie, l’univer-
salité ? Pour fixer une catégorie, il faut la définir et en
concevoir une idée : la catégorie ainsi conçue devient le sujet
d’un jugement, et cesse d’être attribut et acte du sujet
de la connaissance. Ceci est tellement vrai que personne
avant Kant n’avait jamais pensé à ces catégories dont tout
le monde se servait, et que beaucoup ne réussissent pas en-
core à s’expliquer clairement (i). Prenons, comme exemple,
la catégorie dans son sens le plus primitif et aristotélicien
de prédicat superlativement universel, qui ne peut abso-
lument pas être sujet (2) : prenons le concept le plus uni-
versel qui soit : Y être. Pourra-t-il être je ne dis pas pensé,
mais simplement considéré par la pensée dans sa posi-
tion d'universel qui ne peut tenir les fonctions du sujet ?
Or le considérer signifie dire à soi-même : Y être est Y être ;
c’est-à-dire l’affirmer, en le dédoublant intérieurement de
sorte qu’il devient Y être sujet, et Y être prédicat. Or, par rap-
port à ce dernier, le premier, qui seul a été véritablement
fixé, n’est pas du tout universel, mais tout ce qu’il y a de
(1) L’auteur a fait à ce sujet quelques observations dans son ouvrage sur
Rosmini et Gioberti (publié par Nistri, Pise, 1898).
(2) La catégorie aristotélicienne, en tant que prédicat superlativement uni-
versel, ne diffère pas essentiellement de la catégorie kantienne, fonction' du
jugement, pourvu que l’on entende le prédicat du jugement selon la logique
d’Aristote, c’est-à-dire comme un universel qui imprègne de lui-même (en l’éclai-
rant et le déterminant) le sujet, qui est toute la matière de la connaissance
et que le penser vient ainsi à penser. En conséquence, le concept du prédi-
cat est toujours, non une idée conçue mais un acte par lequel on pense un
contenu déterminé.
l’individu en qualité de moi
8 7
plus particulier, et précisément un individu. C’est qu’en
effet si tout est être (ce qui constitue un universel compre-
nant tout, omnia) l’être n’est pas tout, il n’est exclusive-
ment que lui-même. En sa qualité d’Être unique, il se
distingue nettement et absolument de toute autre
chose pouvant constituer un objet de pensée du
fait qu'il est l’Être unique. On pourrait en dire tout
autant de la substance, de la cause, de la relation et de
n’importe quel autre objet auquel aurait été attribué
la valeur d’une catégorie. Pour que la catégorie reste telle,
il faut s’abstenir de la regarder en face. Car si nous la consi-
dérons elle s’individualise, se détermine, devient une sorte de
quid unique, et doit elle-même recevoir la lumière d’un
prédicat auquel elle doit se rapporter. Et, dès lors, elle cesse
d’être une catégorie.
8. Particularité de l’universel. — Ce qui vient d’être
dit de la catégorie, pur universel, peut évidemment se dire
a fortiori de tout universel, qui remplit en cette qualité les
fonctions d’une catégorie. Aucune des idées de Platon,
archétypes suprêmes de toutes les choses naturelles, ne
saurait se concevoir sans être simultanément individualisée.
Car si un cheval (particulier) est le cheval (universel), ce
dernier lui aussi est cheval. Et il est évident que si
nous nous laissons transporter sur les ailes de l’imagination
de Platon que nous admirons dans le Phèdre, jusqu’au ciel
où l’on voit précisément le cheval dont la vue rend pos-
sible ici-bas celle des chevaux mortels, nous ne le verrons
qu’autant que nous l’affirmerons. Or l’affirmer signifie
en faire le sujet d’un jugement tout comme la première rosse
rencontrée entre les brancards d'un fiacre. Cela tient à ce
que le cheval céleste est lui aussi unique dans son incom-
municable nature et quant à soi omnimode determinata, mais
qu’il ne saurait être l’objet de n’importe quelle intuition
sans être pris comme terme, et sans être en cette qualité
illuminé par un prédicat qui l’universalise. Aussi dirons-
nous par exemple : « il y a un cheval » ; jugement dans le-
quel le cheval est l’individu et « il y a » la catégorie.
Pour conclure l’universel a donc tellement besoin de se
88
l’esprit, acte pur
particulariser dans l’individu comme le veulent les nomina-
listes, que lorsque cet individu n’existe point, doit être cher-
ché et se cherche, l’universel se pose lui-même comme indi-
vidu et est simultanément l’un et l'autre. Par conséquent
toute recherche tendant à intégrer l’universel comme pur
universel est condamnée à ne jamais aboutir.
g. Forme concrète de Vuniversel et du particulier. — Nous
pouvons désormais dire que, dans leur antagonisme, le par-
ticulier et l’universel ne sont que deux abstractions. En con-
cevant le particulier on l’universalise ; en concevant l’uni-
versel on le particularise ; de sorte que la recherche du con-
cept d’individu a toujours tendu à une abstraction, en
partant d’une autre abstraction : l’universel, comme idée à
réaliser, ou catégorie à individualiser. Cette recherche des
deux termes entre lesquels évolue la pensée (particulier
qui doit être compris dans la catégorie, et catégorie qui
doit pénétrer le particulier), ne négligeait rien moins que
le penser lui-même, auquel les deux termes sont im-
manents. Abandonnons l’universel, qui est concevable mais
ne se conçoit pas, et le particulier, qui peut être objet
d’intuition et ne l'est pas, et tournons-nous vers la
forme concrète du penser, qui comporte l’unification de
l'universel et du particulier, du concept et de l’intuition.
Peut-être trouverons-nous ainsi à portée de nos mains le
positif pur de toute contradiction.
CHAPITRE VIII
Le positif en tant qu’autocréation
1. Pensée abstraite et penser concret. — La distinction
entre la pensée abstraite et le penser concret est fondamen-
tale, et la translation du problème de la pensée abstraite
au penser concret est la clef de voûte de toute notre doctrine.
C’est uniquement parce que la philosophie fixait l'abstrait
(inconsciente du concret sur lequel il se greffe et en dehors
duquel il est inconcevable), que surgirent les nombreuses
doctrines qui ont tramé autour d’elle un filet de difficultés
inextricables, barrant ainsi la route par laquelle elle eût
pu sortir de l’empirisme. Car enfin l’empirisme n’est qu’une
vision abstraite de la réalité, et toutes les difficultés sont
dues à la position purement empirique de l’intelligence qui
ne s’est pas encore élevée au point de vue spéculatif.
2. Abstraction de la classification kantienne des jugements*
— Un des exemples les plus notables et les plus signifi-
catifs qu’on puisse citer de ces doctrines, nées sur le
terrain de la pensée abstraite, est le tableau des jugements
d’où Kant déduisit la série des catégories qu'il a exposée dans
sa Critique. Pour résumer la méthode qui fut la sienne, je
noterai qu’il divisa les jugements en trois classes, d’après
leurs modalités : assertoires, problématiques et apodic-
tiques, selon que le rapport entre le sujet et le prédicat est
conçu comme réel, possible ou nécessaire. Or il n’est pas
douteux que ces trois modes existent et qu’on n’en sau-
rait trouver aucun autre en classant les jugements que
nous pouvons ranger devant notre pensée et considérer
comme le contenu de notre esprit : contenu inhérent, mais
go
l’esprit, acte pur
détachable, qui peut être communiqué aux autres en tant
que pensable en soi-même. Mais pour considérer ainsi les
jugements et les trouver si différents, il faut oublier ce que
Kant lui-même a démontré être le vrai jugement, celui
duquel tous les autres dépendent sans pouvoir en être sépa-
rés : « Je pense que... ». Car le véritable jugement, le seul qui
soit concret, n’est pas «César soumit la Gaule», mais bien
« je pense que César soumit la Gaule ». C’est uniquement
dans ce deuxième jugement, le seul exprimable, qu’on
peut distinguer la modalité de la fonction judicative et
le véritable rapport qui passe entre les termes que cette
fonction synthétise a priori, même si la proposition prin-
cipale reste en apparence sous-entendue ou inexprimée. Le
premier de ces deux jugements, simple objet du penser,
rendu évidemment abstrait par l’acte du sujet qui l’intro-
duit dans sa synthèse, n’a en soi aucune modalité puis-
qu’il n’est pas concevable en soi. Et en effet présupposé
seul, comme s’il était concevable en soi, il est rangé
avec d'autres jugements, lesquels différeront de lui qui est
assertoire, puisqu’ils pourront être problématiques ou
apodictiques. Tandis que si, au lieu d’être présupposé,
il est « actué », pensé effectivement, comme seul peut l’être
le contenu du «Je pense », la différence entre lui et les autres
jugements (en tant que jugements) disparaîtra aussitôt,
tous les jugements étant tels en qualité d'actes du
sujet moi pensant. Car ces actes ont une forme constante,
le « Je pense », qui n’est pas assertoire, n’étant pas apo-
dictique et pouvant tout aussi bien être problématique ;
c’est-à-dire qu'il est assertoire mais que son affirmation
est nécessairement apodictique. Il est impossible en effet
qu’on pense en pensant qu’on pourrait ne pas penser ce
qu’on pense, mais il est fort possible qu’on pense que César
aurait pu ne pas soumettre la Gaule (i).
3. Caractère empirique de cette classification. — Il ne
s'agit pas ici d’un simple jeu de mots. Kant dut cer-
tainement s’apercevoir que dans les douze classes de juge-
(1) L’auteur a traité amplement la question de la classification des jugements
dans un livre intitulé Système de logique.
LE POSITIF EN TANT QU’AUTOCRÉATION ÇI
ments distinguées par lui selon la qualité, la quantité,
îa relation et la modalité, il ne pouvait mettre que des juge-
ments ayant une seule et même origine : le « je pense ».
Aussi doit-on au contraire sous-entendre que le jugement
{qui peut être assertoire, problématique, ou apodicti-
que) est dans tous les cas le contenu d’un jugement fonda-
mental qui échappe à toute classification. La conséquence
grave de la critique ainsi faite à la théorie kantienne est
qu’elle ne classe pas des jugements, mais de mortes abstrac-
tions; c’est-à-dire que les jugements qu’elle a classés ne sont
pas les actes spirituels qu’ils devraient être, mais des faits
naturels comme le deviennent les jugements et tous les
actes spirituels lorsque, par une considération abstraite,
ils sont pris hors de leur actualité concrète. Dans le juge-
ment affirmatif de Kant, le rapport réel, qui n’est pas
nécessaire mais contingent, n'appartient pas en réalité au
jugement, mais au fait naturel, empiriquement appris,
et considéré dans son objectivité abstraite indépendam-
ment de l’esprit qui se le représente. Ainsi la distinction
établie par Kant n’a sa raison d’être que sur la base de
l’empirisme, qui voit l’objet du penser mais non le penser
lui-même, qui pourtant lui confère son objectivité.
4. Incohérence de Kant. — Cet exemple est d’autant
plus significatif que Kant est le créateur de l’idéalisme trans-
cendantal, dont le principe surpasse et de façon défini-
tive, l’empirisme, en reportant l’expérience de l’objet au
sujet qui l’actue. Dans ce cas, comme en tant d’autres,
cet illustre philosophe s’applique laborieusement à exposer
d’artificielles doctrines, qui sont en outre insoutenables,
parce qu'il ne parvient pas à fixer avec stabilité ce principe,
que l’on pourrait appeler le principe de l'immanence de la
pensée abstraite dans le penser concret.
5. Le penser en tant que forme concrète de Vuniversel et
de l’individu. — Cherchons donc dans le penser concret
la positivité de l’iiniversel et de l’individu qui échappe
à la pensée abstraite. L’abstrait universel est l’objet du
penser, mais il n’est pas le penser. L’abstrait individuel est
92
l’esprit, acte pur
aussi un terme de la pensée qu'on cherche à sentir, à saisir
tout d’un coup et par surprise, il est le but de l'intuition ;
mais fil n’est pas non plus, le penser. Aussi est-il naturel
que l’universel ne s’individualise pas comme il devrait le
faire pour être réel, et que l’individu ne s’universalise
pas comme il le devrait à son tour pour devenir idéal,
c'est-à-dire vraiment réel (de la réalité du penser). Mais
lorsque Descartes voulut être certain de la vérité du savoir,
il dit : cogito, ergo sum ; ne considérant plus le cogitatum , qui
est la pensée abstraite mais plutôt le cogitare, l’acte du Moi,
centre d’où tous les rayons de notre monde émanent et
vers lequel ils se réfléchissent également tous. Dès lors il
ne trouva plus dans le penser l’être qui est une simple idée,
un universel à réaliser, comme l’être de Dieu dans l’argu-
ment ontologique, selon la critique de tous ses adversaires,
depuis le moine Gaunilon (xie siècle) jusqu'à Kant. Il
y trouva au contraire l’être positif de l’individu : positif de
l'individualité, qui, selon Kant et tous les nominalistes
antiques et modernes, y compris les plus récents, ne saurait
être garantie que par l'intuition. Il est vrai que c’est par
une intuition que Descartes voit qu’il est : seulement cette
intuition n’est pas immédiate comme celle dont parlent
les nominalistes et Kant lui-même avec sa théorie de la
donnée, terme ou matière de l’intuition empirique : elle
est au contraire le résultat d’un processus. Cogito, car si
je ne pense pas, je ne suis pas, et je ne suis qu’en tant que
sujet du verbe penser ; par conséquent, je ne suis qu’au-
tant que je pense.
6. La véritable positivité. — Nous touchons ici à la positivi-
té véritable que Platon cherchait, et sans laquelle il sem-
blait justement à Aristote qu’on ne pouvait pas croire
aux idées. Il s’agit de la positivité qui est la réalisation de
la réalité dont l’idée est le principe, et qui partant intègre
intrinsèquement l’idée elle-même. Car si l’idée est l’idée
ou la raison de la chose, la chose doit être produite par
l’idée : la pensée qui est véritablement pensée doit géné-
rer l’être duquel elle sera la pensée. Mais cette réalité que je
suis (la plus certaine que je puisse avoir, et que je ne saurais
LE POSITIF EN TANT QU’AUTOCRÉATION 93
abandonner sans perdre toute possibilité de vérifier n’im-
porte quelle réalité, puisqu’elle constitue le seul point stable
auquel je puisse rapporter et relier le monde que je pense),
ce moi je ne le suis qu’en tant que je pense, car je le
réalise en pensant par un penser dont je suis l’objet en
même temps que le sujet et qui est exactement l’acte
par lequel je me pense. En effet, le Moi, comme on le verra
plus clairement par la suite, n’est qu'autoconscience, non
en tant que conscience qui présuppose le Soi, son objet,
mais au contraire en tant que conscience qui le pose. Tout
le monde sait déjà qu’il est impossible d’imaginer qu’une
personnalité déterminée se constitue autrement qu’en
vertu de ses propres forces totalisées dans l’acte du
penser.
7. Le penser soustrait à l’intellectualisme. — Dès que le
penser se soustrait à la position intellectualiste due à Platon,
— position dans laquelle il se trouve en face des idées sans
pouvoir passer au positif de l’individu —, il découvre l’indi-
vidu en le réalisant et partant ne se trouve plus en présence
des idées, qu’il a construites et projetées devant lui, mais
cessant de leur être extérieur, il n’est en présence que de
lui-même. J’entends qu’il est en présence du processus par
lequel les idées surgissent et vivent aussitôt qu'on passe
de l'abstrait au concret. On devra donc désormais cher-
cher exclusivement dans ce dernier le concret base positive
de toute réalité. Or c'est là ce que ne surent faire ni Des-
cartes qui retomba immédiatement dans l’intellectua-
lisme, ni les philosophes postérieurs.
8. L'universel et le particulier dans le Moi. — Le par-
ticulier et l’universel coïncident et s'identifient dans la
positivité de cet être, de ce Moi que je suis en pensant et
constituent ainsi le véritable individu tel qu’Aristote
l’a défini : unité de forme et de nature, de l’élément idéal
qui est universel et de l’élément immédiat, positif, qui est
particulier. Ils s’identifient, et c’est là le point essentiel
non parce qu’ils sont deux termes différents à l'origine
et par conséquent concevables l’un sans l’autre, mais au
94
l'esprit, acte pur
contraire parce qu’on ne peut les concevoir que comme diffé-
renciation de l'identique. Moi, en effet, qui suis en tant que
sujet du verbe penser, je ne peux sortir de moi-même.
Une plus parfaite unité est inconcevable. Mais si mon
unité consiste dans ma position de sujet du verbe penser,
l’acte accompli par moi dans cette position constitue en
même temps la plus grande universalité qui soit : car le
penser par lequel ie me conçois est exactement le même que
celui par lequel je conçois tout ; et ce qui plus est, et est
en même temps bien plus exact encore, c’est le penser par
lequel je me conçois vraiment, c'est-à-dire en sentant que
je pense universellement ce qui est vrai d’une vérité
absolue et est par conséquent cogitandum. L'acte que j’ac-
complis en pensant, et en vertu duquel je suis, me pose
donc universellement comme individu, comme il pose
du reste en général toute pensée, ou, si l'on préfère, toute
vérité.
9. La vérité du réalisme et celle du nominalisme. — Au
point où nous sommes parvenus, tandis que l’antique et
vexante question des réalistes et des nominalistes se résout
en même temps que celle du principe d’individualisation,
il est permis de dire que les réalistes et les nominalistes
étaient bien plus dans le vrai qu’ils ne l’ont jamais cru.
Car non seulement l'universel affirmé par les réalistes est
réel, mais il est toute la réalité ; et non seulement l’individu
affirmé par les nominalistes est réel, mais en dehors de
lui rien n’existe, même comme simple nom, schéma abstrait,
arbitraire, etc... L’universel est tout ce qu’il y a de plus
réel dès qu’on ne le considère pas comme un présupposé du
penser, mais bien comme posé par lui. De fait tout ce qu'on
veut en distinguer doit être distingué dans son sein, ou
pour mieux dire au sein du penser même, en dehors duquel
rien n’est concevable. Aussi l'universalité embrasse-t-elle
les entités et les principes les plus différents qu'on tâche
d’opposer à la pensée, à cause de l'impossibilité qu’il y a
de les lui opposer de sorte que, par rapport au penser con-
cret, ils ne soient pas eux-mêmes des idées. D’un autre
côté l’individu n’étant pas présupposé lui non plus, mais
LE POSITIF EN TANT QU’AUTOCRÉATION 95
posé par le penser, est également tout ce qui est conce-
vable comme réel ou simplement concevable : car tout
ce qui est pensé, est toujours et avant tout penser
concret : c’est-à-dire le cogito, qui est positif, certain,
individuel. Le monde des idées platoniques, ce système de
concepts en quoi consiste toute la spéculation spinozienne
de YEthica, le monde du possible vers lequel tend la plus
abstraite et la plus intellectualiste des philosophies (Wolf),
ne sont que des philosophies historiques déterminées, des
pensées individuelles, c'est-à-dire des réalités déjà réa-
lisées, ou plutôt se réalisant dans notre intelligence qui
se les représente, si on se tourne de la pensée abstraite
au penser concret.
10. Conciliation du réalisme et du nominalisme. — Le
nominalisme rigoureux au point de ne rien admettre, pas
même des noms, en dehors de la forme concrète de l’in-
dividu, et le réalisme non moins rigoureux puisqu’en dehors
de l’universel il n’admet rien lui non plus, trouvent leur res-
pective vérité dans la vérité l’un de l’autre. C’est ainsi
du reste qu’ils viennent à se soustraire à l’opposition où
ils se trouvèrent l’un vis à vis de l’autre par le passé. Car
hors de l’universel de la pensée il ne saurait y avoir de
particulier étant donné que l’universel est lui-même le véri-
table particulier, et hors du particulier il ne saurait rien y
avoir d’universel, pas même un nom, puisque le particulier
lui-même, dans son individualité propre, ne saurait éviter
d’être, pour le moins, nommé, muni d'un prédicat et en
somme revêtu de l’universalité de la pensée.
11. Vanité des universels du nominalisme. — Les noms,
règles, lois, les faux universaux et toutes les bêtes noires des
nominalistes sont, en vérité, des chimères de la pensée
abstraite qui n’ont jamais existé ; ni plus ni moins réelles
que la bêtise des hommes jugés, dans un mouvement de
colère et de rancune, comme des bêtes. Tandis qu’il est
évident que s’ils étaient vraiment tels, celui qui le leur
reproche le serait aussi ; il est en outre évident, que par
cette violente négation de l’humanité et de la raison, on ne
fait que prétendre abstraitement que la raison qui est
96
l’esprit, acte pur
nôtre est aussi celle des autres. Prétention dont l’injus-
tice saute aux yeux dès qu'on réfléchit que la raison a dif-
férentes formes et plusieurs degrés, et que la nôtre n’est
réelle et impérieuse qu’autant que nous la réalisons. Mais
le nom est commun, sans doute, seulement ce nom est
nouveau chaque fois qu'il résonne sur nos lèvres parce
qu’il désigne un acte qui, par définition, ne saurait avoir
un passé en tant qu’acte spirituel ; et qui, identifié avec
l’acte spirituel auquel il se rapporte n’a rien de commun
avec tous les autres vocables matériellement identiques
qui ont été employés d'autres fois pour désigner de sem-
blables objets de notre expérience. Aucune règle déduite
de cas isolés ne comprend au-dessous d’elle une multiplicité
de cas, comme une espèce comprend une série infinie
d’individus : car toute règle déduite de cas isolés est inappli-
cable par définition, et la véritable règle ne peut être que
celle qui comprend les cas un par un au fur et à mesure
qu’ils se réalisent, s’identifiant avec chacun d’eux. L’es-
thétique moderne ne l’ignore pas, et sait parfaitement que
toute œuvre d’art a une poétique qui lui est propre comme
toute parole a sa grammaire (i).
Il en est de même de la loi et de tout universel, empi-
rique ou spéculatif, qui non seulement ne se détache ja-
mais du fait et du particulier, mais y adhère et s’identifie
avec lui si, ne connaissant pas abstraitement la loi et l’uni-
versel, nous considérons au contraire ce que l’une et l’autre
signifient pour l’esprit chaque fois qu’effectivement on les
pense. C’est qu’ils ne sont alors que la transparence logique,
la concevabilité des faits et des particuliers, qui autrement
s'évanouiraient au delà des limites extrêmes de l’horizon
logique auquel ils n’appartiennent, il est bon de l’observer,
que comme individus, au sens que nous avons donné à ce mot,
et comme moments de la vie de la pensée, non pas comme
des objets abstraits de cette même vie, ainsi qu’on l'a cru.
12. L’individu comme position de soi, ou esprit. — L’in-
dividu que nous avons trouvé est positif, est le seul positif
(i) Voyez Gentile, Il concetto délia grammatica (1910), édité maintenant dans
Frammenti di Estetica e di letteratura, Lanciano, Carabba, 1920.
LE POSITIF EN TANT QU’aUTOCRÉATION
97
qu’il soit donné de concevoir. Mais il est désormais évi-
dent qu’il ne s’agit pas ici du positif recherché autrefois
par une voie sans issue. Non, ce positif-ci n’est pas posé
par un agent étranger au sujet, il est posé par le sujet,
je vais plus loin, il est le sujet qui se pose lui-même pour
trouver le positif ; et il ne pouvait le faire tant qu’il n’avait
pas conscience de son être véritable qu’il projetait devant
soi et fixait dans une réalité abstraite. Dès que l’esprit
se rend compte de l’identité de l’être avec l’acte par lequel
il le cherchait, il s’aperçoit qu’il est impossible de désirer
une positivité plus certaine et plus solide que celle qui est
en lui pendant qu’il pense et se réalise.
On croit ordinairement que, chez l’homme qui s’éveille,
les sensations matérielles mettent en fuite les images du
rêve, monde complètement subjectif qui n’est pas le
monde; et l’on voit dans ces sensations la corde à laquelle
l’homme doit s’attacher pour ne pas naufrager dans
l’océan de la réalité inconsistante, résultat de l’activité
de son imagination. Mais c’est le contraire qui est vrai.
En effet, lorsque nous nous palpons au réveil et portons
notre regard vers les objets matériels qui nous entourent
pour reprendre plus clairement et plus parfaitement
conscience de la réalité, le premier terme de la compa-
raison n’est pas dans les objets matériels et dans la
nature extérieure, mais en nous-mêmes. La difficulté
d’admettre comme réelle la nature extérieure vient de ce
que celle-ci ne se greffe pas immédiatement sur notre vie
subjective telle qu’elle s’est esquissée durant le rêve, mais
c’est elle qui fait que nous nous tâtons et tâtons aussi les
autres corps, c’est-à-dire cherchons à étendre les représen-
tations de cette nature extérieure, en ajoutant de nou-
velles sensations. Car de prime abord nous sommes trou-
blés et repoussés par elle, sans réussir à nous en
affirmer la réalité à nous-mêmes. Et si la réalité finit par
vaincre le rêve, c’est qu’elle trouve place dans l’expérience
dont est tissue la trame du sujet, tandis que le rêve n’y
pénètre qu’en tant que réalité rêvée par nous.
Mais si on s'éloignait du centre de référence de toute l’ex-
périence qu’est le Moi, autour duquel la réalité s’organise,
GENTILE
7
g8
l’esprit, acte pur
on la verrait se superposer aux choses vues en imagi-
nation et à toute la vie vécue dans le rêve, sans possibilité
de discernement et d’appréciation. Cela signifie en somme
que le seul et véritable positif est l'acte du sujet se posant
comme tel ; sujet qui en se posant lui-même pose en soi
comme un élément qui lui est propre, toute réalité positive
dont la positivité est une conséquence de son rapport
d'immanence avec l’acte par lequel le Moi se pose de façon
toujours plus riche et plus complexe.
Aussi suffit-il de soustraire notre subjectivité au monde
que nous contemplons pour qu'il devienne un rêve dépourvu
de positivité; car si nous introduisons notre présence
dans le monde de nos rêves (comme nous le faisons effec-
tivement lorsque nous rêvons et qu’il n’y a pas de désac-
cord entre le résultat de l’expérience et les choses rêvées) :
le même rêve deviendra une réalité massive, positive
au point de secouer notre personnalité, de nous passionner,
de nous faire vibrer de joie ou trembler de peur.
13. L'individu comme universel autouroduisant. —
L'individu comme nous l'entendons et l’universel corré-
latif ne sont évidemment pas deux objets ou deux posi-
tions statiques de la pensée. Ils n’ont droit ni l’un ni l’autre
à la catégorie de l'être, car, rigoureusement parlant, il n’y a
aucun particulier et aucun universel. Aussi ne saurait-on
dire purement et simplement que l’individu cherché par Aris-
tote n’appartient pas à la nature mais à la pensée, parce
que la nature est véritablement en tant que terme de la
pensée qui la présuppose : pour laquelle raison Platon
disait justement que l’universel est. Mais notre universel
est l’universaliser ou, plus exactement, l’universel auto-
produisant, puisque cet universel ne fait qu’un avec la
pensée qui le produit. Il en est de même de l’individu
qui consiste en un acte au lieu d'être un principe ou un terme
d’acte, et consiste vraiment dans l’acte d'autoindivi-
dualisation qui le détermine. Et, en conclusion, on ne
peut parler d’universel et d'individuel qu’autant que l’on
considère le Moi qui pense et qui par l'acte de penser s’uni-
versalise en s'individualisant, et s’individualise en s’uni-
LE POSITIF EN TANT Qü'AUTOCRÉATION 99
versalisant. La signification la plus profonde du positif
est désormais manifeste : il n’est pas posé comme le résul-
tat d’un processus déjà complet et parfait, qui devrait
logiquement rester devant la pensée comme un mystère ;
car alors par qui aurait-il été posé ? Il n'est posé que
dans l’acte môme par lequel il se pose et rentre dans l’être,
qui n’est qu'autant qu’il est pensé. Au lieu d’être une chose
posée, le positif est vraiment l'être autoposant, dont la
position dans l’acte est certaine parce qu’elle est préci-
sément la transparence absolue du penser vis-à-vis de
lui-même. Ce qui précède suffirait à expliquer pourquoi
la plus complète des certitudes est celle du fait que nous
sommes en train de percevoir ; la perfection de sa certi-
tude ne dépend pas de ce qu’il est un fait, mais de ce
qu’il est perçu, c’est-à-dire de ce qu'il se résout dans un
acte réel du penser qui s’actue et se pense.
14. La nature en tant que négation de Vindividualité. —■
La nature, qui s’opposerait à l'esprit pour le limiter en tant
qu’individu, qui à son tour particularise et partant dé-
termine l’universel de l’esprit en le réalisant, n’a pas dans
le concept de l’individu un caractère spécifique et déter-
minant. L’individu comme nature — individu individualisé
— nous est apparu inintelligible : et le seul individu con-
cevable est celui qui est auto individualisation : l’esprit.
15. L’individu et la multiplicité de la nature. — Il est
vrai que nous n’avons pas encore satisfait à toutes les
exigences qui firent surgir dans l'histoire de la philosophie
le concept de l’individu comme nature. L’individu tout en
représentant la positivité vis-à-vis de l'idéalité de la pensée,
représente en même temps la multiplicité vis-à-vis de
l'unité de cette même pensée. Or la positivité s’intégre
et s'accomplit dans la multiplicité parce que l’idéalité
surgit comme intelligibilité du multiple ; il faut par consé-
quent pour surpasser la pure idéalité non seulement se
ressaisir du réel, mais du réel qui constitue la multiplicité.
Pour Platon en effet, comme pour Aristote, et tous les
philosophes présocratiques avant eux, le positif est la nature
100
l’esprit, acte pur
en tant que devenir, devenir par lequel tout se trans-
forme et en conséquence duquel les formes de l'être sont
nombreuses, nombreux les objets de l’expérience, et nom-
breux les individus.
Les Éléates furent les seuls qui unifièrent, selon l’éner-
gique phrase aristotélicienne. Mais du monisme objectif
de Parménide dériva le scepticisme agnostique de Gorgias
qui, portant à sa conclusion la plus rigoureuse la pensée de
Parménide sur l’identité du penser avec l’être, nia la possi-
bilité de l’opposition du premier au second. La négation
de cette opposition, qui est une phase indispensable du
concept de connaissance, entraînait la négation de la possi-
bilité de la connaissance. Connaître est distinguer ; c’est
donc considérer non pas un terme unique mais plusieurs
termes. Socrate découvre comme unité le concept, unité
qui comprend la variété des opinions ; l’idée platonicienne
est le type des choses, multiples et nombreuses ; et qu’est
donc toute la philosophie, à partir de Thalès ? Chez
tous ces premiers chercheurs du principe des choses, elle
n’est qu’un effort tendant à atteindre l’unité en partant
de la pluralité indéfinie des êtres offerts par l’expérience.
Mais ceci est l’histoire de la pensée, qui a toujours aspiré
à l’unité dans l’espoir qu'elle rendrait compréhensible,
sans toutefois la détruire, la multiplicité des choses indivi-
duelles et positives ; et c’est en même temps la logique. Car si
en face de l’universel se dressait un individu unique, celui-ci
en sa qualité d'unique serait un autre universel, un autre
tout; il répéterait en somme la position idéale de l’uni-
versel et serait impuissant à nous fournir le positif. Il est
évident en effet que si la nature ne nous donnait qu’un
seul cheval, celui-ci ne se distinguerait pas du cheval idéal
(de l’idée que nous concevons lorsque nous pensons au
cheval IxirÔTïjç et qui est l’idée des chevaux) et ne
saurait par conséquent servir de point d'appui pour la
conception de l’universel. En un mot, il ne serait pas le
positif de cette idée. L’universel est médiation des parti-
culiers, et doit pour cette raison, se développer à travers
plusieurs positifs.
LE POSITIF EN TANT QU’AUTOCRÉATION 101
16. Nécessité de la multiplicité. — Notre positivité im-
plique au contraire l’identification du particulier avec l’uni-
versel. Je pense, et en pensant je réalise un individu qui,
étant universel, est de ce chef tout ce qu’il doit être abso-
lument, et en dehors duquel on ne peut en chercher d'autre.
Mais alors peut-on dire que j’aie réalisé quelque chose ?
Et cet être qui, reproduisant dans son unité la position
désespérante de Parménide, rend impossible tout passage
de lui à un autre, est-il quelque chose depositif ? Me
pensé-je vraiment moi-même, si je ne pense que moi ?
N’avons-nous pas ainsi détruit l’essence de l’individualité
en tâchant de rendre concevable le particulier, et de le
libérer de la difficulté où il avait été jeté par son oppo-
sition à l’universel ?
Démocrite se lève contre Parménide. Et l’individu d’Aris-
tote est un hommage rendu à ce que le démocritisme
représente de vrai contre l’éléatisme qui avait prévalu
dans la conception idéaliste de Platon : hommage rendu
à l’expérience que le grand idéaliste d'Athènes avait
méconnue et vers laquelle il s’efforça néanmoins de re-
venir, mais en vain. L’idée est certainement la com-
préhension du monde, mais elle doit absolument être la
compréhension d’un monde qui soit une multiplicité d’in-
dividus.
17. Le concept de la multiplicité. — J’ai moi aussi
rendu hommage au plus profond des motifs de vérité de
l’atomisme de Démocrite, c’est-à-dire au besoin de diffé-
rence, lorsque j’ai exposé le concept de l’esprit considéré
comme un processus (1). Aussi pourra-t-on se reporter à
ce qui fut dit alors pour démontrer comment l’unité de
l’esprit n’exclut absolument que la multiplicité abstraite,
et comment une telle unité est en elle-même une multi-
plicité : multiplicité concrète se déployant dans l’unité
du processus spirituel. Mais le besoin d’une multiplicité
s’affirme ici sous un nouvel aspect qu’il est nécessaire de
noter minutieusement. Car je considérais alors la multi-
plicité, qui s’impose intérieurement à l'esprit du fait que
(1) Voir le chapitre ni.
102
l’esprit, acte pur
celui-ci est la conscience des choses et des personnes, qui
sont nombreuses les unes et les autres. Et il n’est certai-
nement pas d’autre multiplicité que celle que l’esprit voit
surgir devant lui de son propre sein. Mais il semble à
l’atomiste (et à quiconque sent que l’individuel est néces-
saire comme un moyen par lequel la pensée doit être inté-
grée et réalisée) que la multiplicité dite positive soit
encore au delà de la multiplicité qui apparaît au sujet. 11
ne suffit pas de concevoir un monde multiforme et riche
de détails pour qu’il existe : ce pourrait être un songe.
Et cela en serait effectivement un pour l’atomiste si nos
représentations ne pouvaient être expliquées en dehors
du sujet, et si leur origine ne pouvait être retracée dans
la multiplicité des choses. Pour lui, il est inutile d’observer,
comme nous l’avons fait, que les choses réelles ne se distin-
guent pas d’elles-mêmes des choses rêvées, mais doivent en
être distinguées par le sujet, sans quoi la veille elle-même
ne serait qu’un rêve dont on ne s’éveillerait jamais. Cela est
inutile, parce qu’il continuera à répéter que les choses
réelles opposées par le sujet aux choses rêvées ne sont
pas réelles parce que nous les avons perçues (les choses
perçues en présupposant en nous d’autres qui précisément
produisent en nous ces perceptions) ; mais il affirmera
que c’est plutôt parce qu’elles sont douées d’une réalité
qui leur est propre que nous nous les représentons comme
réelles, et que c’est leur réalité qui est la vraie, la seule posi-
tive ; qu’elle constitue la nature, où se trouvent les indi-
vidus véritables, les atomes, en eux-mêmes inconnaissables.
C’est là que se trouve la positivité véritable, à laquelle la
pensée doit s’appuyer pour ne pas vaguer dans le vide et
errer dans un monde peuplé des vaines ombres qu'il projette
lui-même. Mais la multiplicité qui se trouve avec elle n’est
pas celle que nous avons conçue (et qui ne peut être l’objet
de la pensée sans être aussitôt unifiée) c’est la multipli-
cité en soi, celle qui est le fondement habituel de toutes les
différences et oppositions individuelles, et par conséquent
de la vie complexe de la réalité.
Nous retrouvons ainsi, à travers le concept de l’indivi-
duel, une multiplicité qui prétend s’installer au delà de celle
LE POSITIF EN TANT Qü’AUTOCRÉATION 103
que nous avons montrée immanente au processus de l’es-
prit, douée d’une nature propre, base de toute la vie de
l’esprit et condition du concept exact de l’individu, en
tant que positivité intégrante de la pensée.
Cela nous oblige à scruter de nouveau le concept de la
multiplicité; d’une multiplicité évidemment obscure, parce
que transcendante relativement à l’esprit, chaotique parce
que soustraite à toute unité permettant de la saisir par un
acte spirituel, effrayante, comme l’infini léopardien dans
lequel la pensée se noie (selon l’hypothèse elle-même) !
Nous devons néanmoins l’analyser parce que, malgré
sa transcendance, elle prend place parmi nos concepts —
souvenons-nous de l’avertissement de Berkeley — et
l’atomisme lui-même est une philosophie : aucun concept
ne peut subsister sans résister aux autres, puisqu’il doit
coexister avec eux dans notre pensée.
18. Inconcevabilité d’une multiplicité pure. — D’abord
une multiplicité pure est non seulement inconnaissable,
mais elle est aussi inconcevable. Les choses nombreuses
forment toujours un ensemble ; si chacune d’elles n’était
pas avec les autres, elle serait une, non en tant que partie
mais en tant que tout : unité absolue, l’unité que l’atomisme
nie précisément. Ce n’est pas tout. Etant donné la mul-
tiplicité a, b, c, d, etc., a ne doit être ni b, ni c, ni d, etc. Il
en est de même de b, de c, de d. Mais qu’une chose n’ait
absolument rien de l’autre est impossible à moins de nier
toute relation entre les deux, car toute relation implique
une certaine identité.
La multiplicité implique nécessairement l’irrelativité
absolue des éléments qui en font partie. En sorte que a, non
seulement ne doit pas être b, mais ne peut même avoir
aucune relation avec b. Or ceci est absurde, car « n'être pas »
équivaut à exclusion réciproque et par conséquent à une
relation.
Et encore, si on admet la multiplicité, celle-ci ne peut
être absolue sans être composée d’éléments absolument
simples : autrement tout composé serait une exception à la
multiplicité, l’organiserait et l’unifierait, Mais l’élément
104
l’esprit, acte pur
simple (axoaov, octoixo; oguîa), étant un, est à son tour
une violation flagrante de la loi de multiplicité. L’ato-
miste, tout en partant de l’unité de l’espèce, la nie, la dépèce
et la divise. Telle étant la logique de sa pensée, il devrait
fractionner toute unité sans s’arrêter devant l’atome,
mais le fractionner à l’infini ; il n’aurait plus alors la mul-
tiplicité, qui exige des éléments.
De plus : admise que soit cette multiplicité telle que l'ato-
miste l’imagine, à quoi lui servira-t-elle ? Les atomes, ainsi
que les idées, sont conçus comme le principe de la réalité,
où l’unité se trouve aussi bien que la multiplicité (d’où
l’inutilité pratique des idées, démontrée par Aristote). S’il
y a la multiplicité, il y a aussi l’unité, le rapport, le
choc des atomes, l'agrégation de la matière, etc. Cepen-
dant, si l’on démontre que les éléments simples n'ont
absolument aucun rapport entre eux, il devient impossible
qu’ils se choquent, le choc étant pour le moins un rapport
extrinsèque ; et si d’autre part on démontre la possibilité
d’un tel choc, c’en est fait de l’absence absolue de tout
rapport et par suite de la simplicité et de la multiplicité.
Ce ne sont pas là, bien entendu, des difficultés nouvelles,
puisqu'elles ont toujours été soulevées plus ou moins
clairement, plus ou moins énergiquement, contre l’ato-
misme et, mutatis mutandis, contre tout pluralisme. Mais
elles n’ont empêché aucun philosophe, même parmi les
adversaires du pluralisme, de représenter le monde dans
l’espace et dans le temps, et de penser chaque individu
positif comme étant déterminé hic et nunc : n’existant
qu'autant qu’il existe dans l’espace et dans le temps. Aussi
convient-il de parler ici du temps et de l’espace.
CHAPITRE IX
L’espace et le temps
I. L’espace et le temps, systèmes de la multiplicité. —
L’espace et le temps sont les deux systèmes de la mul-
tiplicité ; c’est en cette qualité qu’ils sont considérés comme
le vaste dépôt du positif, du réel effectif, de l’indivi-
dualité concrète. Ce qui est positivement réel est ce qui
existe, or ce qui existe existe dans le temps et dans l'es-
pace. La nature, règne de ce qui existe, a toujours été repré-
sentée, depuis qu'on l’oppose à la pensée, précisément comme
l’ensemble des individus coexistant dans l’espace et se
succédant dans le temps. Kant lui-même, qui fit de l’espace
et du temps deux formes a priori de l’expérience, c’est-à-
dire deux modes selon lesquelles l’activité unificatrice de
l’esprit travaille sur les données de la sensibilité immédiate,
ne crut pas pouvoir garantir l’objectivité positive de l’in-
tuition sensible sans présupposer à la multiplicité, unifiée
dans l’espace et dans le temps, une autre multiplicité
non encore unifiée par le sujet, mais servant de base à cette
unification. Il est néanmoins aisé de s’apercevoir, pour
peu qu’on réfléchisse, que cette multiplicité n’est pas, et ne
saurait être, dépourvue de toute spatialité et temporalité :
car qui dit multiplicité implique le temps et l'espace. Et c’est
pour cela que les intuitions purement subjectives de Kant
— formes appartenant a priori aux sensations, qu’il estime
n’être pas suffisantes à elle-mcmes et partant devoir s’ap-
puyer à une matière qui leur est étrangère — finissent par
être présupposées à elles-mêmes, c’est-à-dire par être avant
d'être.
io6
l’esprit, acte pur
2. L’espace, multiplicité absolue et positive. — Imaginez
la multiplicité comme multiplicité positive, actuelle, non
pas simplement possible et seulement idéale, mais absolue
(bien que la multiplicité absolue soit une absurdité) et
absolument positive, non pas réalisable, ou devant être
réalisée, mais déjà réalisée (ce qui constitue comme je
l’ai démontré une autre absurdité), et vous aurez une idée
de l’espace dans lequel nous nous représentons les choses.
L’espace dans toutes ses déterminations, même en dehors
de toute question sur le nombre de ses dimensions, com-
porte l’exclusion réciproque de tous les termes de l’expé-
rience actuelle et possible. Tout ce que nous distinguons
ou pouvons distinguer, et par cela même intégrer dans une
expérience actuelle, peut être dit « spatial », c’est-à-dire,
peut se décomposer en éléments et finalement en points,
chacun desquels est hors de tous les autres qui, à leur
tour, lui sont extérieurs. Il est possible que nous ne distin-
guions pas les éléments de l’espace, et c’est un fait que
nous ne distinguons pas les derniers de ces éléments
qui sont les points. Ils n’en sont pas moins des éléments
distinguables dans l’objet d’une expérience actuelle ; ou,
ce qui est la même chose, des éléments distincts dans l’objet
d’une expérience possible. Ce qui signifie que les éléments
spatiaux sont distincts d’une distinction qu’aucune expé-
rience ne peut abolir, qui constitue l’objectivité posi-
tive qui leur est propre et semble s’imposer à l’activité
subjective génératrice de l’expérience.
3. Le prétendu espace idéal ou possible. — L’espace pos-
sible ou idéal est un non-sens, bien qu’il ait été affirmé
plusieurs fois. La pensée n’est pas spatiale et l’Hyperura-
nien dont parle Platon n’a rien de commun avec l’espace
proprement dit, la x&pa, dont il parle lui-même dans le
Limée (p. 50-52) comme du réceptacle des formes sans
lequel les idées resteraient idées, n’ayant ni où ni comment
se réaliser. Les idées, pour nombreuses qu’elles soient, ne
font qu’un, car elles se coordonnent et résolvent dialec-
tiquement toute leur multiplicité ; quant à l’espace pensé,
l’idée de l’espace n’est pas plus une multiplicité en elle-
l’espace et le temps 107
même que les autres idées. La multiplicité inaltérable et
invincible est celle des éléments de l’espace, parce qu’ils
sont donnés avec toute leur positivité.
Je peux, il est vrai, me représenter un corps sans qu’il
soit donné, et ce corps sera spatial. Mais il ne le sera qu’au-
tant et aussi longtemps que je le considérerai comme
donné, c’est-à-dire qu’aussi longtemps que j’ignorerai
qu’il n’est que potentiellement et idéalement. En effet,
dès que j’aurai conscience de ce fait, la réalité cessera d’être
le corps pour devenir l'idée du corps, dépourvue, en tant
qu’idée, de toute spatialité.
Telle est la raison pour laquelle le monde matériel, que
constituent les données spatiales, est le premier terme de
toute comparaison tendant à mesurer l’existence, la cer-
titude, la positivité, pour la pensée vulgaire. Telle est la
raison pour laquelle on demande où existe ce dont l’exis-
tence n’est pas encore évidente.
4. Le temps, développement de l’espace. — Mais on ne se
limite pas à demander où existent les choses, on demande
aussi quand. Et il ne saurait y avoir de véritable actualité
d’expérience, partant de positivité du réel, avec les seules
déterminations d’espace sans relation avec le temps. La
positivité exige la multiplicité, et celle-ci ne saurait être
absolue et entière tant qu’elle ne s’étend que dans
l’espace. Tout point de l’espace est un centre autour
duquel les autres s’ordonnent en système, et cela
étant, il détruit la multiplicité : le point en tant que tel
limite donc l’espace, et en conséquence échappe à la spatia-
lité. Mais pour la même raison qui fait qu’une chose
jouissant de l’étendue se divise en éléments, et que n’im-
porte quelle unité se réduit en une multiplicité, le
point, précisément en sa qualité de point qui en limi-
tant l’espace l’annule, ne peut être conçu sans une multi-
plication ultérieure, multiplication qui comporte une nou-
velle spatialisation.
Il est un point qui se distingue entre les points, celui
de la multiplicité, et il donne lieu à l’espace. On en distingue
un autre, celui de l’unité, qui ne peut être fixé dans son
io8
l’esprit, acte pur
unité sans annuler la multiplicité qui en dépend. Aussi
se spatialise-t-il lui-même. Prenons par exemple un élé-
ment quelconque de l’espace, hic : en tant qu’élément dé-
fini, il échappe à l’ensemble des éléments et par cela même
à la spatialité. Mais son unité sera-t-elle pour cela préser-
vée ? Non, car cette qualité surgit en lui-même de l'exclu-
sion réciproque des éléments d’expérience, qui, continuant
à être l’élément déjà défini (et pouvant être un point)
s’excluent, l’un se substituant à l’autre au même endroit,
et sont chacun à son instant, nunc.
Nous pourrons donc dire que le temps est la spatialisa-
tion de l’unité de l’espace (i).
Aussi le temps et l’espace peuvent-ils se représenter gra-
phiquement par deux lignes droites intersécantes, et ayant
un seul point en commun : le point de l’espace qui ne peut
être un point unique de l’espace sans être un des innom-
brables points du temps. Mais il sera sage de ne pas arrêter
la pensée au simple système imaginaire de l’espace.
Il vaudra mieux se rappeler ce qui a été dit de la multi-
plicité des points de l’espace, entre lesquels on prend l’unité
qui se multiplie dans le temps. Il faut en somme remar-
quer qu’il s’agit d’une multiplicité donnée, c’est-à-dire
d’une multiplicité véritable et absolue, en dehors de toute
unification spirituelle. Et on comprendra alors qu’il n'y
a pour un point de l’espace d’autre spatialisation que le
temps tel que tout le monde le comprend.
5. Rapport et différence entre l’espace et le temps. — En
conclusion, l’espace s’accomplit dafis le temps pour se poser
comme multiplicité absolue, dont chaque élément est lui-
même une multiplicité. Je n’entends pas dire que le temps
est la suite du processus de multiplication de l’espace,
car s’il en était ainsi, il n’existerait ni point ni unité spa-
tiale, de quelque façon qu’on puisse la définir. Il faut arrê-
ter le processus de l’espace, et en fixer l’élément, pour
comprendre l’autre élément qui est produit par la multi-
(1) Cette unité, étant toujours une unité, peut être aussi bien l’unité du point
ou de n’importe quel élément appartenant à l’espace, comme par exemple l’unité
de l’espace dans sa totalité, qui elle-mâme est toujours une totalité relative.
l’espace et le temps
109
plication du premier. Multiplication qui est elle aussi une
spatialisation, puisqu’elle est comme la première l’exclu-
sion réciproque d’éléments distincts, et partant une mul-
tiplicité, mais elle est en outre une nouvelle spatialisation
du premier espace. Et c’est en cela que consiste la diffé-
rence entre le temps et l’espace.
La multiplicité pure et immédiatement donnée est
l’espace : mais il est impossible d’en soustraire un élément
sans le voir faire partie d’une seconde multiplicité pure,
donnée avec la première, qui est le temps. Concevoir
la matière comme étant une — l’Un de Parménide, ou
le Tout sphérique et identique dans toutes ses parties ima-
giné par Xénophon — et la concevoir hors du temps im-
mobile dans une éternité équivaut à ne rien concevoir :
comme il semble que Gorgias l'ait compris. L’objet
est spatialement multiple, et étant absolument tel, il
l’est aussi temporellement. Un regard, un simple regard
jeté sur le monde, embrasse une multiplicité spatiale.
Mais cette multiplicité ne peut être fixée devant nous ni
dans sa totalité, quelle qu’elle soit, ni dans une de ses par-
ties ; elle se multiplie de nouveau dans une multiplicité
d’images de son tout ou de celle de ses parties qui a été
fixée, se prolongeant ainsi dans le passé et dans le futur.
La multiplicité doit être en somme ou spatiale ou tempo-
relle.
6. Inconcevabilité de la spatialité et de la temporalité
pures. — Nous aurons donc en tous cas une multiplicité,
et une multiplicité non unifiée : précisément celle qui
est l’antécédent présupposé par Kant aux fonctions sub-
jectives du temps et de l’espace, et qui est au contraire
tout le contenu du concept que nous avons de l’espace
et du temps. C’est à elle qu’a recours l’empirisme
sous toutes ses formes pour déterminer le positif de la
nature dans la richesse de ses individus. Ainsi l’on ne
saurait concevoir la réalité, comme telle, spatialement
et temporellement, sans maintenir le concept de la multi-
plicité dans son indépendance absolue de toute unité syn-
thétique. Et ce serait alors la multiplicité pure oscil-
IIO
l’esprit, acte pur
lant entre deux extrêmes également absurdes, sans pouvoir
s’arrêter à un point intermédiaire. Nous le savons déjà :
ou bien la multiplicité se conçoit comme un tout, et
alors l’unité du tout contredit la multiplicité, ou bien en
dehors du tout, dans chacune de ses parties, et alors la partie
devient unité, ce qui contredit également la multiplicité.
Il est donc juste de dire que si, en concevant le monde de
l’espace et du temps, on pensait réellement un monde en
soi (la prétendue nature existant en face mais en dehors
de l’esprit) on ne penserait rien du tout. La spatialité
et la temporalité véritables doivent signifier bien autre
chose, et il faut chercher ce qu’elles signifient, tout en
maintenant leur positivité et en détruisant la transcen-
dance illusoire de leur multiplicité.
Tout ce qui a été dit jusqu’à présent pour élucider la re-
présentation ordinaire de l’espace et du temps, comme sys-
tèmes de la multiplicité absolue de la réalité positive, est
complètement vrai sans être cependant toute la vérité.
Car l’absurdité de cette représentation naît de l’abstrac-
tion dans laquelle la spéculation philosophique a fixé
cette représentation, immanente à la conscience où elle
est intégrée par la condition qui lui est indispensable
pour être concrète.
7. Naïveté du concept d’un monde extrasubjectif comme
multiplicité pure. — L’inconcevabilité de la multiplicité
pure, représentée par la spatialité absolue, qui est à la
fois, comme nous l’avons vu, espace et temps, est due à la
prétention d’exclure de cette multiplicité l’unité, unité
qui accuserait aussitôt la présence de l’esprit, et qui
pourrait être confondue avec l’idéalité, dépourvue d'élé-
ments positifs, qui absorbe dans la pensée la réalité exis-
tante et la transporte, en l’idéalisant, du monde des choses
dans celui de la pensée). Cette prétention dérive de l’ancienne
illusion de pouvoir poser devant la pensée sa propre réalité,
pure de toute action subjective, au moins comme postulat
de la connaissance, à travers laquelle la réalité elle-même se
présenterait ensuite à nous plus ou moins adaptée aux
principes de la logique et aux formes cognitives du sujet.
l’espace et le temps
HT
Mais nous avons bien des fois répété que la réalité extra-
subjective est elle-même ainsi qualifiée par le sujet, et est en
conséquence subjective elle aussi, n'étant extrasubjec-
tive que relativement au degré et au mode de subjecti-
vité d'une réalité subjective différemment. La cause d’une
sensation sonore, considérée un mouvement extrasubjectif,
est elle-même conçue par l’intelligence, et n’est compré-
hensible que grâce à l’activité mentale qui reconstruit,
au moyen de la physiologie et de la physique abstraites,
les antécédents de la sensation.
8. Comment Vextrasubjectivité se résout dans l'acte du
sujet. — En analysant le concept de la réalité abstraite
selon cette interprétation naïve de l’extrasubjectivité
(ou objectivité comme on dit d’ordinaire fort inexacte-
ment), on voit clairement que son caractère essentiel est
la multiplicité dépourvue de tout principe synthétique.
En effet l’hypothèse de l’objet obtenu par une telle
abstraction est celle-ci : rien ne doit subsister dans
l’abstraction de ce qui pourrait être attribué à l’acti-
vité du sujet, et tout principe universel et synthétique,
en tant qu'idéalité détruisant la multiplicité, provient du
sujet. Mais, lorsque l’abstraction est faite et la multipli-
cité fixée, il ne faut plus prétendre que la multiplicité
vit d’une logique dont elle ne pourrait vivre que dans l’in-
tégrité de l’organisme vivant duquel elle a été prise : autant
vaudrait amputer un membre d’un corps vivant, et pré-
tendre ensuite qu’il se présentât à nous, non pas mort
mais vivant, avec l’intelligibilité qui, au point de vue phy-
siologique et biologique, est propre au cercle vital auquel
il appartenait avant l’amputation.
9. Pressentiment de cette doctrine chez Kant. — La mul-
tiplicité absolue est caractéristique du positif en tant que
posé, ou de l’objet en tant qu'objet. Mais le positif est posé
pour le sujet parce que c’est ce dernier qui le pose ; et l'objet
ne saurait ni dépasser le sujet ni lui être immanent, si
ce n'est en vertu de l’action du sujet lui-même. Car tous
les innombrables éléments au moyen desquels le monde
112
l’esprit, acte pur
se multiplie devant moi, et tous les innombrables moments
à travers lesquels il se multiplie aussi devant moi dans
chacun de ses éléments et dans son tout, étant devant moi,
sont en moi exclusivement grâce à moi et à mon activité.
La multiplication, en conséquence de laquelle l’un n’est
pas l’autre, est un acte dont je suis le sujet. Telle est la
grande vérité que Kant entrevit, comme il apparaît de
sa dissertation De mundi sensibilis atque intelligibilis
forma et principiis (1770) et même de la Critique de la
raison pure publiée onze ans après, où il soutient la sub-
jectivité des formes de l’espace et du temps et comprend
ces formes comme des fonctions. Ce concept fut complè-
tement perdu de vue et par les empiristes psychologues et
par les gnoséologues du xixe siècle qui s’efforcèrent de
démontrer que ces formes de l’expérience sont produites
par l’expérience elle-même; il le fut également par les
fauteurs de la psychologie dite nativiste, qui leur répli-
quaient en soutenant que Kant avait raison, parce que ces
formes sont effectivement un antécédent nécessaire de
l’expérience (1).
10. L’espace, activité spatialisante. — L'espace n’est ni
un antécédent ni une conséquence : si les formes sont des
fonctions par lesquelles l’objet de l'expérience est consti-
tué, leur actualité et réalité effective ne peut être que dans
l'expérience, et l’espace et le temps ne peuvent être conçus
comme deux formes vides attendant de recevoir une à une
(ainsi qu’un récipient quelconque) les représentations de
l’expérience sensible. L’espace (ou le temps) ainsi conçu
ne serait qu’une multiplicité déjà posée, indépendante de
l’activité de l’esprit ; or celui-ci est au contraire l’ac-
tivité spatialisatrice de l’esprit qui, loin de présupposer la
multiplicité, la produit, et ne l’a devant soi qu’autant qu’il
la produit (la multiplicité n’étant en somme que pour
(1) Spaventa est le seul philosophe qui ait nettement discerné l’erreur com-
mune aux fauteurs des psychologies génétique et nativiste vis-à-vis de Kant,
et qui ait indiqué la direction dans laquelle la doctrine de ce dernier pouvait
être développée et intégrée comme nous avons essayé de le faire dans ce chapitre.
Voir Spaventa, Scritti filosofici (édition Gentile, Napoli, Morano, 1900, p. 85 et
suivantes), où il semble que l’on puisse entrevoir le concept de l'espace, en
tant qu’acte.
l’espace et le temps
113
l’esprit et par l’esprit). Ainsi donc, non pas multiplicité, mais
multiplication. Telle est la réalité concrète qui donne lieu
à la multiplicité, laquelle ne peut être considérée que par
une abstraction formelle comme une chose qui, ayant sa
propre existence, est, et échappe au mouvement de la
pensée en lui étant présupposée.
11. L’unité comme base de la spatialité. — Mais pour
saisir dans sa pure spiritualité l’actualité de l’espace qu’est
la spatialisation, il faut abandonner la position kantienne
des données de l’expérience sensible immédiate, et le pré-
supposé de l’intuition empirique qu’est pour Kant le
multiple sensible, antécédent logique de l’actuation de la
fonction spatiale qui réfléchit une multiplicité extrasub-
jective. Multiplicité que Kant imagina obscurément au
delà de tout le processus de connaissance, à la façon des
atomistes et selon les vagues intuitions philosophiques
impliquées par les conceptions scientifiques de son époque.
Comme nous l'avons fait observer, la spatialité est, plutôt
qu’ordre et synthèse, différenciation et multiplication. Kant
insiste sur la fonction unificatrice et ordinatrice, parce
qu’il présuppose la multiplicité, nous avons vu pour-
quoi, et la recueille dans sa synthèse. Mais la multiplicité,
lorsqu’elle existe, présuppose elle-même l'unité, car elle
ne peut être que recueillie, ordonnée, unifiée. L'unité est
d’abord, et la spatialité consiste dans la multiplication
de ce qui est un. Aussi ne s’agit-il pas, rigoureusement par-
lant, de synthèse, mais plutôt d’analyse.
12. Analyse et synthèse de l’activité spatialisante. — D’autre
part, l’analyse ne saurait être séparée ici de la synthèse
comme elle ne saurait l’être d’ailleurs à aucun autre moment
de la vie de l’esprit. Car l’acte qui multiplie l’unité ne la
détruit pas; je dirai même qu’il la réalise en la multipliant,
de sorte que la multiplicité qui en résulte est la multiplicité
de l’unité. L’analyse, loin de détruire l’individualité, l'enri-
chit, la rend concrète, la potentialise, la confirme en somme
et lui confère une réalité toujours plus complète et plus
solide. L’espace appartient en effet au monde que nous
GENTILE
8
i/esprit, acte pur
114
nous représentons spatialement, et que nous nous repré-
sentons lui-même parfaitement harmonieux et un dans
l’horizon de notre conscience. Il est enfermé en nous tout
entier, sans bornes, tel que nous le créons au fur et à mesure
que nous l’imaginons davantage ; objet d’une expérience
actuelle, donné (puisque nous le rendons tel pour nous),
consolidé par le sceau du temps. De cette façon son
ensemble et chacun de ses éléments s’aiticulent dans la
série de ses états, reliés entre eux, et formant une chaîne
adamantine qui encercle tout le positif des faits dans la
réalité du monde. Tout en nous, ou, plus exactement,
tout ne faisant qu’un avec nous.
13. L’espace et le temps dans l’esprit. — il est donc juste
de prendre note du fait que nous ne sommes pas dans
l’espace et dans le temps ; au contraire, l’espace et le
temps, tout ce qui se déploie spatialement ou se succède
graduellement dans le temps, est en nous : dans le Moi
transcendantal, bien entendu, et non dans le Moi empirique.
Non pas, et ceci doit être clair, dans le Moi localisé comme
si le Moi était l’espace où s’étendrait l’espace, au sens vul-
gaire du mot. L’espace est une activité, et le fait que tout
ce qui est spatial est dans le Moi ne signifie qu’une chose,
c’est-à-dire que tout ce qui est spatial, ne l'est qu’en
vertu de l’activité du Moi, comme développement, actua-
lité, du Moi.
14. Critique du concept temporel de l’acte spirituel. —
Kant a dit que l’espace est une forme du sens extérieur
tandis que le temps est une forme du sens intérieur. Si
nous nous représentons dans l’espace le prétendu objet
extérieur, la nature, ou ce qui est considéré comme l’anté-
cédent du commencement de notre vie spirituelle de con-
naissance, c’est, selon lui, dans le temps que nous nous
représentons la multiplicité des objets de notre expérience
intérieure, c’est-à-dire ce qui se distingue en tant que di-
vers et multiple dans le cercle de notre vie spirituelle. Mais
j’ai insisté sur l’identité substantielle du schéma qui est
au fond des deux idées de temps et d’espace, et nous avons
l’espace et le temps
115
présenté le temps comme la spatialisation de l’élément
spatial. Aussi pouvons-nous accepter la distinction kan-
tienne comme suffisant à exprimer la profonde divergence
existant entre la nature et l’esprit. Je ne parlerai pas de
l’erreur commise par les psychophysiologues qui, en se pro-
posant de mesurer expérimentalement le temps psychique,
ne font que mesurer ce qui peut l’être relativement à la
psychicité, et précisément les phénomènes physiologiques
concomitants au véritable acte psychique. C’est du reste
une simple équivoque. Mais le processus du développe-
ment spirituel en tant que tel est assujetti par tout le
monde à la forme du temps, et la chronologie est généra-
lement considérée un élément indispensable à l'histoire,
lorsque celle-ci est comprise sans son aspect le plus spiri-
tuel. Enfin la base même de la personnalité est située
dans la mémoire, qui prolonge la réalité actuelle de l’esprit
et lui permet de s’enraciner dans le passé.
15. Ce qui est temporel ou non dans l’esprit. — Il faut
distinguer dès à présent, de ce qui est véritablement tem-
porel, ce qui est spirituel dans la réalité qu'on appelle, avec
un grand manque de précision, spirituelle et temporelle
à la fois. Comme forme d’expérience intérieure, le temps
kantien n’est relatif qu’au Moi empirique : non pas le
Moi tel qu’il est empiriquement (comme il se réalise
en tant que sujet d’une simple expérience), mais tel qu’on
le connaît empiriquement (comme il se réalise en tant qu’ob-
jet d’une simple expérience). Et Kant distingue de l’expé-
rience le Moi transcendantal dont l’activité la rend pour-
tant possible, de sorte que ce qui est temporel dans l’ex-
périence ne l’est pas dans la connaissance absolue, pour
qui l’expérience absolue n’est que le déploiement d'acti-
vité du Moi transcendantal, qui est le véritable Moi, et
l’acte proprement spirituel. Le Moi n’est jamais compris
dans l’horizon empirique, qui ne peut embrasser que
l’empirisme ; mais il se révèle et s’impose à l’attention de
la conscience de Vempirisme, qui, se rendant compte de
l’empirisme, est une connaissance non pas empirique
mais absolue. L’objet abstrait du Moi réel est temporel,
l’esprit, acte pur
116
mais il n’est pas Moi, n’a pas de liberté, et est partant dé-
pourvu de toute valeur spirituelle, parce qu’il est ce qui
est déjà, ce qui a été fait : le positif en tant que posé.
Un fait historique, en tant que déterminé relativement
au temps, est en effet un passé dont le jugement n’a de
sens que s’il est pris comme l’évaluation, non pas du fait
accompli, mais de la conscience et de la personnalité de
l’historien, auxquelles le fait historique adhère (car on ne
juge que ce qui est un acte spirituel, non pas la pluie, le
beau temps, la bosse d’un bossu ou la belle statue d'un héros).
Et il est vrai aussi que chacun de nous est son propre passé :
est par exemple, en tant que culture et doctrine, la somme
de tout ce dont il se souvient, de tout ce qu'il a compris et
retient. Mais ce que nous retenons des choses que nous avons
comprises est en réalité ce que nous comprenons, et
nous le comprenons évidemment avec une intelligence qui
n’est pas celle avec laquelle nous l’entendîmes la première
fois, ne fût-ce que parce que nous l’avons déjà entendu,
ce qui a inévitablement augmenté notre intelligence. La
comparaison même que nous faisons entre l’acte présent
et le fait passé de notre vie spirituelle, acte par lequel notre
âme est empreinte d’une nostalgie mélancolique, ou d’une
douce et tendre rêverie, ou encore de joie ou de douleur,
cette comparaison n’est pas faite entre le présent et le passé
comme entre deux réalités de notre vie, mais entre deux
représentations empiriques appartenant l’une et l’autre
au présent, en tant qu’actualité du moi qui juge et
compare. Elles sont également présentes, bien que ou
plutôt parce que diversement situées dans la série du
temps, cette série étant tout entière simultanément pré-
sente et coexistante dans l’acte de l’esprit qui est la
racine de la multiplicité temporelle.
C’est en ceci que consiste ce que le temps a de spirituel :
non pas ce qui est temporel et constitue le positif en tant
que posé, mais l'acte qui détermine ce qui est temporel
et en lequel consiste le véritable positif en raison duquel
le premier est positif, c’est-à-dire le positif posant, ou qui
pose en se posant. Il est naturel qu’en nous empirisant
nous nous multipliions et que nous nous voyions comme une
l’espace et le temps
II7
multiplicité ; mais le « Connais-toi toi-même » du phi-
losophe doit nous ouvrir les yeux sur l’acte par lequel nous
nous empirisons et multiplions, acte qui est la racine de la
multiplicité temporelle.
16. Coexistence et comprésence. — A la coexistence des
éléments de l’espace, la comprésence des éléments du temps
fait un pendant parfait. Il y a plus, la comprésence de
ceux-ci explique exactement ce que la coexistence de
ceux-là signifie.
Comprésence signifie convergence de tous les mouve-
ments du temps (passé, présent, futur, avec leurs dis-
tinctions innombrables et les multiplications qui en
dérivent) dans un présent, qui n’est pas celui qui sépare
le passé du futur, mais la négation de toute multiplicité
temporelle et de toute succession. Non pas la durée, comme
le voudrait la définition de fantaisiste qui a été donnée du
temps épuré de toute spatialité, ce qui est complètement
absurde puisque le temps est un espace, mais l’éter-
nité, qui étant le principe du temps en est aussi la négation.
Le présent éternel, où se réunissent et d’où partent tous les
rayons du temps, constitue l’intelligibilité du temps. Car
le temps est incompréhensible tant qu’on s’efforce de l’ar-
rêter devant nous comme temps pur sans éternité, nature
pure sans esprit, multiplicité sans unité.
La coexistence est la convergence de tous les points
de l'espace vers un -point qui est en dehors de tous les
autres et détruit ainsi leur multiplicité. Point qui est le Moi,
l’activité spatialisatrice d’où tous les points rayonnent
et où par suite ils établissent leur centre, point purement
idéal, où transcendantal si on préfère, qui par son activité
spatialisatrice se pose comme tous les points de l’espace et
comme tous les moments du temps, générant ainsi la posi-
tivité de la réalité dans l’espace et dans le temps.
17. Le point infini et le présent éternel. — Il ne saurait
y avoir ni espace ni temps sans la coexistence des éléments
du premier et sans la comprésence des moments du
second. L’un et l'autre ne sont en conséquence
n8
l’esprit, acte pur
intelligibles comme espace et comme temps, dans leur multi-
plicité positive, que si l’espace est la spatialité du point
non spatial, et si le temps est la temporalité d’un présent
non temporel, contenus l’un et l’autre dans une réalité,
où ils puisent leur être, et qui est éternelle relativement au
temps, puisqu’elle consiste absolument en un point et
est une relativement à l’espace qui est le processus fonda-
mental de sa multiplication. La nature, en somme, n’est
compréhensible, dans ce sens-là aussi, que comme vie de
l’esprit, qui se multiplie sans doute, mais tout en restant
un.
18. Réalité de l'espace et du temps. — La multiplicité
des éléments coexistants et des moments comprésents
n’est pas une simple illusion dans la doctrine qui con-
sidère le temps et l’espace comme une spatialisation
absolue, dont la multiplicité n’est réelle qu’autant qu’elle
s’absorbe dans l'unité de l’esprit. Lorsque nous disons,
comme nous pouvons et devons le dire, que la réalité
n’est ni spatiale ni temporelle parce qu’elle est inhé-
rente à l’esprit qui n’appartient ni au temps ni à l’espace,
nous ne voulons pas dire qu’aucune forme de la réalité
ne doive être représentée comme espace ou temps. Nous
voulons simplement dire, et je ne saurais trop insister sur
ce point, que l’espace et le temps ne peuvent être conçus
exactement tant qu’ils sont pris comme existant dans
leur pure et abstraite multiplicité, qui est immobile et
inaltérable. Leur multiplicité est au contraire fort réelle
en tant que posée, dans la mobilité, dans la vie, dans la
dialectique de la position actuelle, qu’en fait l’esprit en
s’y réalisant dans sa propre unité.
Aussi répéterons-nous encore une fois que tout ce que
continuent de penser de l’espace et du temps ceux qui ne
se sont pas encore élevés jusqu’au point de vue de l’acte
pur d’où l’espace et le temps sont effectivement conce-
vables, est vrai, mais sans être toute la vérité. Ce n’en est
pour ainsi dire qu’une moitié qui attend l’autre dont elle
ne devrait pas être séparée pour être complète. Leur
séparation n’est due qu’au manque de maturité de phi-
l’espace et le temps
119
losophies incapables de reconnaître dans toute son inté-
grité l'acte spirituel qui se pose comme temps et comme
espace. Car la seconde moitié de cette vérité transforme
l'abstraction du positif compris comme l'entend le natura-
lisme, en un autre positif, qui rend le premier possible
en s’y actuant.
19. L’espace et le temps dans la synthèse de l’esprit. —
Il est permis de dire dans le langage de la logique que
la spatialité généralement comprise est l’antithèse d’une
thèse qui est l’esprit, mais un esprit qui, en tant que
simple thèse opposée à l’antithèse, n'est pas moins abstrait
que la spatialité, et qu’ils ne deviennent concrets l’un
et l'autre que par leur commune synthèse. Cette dernière
n'est pas, d’autre part, un tertium quid qui survient et
s’ajoute à l’unité de l’esprit et à la spatialité de la nature
en en détruisant les oppositions et en unifiant leurs termes.
Non, la synthèse, comme je l’ai dit, est dès l’origine, car il
n’est pas de thèse sans antithèse et réciproquement toute
opposition implique l'action de s'opposer (l’un des deux
s’opposant à soi-même comme différent et identique).
Et cette dualité de termes est reconnue comme une dualité
qui n’est pas unité, par une analyse abstraite qui s’exerce
sur le vif du processus spirituel et unique, où la thèse est
antithèse, et l’antithèse est thèse.
20. Erreur du naturalisme et du spiritualisme abstrait. —
Notre conclusion est donc que le naturalisme, qui conçoit
l'espace (et le temps) comme présupposé de l’esprit, n’est
pas tout à fait dans le faux non plus, ou, ce qui revient au
même, n’est qu’à moitié vrai ; mais que le spiritualisme
qui nierait l’espace serait faux lui aussi. Il est en effet tout
aussi faux de penser l’antithèse, sans la thèse qui en est la
base, que de concevoir la thèse sans l’antithèse dont elle
est la base.
Toutes les philosophies antérieures et inférieures au
concept de l'esprit comme acte pur, qui permet de com-
prendre la spatialité comme acte pur, étaient natura-
listes. Celles qui ont affirmé ne pouvoir concevoir la nature
120
l'esprit, acte pur
sans un esprit qui la crée et l’explique ne faisaient pas
exception à cette règle. Car il est évident qu'un esprit qui
est l’antécédent de la nature l'est aussi de l’esprit pour qui
elle est, c’est-à-dire auquel elle se représente, esprit qui
constitue par conséquent le réceptacle actuel de la nature
elle-même et du premier esprit imaginé pour nous rendre
raison d'elle et de son origine. La position d’un tel esprit,
préspirituel et prénaturel, devant l’esprit actuel — le seul
esprit qu’il est intéressant d’expliquer, ne fût-ce que pour
garantir la vérité de ce que l’on pense — serait la position de
la nature elle-même : la réalité qui est toute la réalité, déjà
réalisée quand l’esprit actuel doit encore naître et exister.
Quand l’esprit occupe cette position relativement à la
réalité transcendante, l’espace ne peut être que la multi-
plicité abstraite qui répugne absolument à toute unité,
espace incompréhensible et absurde même si la philosophie
s’efforce de le concevoir comme propriété du sujet et comme
unité. On ne saurait dire, d'autre part, qu’il y ait jamais
eu un spiritualisme opposé à un tel naturalisme. Une
véritable négation de la multiplicité qu’est la spatialité
se trouve au fond de la pensée de Spinoza et, en général,
du panthéisme néo-platonicien auquel ce philosophe se
rattache en remontant jusqu'aux stoïques et aux éléates.
Mais cette négation n’annule pas la multiplicité de la
nature dans l’unité de l’esprit ; elle ne l’annule que dans
une unité immédiate et naturelle. Cette dernière unité
peut être considérée comme une anomalie du naturalisme,
et aboutit en effet comme lui à une espèce de mysticisme
qui est la négation de la nature, en tant que telle, et une
retraite de l'esprit au dedans de soi-même, détruisant
toutes les déterminations de son objet et rendant im-
possible la connaissance en tant qu’objet positif et véri-
table objet naturel.
21. Critique du monadisme de Leibniz. — L’histoire de
la philosophie n’enregistre aucun spiritualisme absolument
abstrait et cela se comprend aisément parce qu’il ne saurait
exister : dans sa position absolue, il viendrait à prendre
conscience de sa propre abstraction. Mais elle enregistre
l’espace et le temps
121
un spiritualisme abstrait relatif, qui se transformant ul-
térieurement, ainsi que nous l’avons observé, dans un
pur naturalisme, n’admettait pas que l'esprit pût être
conçu autrement que comme une unité pure de toute mul-
tiplicité : simplicité absolue, monade selon la terminologie
de Leibniz, substance qui n’existe qu’autant qu’elle est dé-
pourvue de tout rapport avec ce qui est multiple. Le mona-
disme de ce philosophe est l’exemple le plus remarquable
et le plus significatif du spiritualisme abstrait que j’appel-
lerai relatif, et qui est un véritable compromis entre les
raisons de l’esprit et la naïve intuition naturaliste de la
réalité. Leibniz se manifeste en effet spiritualiste et mo-
niste dans sa conception de la qualité de la substance,
parce que pour lui il n’est pas d'autre substance que l’es-
prit ; mais il est au contraire pluraliste dans sa façon
de concevoir l’être de la substance selon la conception la
plus rigoureusement naturaliste, qui est celle des ato-
mistes. Il n’est cependant ni atomiste ni mécaniste, puis-
qu’il nie que les phénomènes puissent s’expliquer par des
actions réciproques entre les atomes ou, selon son expres-
sion, par les actions qu'une monade exerce sur les autres.
Et tout ce qui arrive se résout pour lui dans la vie intérieure
de chaque monade, qui n’est qu’appétition et perception,
c'est-à-dire esprit, et rien qu’esprit. Mais cet esprit se
suffit et ne se suffit pas. Il se suffit en ce sens que n’ayant
ni porte ni fenêtre il ne reçoit rien de l’extérieur; mais il ne
se suffit pas, parce qu’à l’origine il réfléchit tout l’univers,
toutes les autres monades, en tant que mondes originaire-
ment et substantiellement différents de lui. Ce sont celles-ci
du reste qui, tout en n’étant pas la monade, la conditionnent
à travers la monade des monades, Dieu, qui préside tout
et est lui-même la condition de chaque monade. Chacune
d'elles n’est donc qu'autant que sont toutes les autres, dont
elle ne saurait causer l'existence. La monade ne se suffit
donc pas à elle-même, loin d’être libre : elle est nulle, car
elle a besoin de l’être qui lui est propre et ne se développe
qu'au fur et à mesure qu’elle acquiert une perception plus
claire et plus distincte, non pas d'elle-même, mais de toutes
les autres, dont la conscience ne peut jamais être en elle une
122
l’esprit, acte pur
autoconscience, ni par conséquent la véritable réalisation de
la monade dans son autonomie, parce que les autres lui
sont extérieures. Aussi répéterai-je que la monade se suffit
et ne se suffit pas à elle-même. La monade est esprit, parce
qu’elle se suffit ; elle n’est pas esprit, parce qu’elle ne se
suffit pas et se transforme naturalistiquement dans la
pluralité de ses objets. En tant que monade, si elle était la
véritable unité qu’elle devrait être en qualité d’esprit, elle
ne pourrait pas être une monade entre les monades. Avec
les autres monades, elle finit pas être sujette à la multipli-
cité (celle-ci présupposant une unité qui la recueille en en
faisant une seule multiplicité), laquelle constitue enfin la
véritable unité. La monade leibnizienne n’est une monade
que relativement et à un point de vue exclusivement sub-
jectif, qui selon Leibniz doit être dépassé pour parvenir
au point de vue absolu et divin, celui d’où l’on distingue
l’infinie multiplicité des monades n’ayant absolument
aucune relation entre elles. Jamais aucun atomiste n’avait
eu le courage de concevoir ainsi ces éléments matériels; et
ce manque absolu de rapports entre les monades fait de
la monadologie une conception plus naturaliste encore,
sous ce rapport, que l’atomisme matérialiste.
22. Critique du dualisme. — Une abstraction analogue
se cache au fond du spiritualisme des dualistes, car ce spiri-
tualisme est relatif lui aussi et incline fatalement vers le
naturalisme. Le dualisme de l’âme et du corps, ou de
l’Esprit (personnalité divine transcendante) et de la nature
(dans laquelle l’homme trouve place parce qu’il existe
naturellement), est spiritualiste tant qu’il s’agit de conce-
voir l’esprit en lui-même, sans le mettre en rapport avec
son contraire ; mais dès qu’on cherche à en intégrer le con-
cept dans le tout, les droits de l’esprit s'évanouissent et la
nature se dresse seule, compacte, uniforme et infinie. On a
toujours dit que l’âme dépourvue de corporalité est simple,
et par conséquent pure de toute multiplicité spatiale, ce
qui fait qu’elle est libre, etc. Mais si l’âme n’est pas un
corps, elle est avec le corps, et l’âme et le corps font deux.
Bien plus, le corps se compose d’un grand nombre de parties,
l’espace et le temps
123
et soit que l’âme réside dans le cœur, le cerveau, ou un point
du cerveau comme la glande pinéale où un philosophe tel
que Descartes a été capable de la localiser, l’âme s’ajoute
au nombre de toutes ces parties, et participe à leur multi-
plicité qui, explicitement ou implicitement, est spatiale.
Et puisque les corps sont multiples, les âmes le sont aussi :
elles forment une compagnie d’âmes, encore que ce soit à
travers les corps, et constituent une multiplicité. Or cette
dernière n’est pas sans relation avec l’espace, puisque les
âmes sont distribuées sur la surface de la Terre, séparées
par des distances, et ont des rapports avec les diffé-
rentes natures et les conditions des lieux au point d’en
subir l’influence dans leur formation. Aussi le naturalisme
sape-t-il de mille côtés la spiritualité de l'âme dualisti-
quement comprise.
Des considérations analogues peuvent se faire sur le
dualisme de Dieu et de la nature, car la dualité avec cette
dernière n’est possible que si elle s’assimile le premier
terme. En tout cas, l’erreur ne vient pas de la dualité, mais
de l’abstraction de la dualité, qui au fond ne se conçoit
qu’à la condition d’avoir l’unité pour base.
u' ^
CHAPITRE X
L’Immortalité
i. L’espace indéfini et l’esprit. — Si l'esprit est, comme
nous l’avons dit, le principe de l’espace et le contient, il
n’est pas d’espace qui contienne l’esprit, et il est impossible
d'assigner à l'esprit des limites dans l'espace. Cette réflexion
démontre que l’espace est fini, et fait entrevoir la profonde
signification de l’infinité de l’esprit.
L'espace est indéfini, il n’est pas infini. S’il est vrai
qu’on ne saurait lui assigner de limites, certainement il est
tout aussi vrai qu'il n’est pas la négation de toute limite
et qu’il n’est même concevable que limité. L’espace repré-
sente en effet la multiplicité positive en tant que posée ;
c’est-à-dire que dans son objectivité il est une donnée.
Or il n’y a pas d’objet indéterminé, parce qu’objet signi-
fie précisément ce qui a été déterminé par l’esprit. L'es-
pace, avons-nous dit aussi, est, comme tel, antithétique;
et l’anthithèse se distingue de la thèse, non comme quelque
chose qui peut être, mais comme une position déterminée.
Cette détermination positive et effective de l’espace (et de
tout ce qui se pose devant nous comme spatial) en tant que
tel implique la limitation de l’espace : implique qu’il est
précisément un espace déterminé. D’autre part, du fait qu’il
n’est pas posé indépendamment de l’esprit, mais par
l’esprit, et qu’il ne subsiste qu'autant que l'esprit le pose,
l’activité spirituelle est la condition de son existence en
qualité d’activité ne s’épuisant ni s'arrêtant jamais, et
continuant à le poser actuellement sans le poser jamais
définitivement. Car l'espace n’est pas posé dans l’acte
qui le pose, mais est ponendum ; ses limites, comme son être
I2Ô
l’esprit, acte pur
lui-même, n’étant pas quelque chose de fixe, mais une dé-
termination mobile, toujours vivante et actuelle.
2. Limite de l'espace. — La conclusion est que l'espace
n’existe qu’autant qu’il y a, et qu’il n’y a pas, de limite de
l’espace : ou plus exactement qu’autant que la limite qui dé-
termine la spatialité peut être déplacée à l’infini. Cette limite
doit exister, mais elle ne peut être définitivement fixée
puisqu’elle n’appartient pas à un objet existant par lui-
même, indépendant dès l'origine de toute autre subs-
tance ; elle est tout simplement l’attribut de l’objet pro-
duit par l'acte immanent du sujet, dont la réalité consiste
dans la production et par conséquent dans la limitation
de son propre objet.
3. L'infinité de l’espace, négativité des limites spatiales. —
L'espace est donc fini, sans être toutefois un fini déterminé.
Et cette négativité de toute limite déterminée le limitant,
avec l’impossibilité conséquente de lui attribuer une limite
absolue, lui confère la qualité d’indéfini, qui est une consé-
quence de l’infinité de l’esprit. Car la négativité de la limite
de l’espace est une caractéristique intrinsèque de la limite,
non parce qu’elle est déjà posée par un acte déjà accom-
pli, mais parce qu’elle est toujours en train d’être posée
par un acte in fieri : par l’acte qui est toujours un acte, un
acte pur, et qui est en ce cas l’acte même de la limitation.
Si la limite pouvait échapper à l'acte spirituel, elle subsis-
terait ; mais elle ne peut être fixée, et se déplace parce que
limite signifie limitation : elle n’est concevable que par
son immanence à l’acte de l’esprit. Or ce dernier ne pose pas
de limites une fois pour toutes, car cela impliquerait qu'il
cessât d’agir. Ce qu’il y a d’inaltérablement absolu dans l'acte
entraîne donc l’immanence de la limitation, et partant la
négativité de la limite : poser toujours et en même temps
n’avoir jamais posé la limite.
C’est ainsi que l’espace, pour vaste qu’il soit, est tou-
jours contenu, dépassé par l’esprit qui peut voir au delà
de ses limites, vers de plus lointaines limites ; et l'espace
n’est déterminé, n’est espace et n’est représentable,
qu’autant qu’il est contenu dans un plus grand espace.
l'immortalité
127
Or ce caractère d’infini qu’est-il, sinon cette négation
immanente de toute limite spatiale; négation qui, tandis
qu'elle assujettit à la limite toute réalité spatiale, fait
dominer et dépasser la limite elle-même par l’activité
spirituelle? 11 n’est pas d’espace sans limite; il n’est pas de
limite qui ne soit niée ; et c’est l'esprit qui nie toujours la
limite qu’il ne peut reconnaître, et la pose néanmoins
pour la supprimer, célébrant ainsi son infinité absolue. Mais
cette infinité de l’esprit n’implique en aucune sorte l'abs-
tention de toute limitation (la limitation, qui est sa propre
multiplication dans l’étendue, constitue sa vie) ; elle affirme
simplement que toute limite doit être dépassée, pour
lointaine qu’elle soit. L’infini est en somme l’exclusion
de toute limite : exclusion qui coïncide avec l’immanente
assignation de limites à l’objet dans son immédaite po-
sitivité. Et l’ivresse de cette suppression violente de toute
limite non seulement pour l’infini, mais pour l’indéfini
même, au lieu d’exalter l’esprit, l’amène à l’anéantissement.
Un poème idyllique que nous avons déjà cité, L'Infini
de notre grand Léopardi montre, avec une rare perspica-
cité, le cœur près de s’épouvanter dans les espaces illimi-
tés et les silences surhumains où la pensée se noie dans
l’immensité, parce que l’unique se détourne du multiple
— toujours limité et, par conséquent, jamais immense
— se dérobant ainsi à la condition essentielle de son être
propre, qui est l’actuation de l’unité dans la multiplicité.
4. Infinité de l’esprit par rapport au temps. — Infini par
rapport à l’espace, l’esprit est aussi infini par rapport au
temps. Comment pourrait-il ne pas l'être, du moment que
le temps est une spécification de la spatialité même? Mais
de même que l’infinité spatiale est l’infinité de ce qui s’op-
pose à l’espace, de même l’infinité temporelle est l’infinité
de ce qui, en s’opposant à la réalité temporelle, se dérobe
au temps. Et le manque d’une doctrine exacte sur le temps
a rendu jusqu'ici impossible la conception d’une doctrine sur
le caractère infini de l’esprit relativement au temps.
«
5. L’immanence de la foi en l’immortalité. — C’est un fait
bien connu que le problème de l’immortalité de l’âme n’a
128
l'esprit, acte pur
pas été inventé par les philosophes ; la recherche des
origines de cette croyance est une question dépourvue de
sens commun comme toutes celles qui empirisent des fonc-
tions ou des attitudes de l’esprit essentielles et par con-
séquent éternelles.
L’affirmation de l’immortalité de l’âme est inséparable
de l'affirmation de l’âme qui constitue le plus simple, le
plus élémentaire de tous les actes de la pensée, et est
partant inévitable ; acte qui n’est rien moins que le
Moi, affirmation de soi. La difficulté extrême que l’homme
trouve à se rendre compte de l’essence de cette toute
première et vraiment fondamentale réalité, et les concep-
tions en conséquence toujours insuffisantes dans lesquelles
l’intelligence humaine a dû pendant longtemps se tourmen-
ter, ont donné lieu à d’innombrables et fort diverses façons
d’entendre le rapport qui relie le Moi à l’objet, l’âme au
corps et à tout ce qui étant spatial ne peut pas n'être
point temporel, sans qu’aucune ait été satisfaisante. Ces
interprétations ont à leur tour donné lieu à différentes
façons, toutes également loin d’être satisfaisantes, de con-
cevoir, et même de nier, l’immortalité. Et la négation n’est
elle-même qu’une manière d’affirmer la puissance, et par-
tant la valeur de l'immortalité de l’âme.
6. Ce que signifie Vimmortalité. — Que signifie l’immor-
talité ? L’âme se pose comme Moi, et n’a, en cette qualité,
nul besoin de doctrines psychologiques et métaphysiques
pour s’affirmer. Toute doctrine, en effet, et même toute
activité de notre vie spirituelle présuppose cette affirma-
tion. Mais cet être, qui se pose lui-même en s’opposant à
toute réalité, se pose justement comme différent de toute
autre réalité. Par conséquent, si le monde naturel que l’âme
trouve en face d’elle existe, ce monde et l’âme ne peuvent
être une seule et même chose. Or, ce monde formant
une multiplicité, l'âme s’ajoute à celle-ci ; et puisque
cette multiplicité temporelle et spatiale est la nature (où
chaque chose est distincte de l’autre et commence par
n’être pas pour être ensuite, et enfin n’est plus après avoir
été, c’est-à-dire naît et meurt), l’âme elle-même, en
l’immortalité
129
qualité d’élément de la multiplicité, peut et doit se concevoir
comme naissant et mourant, puisqu’elle partage le sort
de toutes les choses transitoires au milieu desquelles
elle est.
Mais le Moi n’est pas seulement la position de l’altérité,
c’est-à-dire l’opposition de soi à ce qui n’est pas soi, ce qui
voudrait dire multiplication ; le Moi est aussi et avant
tout unité, unité grâce à laquelle tous les éléments coexis-
tants de l’espace sont compris par un seul regard du sujet,
et tous les moments successifs du temps sont com-
présents dans un présent qui nie le temps. Le Moi
domine le temps et l’espace ; il s’oppose à la nature,
l’unifie en soi et la parcourt d’une extrémité à l’autre
dans l'espace et dans le temps, dépassant même les
plus extrêmes limites. L’esprit ne peut donc pas entrer
dans les rangs des choses multiples sans s’apercevoir qu’il
domine la multiplicité et en triomphe, puisqu’il échappe
à ses lois. Il s’en aperçoit dès qu’il discerne (et ce discer-
nement lui est essentiel et originel) la valeur de l’acte
par lequel il pose l’objet et s’y oppose, c’est-à-dire la valeur
de chacune de ses affirmations, qui serait en tant que telle
inintelligible sans le discernement du vrai et du faux.
Car on ne pense rien, sans penser que c’est ainsi et pas au-
trement qu’il faut penser: rien n’étant pensé sinon comme
vérité distincte de son contraire. Et la vérité n’est pas rela-
tive comme l’est tout élément de la multiplicité, qui en
comprend un si grand nombre : la vérité est une et abso-
lue, et dans sa relativité même elle ne peut être que
ce qu’elle est. Tout élément de la multiplicité a une
quantité immense d’éléments analogues autour de
lui, tandis que la vérité comme telle ne peut qu'être
unique. Il est donc évident que cette vérité ne saurait
être assujettie à la spatialité et à la temporalité comme
le sont forcément les choses naturelles ; il est également
évident qu’elle est transcendante par rapport à elles tout
en étant ce qu’on doit penser d’elles, et qu’elle se pose comme
éternelle.
L’éternité de la vérité implique l’éternité de la pensée
dans laquelle se manifeste la vérité et d’où la spéculation
GENTILE
9
130
l’esprit, acte pur
pourra ensuite la détacher, mais à condition de l'y trouver.
De sorte que même la transcendance de l’éternel, qui
ne peut être que le résultat d'une induction spéculative,
présuppose évidemment une certaine présence de l’éternel
dans l’esprit, et une certaine identité des deux termes.
Et c’est précisément pour cela qu’après avoir établi la
transcendance de la vérité, il faudra établir celle de l’es-
prit, par une vie ultranaturelle, sinon prénaturelle, de
l’âme. Mais sentir en soi la vérité ne peut vouloir dire que
sentir en soi l’étemel, ou sentir que l'on participe à l'éter-
nel, de quelque façon qu’on veuille exprimer cette
réflexion.
7. Valeur absolue de l'acte spirituel. — L’immortalité
de l’âme n’a, à l’origine, et en substance, aucune autre
signification. Et toutes les raisons sur lesquelles est fondée
la foi en l’immortalité s’accordent pour affirmer la valeur
absolue de toutes les affirmations de l’esprit, abstraction
faite, bien entendu, des arguments par lesquels on a tenté
d’en démontrer la rationalité, arguments trop souvent
proportionnés à des conceptions philosophiques inad-
équates à cette affirmation essentielle immanente à l’acte
du Moi, que nous nous sommes arrêtés à formuler.
8. Religion et immortalité. — La philosophie de la reli-
gion, par exemple, et la religion naturelle ont placé l’immor-
talité de l’âme parmi les principes constitutifs de la reli-
gion elle-même. Mais la vérité est plutôt le contraire. Et
s’il est vrai que dans les limites de la raison (comme le
veut Kant) la religion amène nécessairement au concept
de l’immortalité, il n’est pas moins vrai qu’il y a eu
des religions qui n’ont pas admis explicitement la doctrine
de l’immortalité, et que la religion rationnelle n’est pas
une religion mais une philosophie. La religion, comme nous
le verrons par la suite, est le moment où l’absolu est posé
dans une position abstraitement objective qui, comme telle
est la négation du sujet et conduit au mysticisme, auto-
négation de l’individualité du sujet et identification immé-
diate de soi avec l’objet. L’immortalité est au contraire
l’immortalité
131
l'affirmation que le sujet fait de lui-même dans la valeur
absolue qui lui est propre. Il en résulte que certaines
formes d’athéisme naturaliste, qui nient l’immortalité
parce qu’elles nient toute transcendance, finissent par affir-
mer plus positivement que certaines attitudes mystiques
la valeur immanente de l’âme, qu l’on cherche à affirmer
par le concept de l’immortalité. Mais nous verrons aussi
par la suite que la religion n’est pas réalisable dans sa posi-
tion extrême et idéale, parce que le mysticisme qui nie
la valeur du sujet est tout simplement une activité de ce
dernier et est de ce chef une affirmation implicite de sa va-
leur. On ne peut affirmer qu’il existe quelque chose de
transcendant par rapport à l’esprit, sans que cette affir-
mation contienne une négation qui l’annule. Dieu ne pour-
rait être Dieu au point de n’être pas homme. Aussi le déve-
loppement de la conscience du rapport immanent de l’objet
avec le sujet, développement dû aux efforts de la pensée
qui constituent la réflexion philosophique, conduit-il
d’une part à contaminer la pureté de la religion par la
rationalité du sujet, et de l’autre à modifier l’éternité de
Dieu en l’intégrant avec celle de l’esprit. En sorte que
ce n’est pas le concept de Dieu en soi qui pose l’âme
immortelle ; il implique l’immortalité en tant qu’il est notre
concept et qu’il est aussi, par cela même, une manifestation
de la puissance de l’esprit : c’est-à-dire en tant que concept
de notre âme qui, se tournant vers Dieu, ne sait le conce-
voir qu’éternel.
C’est donc le concept de l’immortalité du sujet, ou de la
valeur absolue de sa propre affirmation, qui génère le con-
cept de Dieu auquel se relie le concept d’une âme immor-
telle : concept d’un Dieu véritable, qui est un être étemel.
9. Religiosité de toutes les valeurs. — Dieu, de même qu'un
de nos enfants, notre mère, le fruit de notre travail qui est
notre propriété, le fruit de notre pensée qui est notre philo-
sophie, notre art, enfin tout ce qui nous est précieux, n’a
pour nous une valeur qu’autant que cette valeur triomphe
des limites de notre vie naturelle et passe au delà de la
mort, dans l’immortalité. Et l’homme, par la même aspira-
132
l’esprit, acte pur
îion qui le relie dans un autre monde à Dieu et à ses
morts qui n’appartiennent plus au monde de l’expérience,
se rattache, après l’avoir quitté, à ceux qui y sont restés,
à ses héritiers auxquels il lègue le fruit de son travail, à la
postérité à qui il confie les créations de son esprit, sa per-
sonnalité s’éternisant entière en tout ce qui a pour lui une
valeur comme réalité de sa propre vie.
10. Difficultés du concept des valeurs objectives. — Quelles
que soient d’ailleurs les particularités qui la déterminent, la
foi en l'immortalité est immanente. Car, au fond, l’immorta-
lité constitue pour ainsi dire la spiritualité de l’esprit : cette
valeur absolue qui est la caractéristique essentielle de toute
forme et de tout instant d’activité spirituelle. Les difficul-
tés angoissantes de l’immortalité dérivent toutes de la pro-
jection que l’esprit fait de sa valeur dans l’objet, qui est
le règne de la multiplicité (de l’espace et du temps),
difficultés qui se sont en conséquence répercutées sur celles
qui ont de tout temps troublé le concept de la valeur abso-
lue, générant ainsi le scepticisme propre aux conceptions
naturalistes et rationalistes de la connaissance, du travail
et de tout ce qui doit être conçu comme un acte spirituel.
11. L’immortalité en tant qu’attribut de l’esprit. — Mais
toutes ces difficultés se dissipent dès que le problème est
posé dans ses vrais termes. L’immortalité appartient à
l’esprit, et l’esprit n’est pas la nature ; c’est préci-
sément et exclusivement pour cela qu’il ne se renferme
dans les limites d’aucune chose naturelle, ni de la
nature en général qui n’est jamais entière. La nature
en effet n’est pas plus infinie relativement au temps
qu’à l’espace. Et elle ne l’est pas pour les mêmes raisons
qui nous ont montré qu’elle est spatialement indéfinie ; et
qui nous ont servi à résoudre la première des antinomies kan-
tiennes (i). La nature n’est pas infinie temporellement mais
finie : toutefois ses termes sont déplaçables, et cette mobi-
(i) Antinomie entre la thèse : « Le monde a dans le temps un commen-
cement et est, relativement à l’espace, renfermé entre certaines limites », et
l’antithèse : « Le monde n’a ni commencement ni limites dans l’espace,
mais est infini relativement au temps comme il l’est relativement à l’espace.
l’immortalité
133
lité essentielle implique que le temps de la nature est indéfini.
Or l'indéfinité du temps est l’infinité temporelle de l’es-
prit dans son unité, car il reste un même en se multipliant,
toute multiplicité supposant toujours l'unité. Chercher ce
qui était quand la nature commença et ce qui sera lors-
qu’elle finira, constitue un problème absurde, puisqu’elle
n’est concevable que comme une nature déterminée (cette
nature-ci) renfermée entre certaines limites de temps, qui
ne peuvent lui être attribuées qu’autant qu’elles ne sont pas
absolues, et que l’esprit dépasse dans l’acte même par
lequel il les pose. Seulement cette indéfinité de la nature
serait à son tour incompréhensible si elle n’était un effet
de l’infinité de l’esprit qui pose toutes les limites du temps
en les dépassant, recueillant par conséquent en lui-même,
et transformant dans l’unité immanente qui lui est propre
toute multiplicité temporelle.
12. La personnalité immortelle. — En conclusion, si
nous nous considérons empiriquement dans le temps,
nous nous assimilons à la nature, et nous renfermons entre
deux limites, la naissance et la mort, au delà desquelles
nous sommes forcés d’entrevoir l’anéantissement de notre
personnalité. Mais cette personnalité en vertu de laquelle
nous entrons dans le monde où régnent la multiplicité
et l’individualité des choses naturelles, au sens d’Aris-
tote, plonge ses racines dans une autre personnalité qui
lui est supérieure et de laquelle elle tient toute sa réa-
lité. Et cette dernière contient la première, ainsi que toutes
les autres personnalités empiriques et tout ce qui se déploie
dans l’espace et dans le temps, sans qu’on puisse dire
qu’elle était avant la naissance ou après la mort de l’autre.
En effet, ces deux termes « avant et après » la feraient
déchoir de l’unité dans la multiplicité, et, en détruisant
l’unité détruiraient forcément la multiplicité. Cette per-
sonnalité est donc au-dessus de tout « avant » et de
tout « après », dans l’éternité en face du temps qui lui
doit l’être. Éternité dont la transcendance relative au
temps n’implique pas bien entendu qu'elle se trouve vis-
à vis de lui comme une réalité extérieure à une autre. Cela
134
l’esprit, acte pur
est désormais bien clair. L’éternité de l’esprit est la morta-
lité même de la nature, parce que ce qui est indéfini au
point de vue de la multiplicité est infini à celui de l’unité.
La vie, la réalité de l’esprit, existe dans l’expérience (dans
la nature dont l’expérience est la conscience) f mais l’esprit
y vit sans y être absorbé et sans se transformer en « nature »;
il s’y maintient au contraire infini, n’y perdant pas l’unité
qui lui est propre, et sans laquelle s’évanouiraient la nature
elle-même et sa multiplicité (espace et temps).
L’unique immortalité à laquelle on puisse penser et
à laquelle on a effectivement toujours pensé, en affirmant
l’immortalité de l’esprit, est donc celle du Moi transcendan-
tal. Non pas celle de l’individu empirique, dans laquelle
s’est figée l’interprétation mystique que la philosophie
a donnée de cette affirmation immanente de l’esprit,
et par laquelle elle projetait la multiplicité dans le règne
de l’immortalité, y introduisant de force la spatialité et la
temporalité de la nature en même temps.
13. Les besoins du cœur. — L’immortalité du Moi trans-
cendental ne laisse insatisfait aucun des besoins de notre
cœur. Seuls le croiraient ceux qui ne sont pas encore par-
venus à se hausser au point de vue de notre idéalisme, qui
exige toujours qu’on passe de la pensée abstraite au penser
concret et qu’on reconnaisse la réalité à sa parfaite inhé-
rence au penser. Quant à ceux qui partagent notre point
de vue, ils devront s’appliquer à s’y mettre en ouvrant les
deux yeux, si je puis m’exprimer ainsi, pour ne pas regarder
d'un œil le penser, où la multiplicité est multiplicité de
l’unité et la nature, est en conséquence esprit, et de
l’autre la pensée, où la multiplicité n’est que multiplicité
pure, et la nature est nature en dehors de l’esprit. Or
c’est à ce dernier résultat que parviennent tous ceux
qui prétendent avoir compris ce qu’est le Moi transcen-
dantal auquel le monde de l’expérience doit être lié, et
continuent en dépit de cette affirmation à chercher dans le
monde de l’expérience pure la réponse aux problèmes
surgissant du fond de leur âme, c'est-à-dire surgissant
de l’activité du Moi transcendantal.
l’immortalité
135
14. Immortalité du Moi empirique. — A la vérité, le
cœur — puisque c’est par ce nom que nous avons coutume
de représenter les intérêts les plus intimes et les plus con-
crets de l’individualité spirituelle — réclame l’immortalité
du Moi empirique, outre celle du Moi transcendantal. Il veut
l’immortalité de notre être individuel, tel qu’il est réalisé
dans le système de ses relations particulières appuyé à
la posivité concrète des individus de la nature. Mon immor-
talité est l’immortalité de tout ce qui a pour moi une valeur
absolue ; par conséquent, si elle est mienne, elle est aussi
celle de mes fils et de mes parents, qui forment, complexi-
vement et avec moi, une multiplicité d’individus. Ce qui
signifie en somme que mon immortalité puise sa forme
concrète dans l’immortalité de la multiplicité.
Mais il faut considérer en premier lieu que du moment
que je reconnais au multiple la valeur qui me porte à en
affirmer l’immortalité, je ne suis plus un élément de la
multiplicité, mais l’unité, l’activité, essentiellement non-
multipliable, le principe même de la multiplicité en un
mot ; en second lieu que cette multiplicité, dont je tiens
nécessairement à affirmer l’immortalité, est la seule mul-
tiplicité qui ait une valeur : une multiplicité qui ne peut
être extraite de l'activité qui la pose, et n’est absolument
pas abstraite comme le serait celle par laquelle mon fils et
moi sommes numériquement deux, et mes parents et moi
trois, mais se réalise nécessairement dans l’unité actuelle
de l’esprit.
Ainsi, dès que la multiplicité est fixée comme on la fixe
analytiquement, on sort du domaine de ce qui est éternel
pour se jeter dans le temps abstrait et absurde qui est une
multiplicité chaotique. Tandis que si l’esprit ne fixe pas la
multiplicité, mais vit d’elle, c’est-à-dire de sa position imma
nente, il n’abandonne jamais à elle-même la réalité em-
pirique ; il l’accueille au contraire, la transforme en lui-
même, et l’éternise dans sa propre éternité.
L’éternité immanente dont il s’agit est par exemple
celle que, sans en avoir au préalable approfondi la
pensée spéculative, chacun de nous pressent et affirme
dans l’œuvre d’art, qui est vraiment immortelle si elle est
136
l’esprit, acte pur
est une chef-d’œuvre. Mais comment est-elle immortelle ?
Comme une des œuvres d’art chronologiquement déter-
minées dans sa série ? Comme un fait ? Evidemment non.
Son immortalité vient de l'esprit qui la soustrait à la
multiplicité ; la soustrait, par exemple, en l'apprenant,
l’appréciant ; en la créant de nouveau en lui-même par un
acte créateur à travers lequel seulement l’œuvre d'art peut
atteindre sa réalité actuelle : réalité sans antécédents ni
conséquents, unique de cette unité qui domine le temps en
triomphant de lui par le jugement sur la valeur de l'œuvre
examinée, et ce jugement est immanent à l'acte créateur.
Et si on ne contemplait pas cette œuvre, si on ne la créait
pas nouvellement ? L’hypothèse détruit le problème, il s’agit
ici de comprendre l’immortalité de l’art qui est, et l’art n’est
qu’autant qu’on le connaît, l'art n’est que pour nous.
15. L’immortalité n’est pas un privilège. — On objectera
peut-être que seuls les immortels jouissent de l’immor-
talité, et qu’elle n’est même pas extensible à toute l’indi-
vidualité des hommes qui vivent dans la mémoire, mais
est réservée aux instants de valeur universelle que cer-
tains esprits privilégiés surent vivre par intervalles, et, dans
certains cas, une fois seulement en leur vie. Mais l'exemple
que j’ai donné n’a que la portée d’un exemple pris dans
un champ où la vérité spéculative peut être saisie par l’in-
tuition de la pensée ordinaire, et peut ainsi aider à monter
jusqu’à la vérité même dans toute son universalité. Les
immortels, poètes, philosophes et héros de toute l’huma-
nité sont de la même étoffe que tous les hommes et même
que toutes les choses. Rien et tout, voilà ce dont on se
souvient. Rien n’est immortel, si l’immortalité doit être
reconnue à des signes de souvenir empirique ; tout est
immortel au contraire si le souvenir, à travers lequel la
réalité victorieuse du temps se perpétue, est compris
comme il doit l'être au sens rigoureux du mot. Nous avons
déjà vu que la mémoire n’est qu'un mythe, quand elle est
comprise comme la conservation d'un passé momifié et sous-
trait à l’intelligence le long de la série des éléments du
temps elle-même. On ne se souvient de rien dans ce
l’immortalité
137
sens-là ; rien ne subsiste ni ne se répète après avoir été,
et, par définition, toute la réalité s’attaque à l'innumerabilis
annorum sériés et fuga temporum dont parle le poète. Ce qui
échappe à Libitine, la déesse funèbre, pour subsister monu-
ment plus durable que le bronze, c’est le chant dans
l’inspiration du poète, dans l’acte de la création, avec sa
valeur éternelle. Car c’est en vertu de cette dernière que
la poésie renaîtra constamment dans l’imagination des
hommes, non pas qu’elle doive toujours être la même poésie,
mais au contraire une poésie toujours nouvelle, réelle dans
l’acte de sa restauration d’une façon qui sera toujours
nouvelle, étant toujours unique. La poésie d’Horace, telle
que nous pouvons la situer dans un point de la série des
années, a disparu, et l’homme qui naquit et mourut en
Horace est mort tout à fait ; mais un monument lui est
élevé en nous, dans un Nous qui, en tant que nous sujet
et acte immanent, ne diffère en rien du Moi d’Horace. Car
Horace n’est pas seulement l’un des objets simultanément
présents dans l’histoire que nous connaissons ; lorsque
nous le lisons, il ne se présente pas à nous comme différent
de nous, mais comme un frère et un père ou, ce qui est
plus encore, comme notre Nous lui-même, dans sa trans-
parence intérieure, dans son identité avec lui-même. Aussi
ce qui est réel dans le souvenir ne vient-il pas du passé,
mais se crée dans l’éternité de notre présent, en arrière
duquel il n’est pas de passé et en avant duquel il n’est pas
de futur.
Ce n’est donc point parce qu’il fait partie de la multi-
plicité en qualité d'élément que le poète possède la vérité
éternelle. Mais si celle-ci est le partage du poète quand il
se résout dans l’unité du Nous transcendantal, c’est-à-dire
du poète qui s’identifie avec nous-même, qu’y a-t-il donc
qui ne puisse devenir étemel en se résolvant dans Y Unité
qui ne meurt pas ? Quelle est la parole, résonnant un ins-
tant dans le secret de notre âme, quel est le grain de sable
gisant enseveli au fond de l’Océan, enfin quel est
l’astre imaginable au delà de toutes les observations
astronomiques actuelles ou possibles, qui ne se centralise
pas dans l’Unité, en dehors de laquelle rien n’est conce-
138
l’esprit, acte pur
vable ? Oue serait notre corps lui-même, empiriquement
représenté, s’il pouvait ne pas être considéré comme un
point autour duquel gravite toute la nature indéfinie ? Et
que serait-il si nous le détachions, dans sa multiplicité
spatiale et temporelle, du Moi, de cette énergie transcen-
dantale qui l'y pose et s’y pose ? Comment une parole
pourrait-elle retentir en nous sans être une détermination
de notre àme et par cela même une réalité se propageant
graduellement ou, si l’on préfère, se répercutant concen-
triquement dans notre vie et à travers notre vie dans la réa-
lité universelle, qui ne saurait être représentée, fût-ce empi-
riquement, que comme un système unique ? Mais alors
qui donc n’a pas été poète et ne pourrait dire avec Horace:
« exegi monumentwn aere perennius ? »
Rien de ce qui passe ne peut être représenté empiri-
quement, si ce n’est comme un confluent, comprésent du
futur dans l’actualité du présent : qui, spéculativement com-
pris, n’est pas un présent oscillant entre deux termes
opposés, mais l’éternelle négation de toute sorte de temps.
16. L’immortalité du mortel. — Ce qui meurt en nous
et en ceux qui nous sont chers, c’est la matérialité qui n’a
jamais existé. Car la matérialité qui existe vraiment n’est
pas celle qui est considérée simplement en dehors de
l’acte spirituel, et qui n’est qu’une matérialité apparente,
que l’on observe généralement en ignorant l’esprit qui la
vivifie et lui donne l’être. Cette abstraction ne saurait être
immortelle, parce qu'elle n’existe pas. La matérialité qui
est multiplicité de l’esprit réside dans l’esprit. Son immor-
talité consiste dans sa mortalité. Car l’unité de l’esprit cons-
titue la multiplicité naturelle. Or cette dernière, lorsqu’elle
n’est pas comprise abstraitement, est la nature de l’esprit
(la multiplicité de l’unité), et participe par conséquent
à l’immortalité de l’esprit. Mais elle ne peut y participer
en la détruisant, et c’est au contraire en se détruisant elle-
même et en s’y détruisant en tant que nature, qu’elle réa-
lise cette participation. Et c'est précisément ce qui arrive,
non pas, bien entendu, en vertu de la nature elle-même (qui
n’est que l’extériorité de l’acte spirituel), mais en vertu de
l'immortalité
139
l’esprit lui-même qui, comme je l’ai dit, ne saurait poser
la multiplicité sans l’unifier dans l’acte qui la pose, ne pou-
vant ainsi donner la vie sans donner la mort. Une vie qui
ne comporterait pas la mort de l’objet posé par l’esprit
comporterait inévitablement l’abandon de ce même objet
de la part de l’esprit, et serait en somme une vie pétrifiée,
la mort absolue. La véritable vie s’identifie au contraire
avec la mort ; aussi l’immortalité du multiple composé
des choses et des hommes (qui sont aussi des choses
puisqu’on peut les compter), est-elle précisément dans leur
éternelle mortalité.
17. L’individu immortel. — L’individu est-il donc mor-
tel ou immortel ? L’individu d’Aristote, qui est aussi celui
de la pensée ordì naire, est mortel ; c’est-à-dire que son immor-
talité consiste dans sa mortalité ; parce que sa réalité est
dans l’esprit qui est immortel. Mais l’individu est immortel
en tant qu’acte spirituel, en tant qu’individu s’individua-
lisant. Aussi le règne de l’immortalité se trouve-t-il dans
l’acte de l’esprit en tant qu’acte pur, hors duquel il n’existe
que des abstractions. Si l’homme n’était pas cet acte, et
ne se sentait pas comme il le fait, encore que ce soit
confusément, dans cet être immortel qui est le sien, il
ne pourrait pas vivre. Il ne pourrait absolument pas
vivre, car il tomberait dans un scepticisme absolu et pra-
tique, qui ne serait pas la simple tentative de ne plus
penser qu’a toujours été le scepticisme théorique ou
abstrait dont a si souvent été l’âme humaine, mais la
suspension effective du penser, de ce penser qui ne per-
met de percevoir que la vérité dans le monde de l’étemel.
Mais peut-on être et ne pas penser, si être n’est au fond
que penser, ou plus exactement, se penser ? L’éner-
gie qui soutient la vie est précisément la conscience du
divin et de l’éternel, qui permettent de jeter du haut de
la vie immortelle des regards vers la mort et la disparition
de tout ce qui est caduc.
CHAPITRE XI
Causalité, mécanisme et contingence
i. L’esprit est-il conditionné ? — A travers la doctrine
du temps et de l’espace, nous sommes revenus à notre
concept de l’unité infinie et non multipliable de l’esprit.
Le positif de l’individu est, il est vrai, posé dans la multi-
plicité de l’espace, qui est aussi celle du temps, mais sans
que l’unité de l'esprit soit lésée ou dépassée. C'est ainsi
que nous avons vu l’esprit infini surgir du sein de l'espace,
et l’esprit immortel surgir du sein du temps.
Plusieurs objections se présentent : vous avez, dira-t-on,
affirmé que le passé du temps et l'espace de la nature s’an-
nulent dans l’unité de l’acte spirituel, mais vous avez dit
aussi que le passé est confluant par rapport au présent.
Celui-ci est-il donc conditionné par le passé, et serait-il
inconcevable sans lui ? Vous avez déclaré en outre que
la multiplicité des coexistants se recueille et se transforme
dans l’unité de cet acte ; est-il donc conditionné par la mul-
tiplicité des coexistants ? Et lors même que ces deux mul-
tiplicités seraient produites par l'esprit, il n'en serait pas
moins vrai que leur unification ultérieure, en laquelle con-
sistera le développement ultérieur de l'esprit, sera condi-
tionnée par les antécédents, qui ne pourront pas être con-
sidérés comme immédiatement identiques à l’unité con-
séquente.
L’objection pourrait être aisément réfutée en rappelant
ce qui a été dit de l’inconsistance du multiple dans son oppo-
sition abstraite à l’unité, et en faisant simplement observer
que la condition ne doit pas être conçue abstraitement,
comme étant séparée de ce qui est conditionné, subsistant
142
l’esprit, acte pur
en soi de façon à limiter le conditionné lui-même. Mais
cette réponse serait inefficace, si dans ce cas aussi nous
ne soumettions à un rigoureux examen le concept de con-
dition, qui constitue une autre planche de sauvetage com-
mune à l’empirisme et à la conception transcendante de
la réalité : deux systèmes de philosophie qui, comme nous
le savons, ont entre eux une affinité bien plus grande
qu’on ne le croit ordinairement.
2. Condition nécessaire, et condition nécessaire et suffi-
sante. — La condition peut être comprise de deux façons
différentes : simplement nécessaire, ou nécessaire et suffi-
sante. La condition nécessaire d'une chose réelle (méta-
physiquement et empiriquement considérée) est une autre
chose réelle, dont la réalisation rend possible la réalisation
de la première. La condition suffisante d’un réel est un
autre réel, dont la réalisation rend nécessaire et iné-
vitable la réalisation du premier. Dans le premier cas, le
conditionné ne peut être conçu sans que sa condition soit
conçue en même temps ou au préalable, mais cette dernière
est parfaitement concevable sans lui. Dans le second cas,
il existe un rapport absolu entre condition et conditionné,
et aucun des deux n'est concevable indépendamment de
l’autre.
3. Concept métaphysique de la cause. — Le caractère
absolu du rapport entre les deux termes et la nécessité
de suivre le conditionné jusqu’à la condition sont les élé-
ments constitutifs du concept métaphysique de la cause,
qui peut effectivement être définie comme un réel dont la
réalisation rend nécessaire la réalisation d’un autre réel.
La causalité ainsi déterminée a été dite métaphysique en
considération de la nécessité du rapport qu’elle pose entre
la condition et le conditionné, entre la cause et l’effet. Néces-
sité qui ne peut être saisie par l’expérience, qui prouve
tout au plus des rapports contingents ; nécessité a priori
exclusivement connaissable a priori à travers une analyse
de concepts, et qui en conséquence se réduit à une simple
déduction logique fondée sur le principe d’identité, dans la
métaphysique de Descartes comme dans celle de Spinoza.
CAUSALITÉ, MÉCANISME ET CONTINGENCE 143
4. Unité métaphysique de la cause et de l'effet. — Mais
la causalité, ainsi définie, tire son caractère métaphysique
d’un principe bien plus profond, dont la nécessité du rap-
port de cause à effet est une conséquence, et qui est apte
à expliquer clairement pourquoi l’empirisme a prévalu grâce
à Locke et à Hume, et comment il s’est insinué dans la
métaphysique, grâce à Geulincx, Malebranche et Leib-
niz lui-même : deux faits qui ont permis à la philosophie
moderne de dépasser le concept métaphysique de causa-
lité. La métaphysique est la conception de l’unité gisant
au fond de la multiplicité de l’expérience (pourvu naturelle-
ment que cette expérience soit pensée). L'eau de Thalès
peut être dite métaphysique, puisqu'elle contient la possi-
bilité des formes les plus disparates offertes par la nature
à l’observation sensible et en est le principe. L’Être de
Parménide est lui aussi métaphysique, en tant qu’unité à la-
quelle la pensée réduit tout en voulant tout penser. L’idée
de Platon ne l’est pas moins, car elle rassemble en elle-
même l'être dispersé, et se répand dans les nombreux et
fugitifs objets de l’espace et du temps.
L'empirisme est l’intuition du réel, orientée vers la multi-
plicité; la métaphysique est au contraire l'intuition du
réel orientée vers l’unité. La causalité, rapport nécessaire
entre deux termes de la pensée, est conçue, au point de vue
métaphysique, à la lumière de l'unité, c’est-à-dire au moyen
d’une unité qui est à la base de la dualité. La nécessité
réciproque de concevoir l’un des deux termes avec l’autre,
pour que la réalisation de l’effet se présente comme
nécessaire dès que la cause se réalise, serait en effet incon-
cevable si la dualité des deux termes ne se résolvait pas
dans une unité fondamentale. Or, tant que la condi-
tion est nécessaire au conditionné sans que celui-ci le
soit à celle-là, le rapport absolu dont nous avons déjà
eu l’occasion de retracer les racines dans l'unité n’existe
pas. Mais dès que le concept de la condition est tel qu'elle
ne se conçoive pas sans que le conditionné soit conçu,
c’est-à-dire tel que son essence implique l’essence du se^
cond, les deux concepts ne sont plus deux mais un seul.
Le concept panthéiste du monde, par exemple, est la fusion
144
l’esprit, acte pur
du concept de Dieu et de celui du monde de sorte que
concevoir Dieu équivaut à concevoir le monde.
5. Identité métaphysique de la cause et de Veffet. — La
nécessité consiste dans l’identité du terme nécessaire et
du terme à qui il est nécessaire. En ce qui concerne la
condition nécessaire et suffisante, la cause est nécessaire
pour l’effet, et l’effet nécessaire pour la cause : il y a donc
identité entre la cause et l’effet. Mais quand la condition
est nécessaire sans être suffisante, cette identité entre les
deux termes n’existe pas : le conditionné n'est pas iden-
tique à la condition, puisqu’il ne lui est pas nécessaire,
tandis que la condition est identique au conditionné, parce
que celui-ci est impossible sans elle. La nécessité implique
l’identité, et n’est imparfaite que lorsque la nécessité n’est
pas réciproque. Aussi le rapport du conditionné avec la
condition doit-il comporter, outre l’identité, la différence.
C’est ainsi que le théisme créationniste rend le concept
de Dieu indépendant du concept du monde tout en main-
tenant celui-ci dépendant du premier. Selon ce système,
Dieu est une condition nécessaire sans être suffisante, car
il pourrait être sans que le monde fût, et Dieu est identique
au monde sans' que le monde le soit à Dieu. Le monde con-
tient l’être de Dieu, mais il doit contenir en même temps
le non-être qui est exclu de l’essence divine. Si le monde
était être, être pur, il serait identique à Dieu et ne s’en
distinguerait pas : le dualisme du théiste disparaîtrait, car
son système établit en effet la nécessité de Dieu et la contin-
gence du monde. De même, pour expliquer la sensation, le
dualisme physico-psychique fait du mouvement une condi-
tion nécessaire, mais insuffisante, de la sensation : rapport
qui implique évidemment une différence entre le mouve-
ment et la sensation, mais implique en outre une identité,
non pas de l’âme avec le corps (1), mais du corps avec
l’âme. Si, en effet, l’âme n’avait rien du corps, elle ne pour-
rait pas être le terme du mouvement physique.
(1) Cette autre identité devient nécessaire lorsque, dans le processus volitif,
la même psychologie essaie d’expliquer la volonté comme principe du mouve-
ment extérieur, en fait une condition nécessaire mais insuffisante.
CAUSALITÉ, MÉCANISME ET CONTINGENCE 145
6. Causalité empirique et scepticisme. — De toute façon,
le passage de la condition nécessaire et suffisante à la con-
dition simplement nécessaire introduit dans l’intuition
métaphysique, qui subsiste cependant dans le deuxième
cas, un élément empirique, la constatation de fait qui est
l’affirmation de simple contingence d’une donnée positive
de l'expérience. Mais il faut que la nécessité disparaisse
complètement pour que puisse s’établir dans toute la force
de sa logique la conception empirique qui n’admet aucune
identité dans la réalité, mais admet au contraire une
multiplicité absolue où l’unité de l’identique ne peut
être due qu’à une intrusion du sujet, parfaitement étran-
ger selon l’empirisme à la réalité immédiate). Au concept
métaphysique de causalité se substitue alors le concept
empirique de causalité, tel qu’il apparaît nettement dans
la pensée de David Hume, mais il existait déjà vague-
ment dans la doctrine sceptique de la connaissance de
la nature que Vico exposa dans son ouvrage De antiquis-
sima Italorum sapientia (1).
La différence qui fait opposer en général la cause empi-
rique à la cause métaphysique consiste en ce que cette der-
nière est une cause efficiente, tandis que la première iésulte
simplement de la {2) succession de l’effet à la cause. Mais
l’efficience de la cause est une idée obscure qui, lorsqu’elle
est approfondie, se manifeste comme l’unité ou l’identité de
la cause et de l’effet. Une cause ne peut en effet être dite
efficiente que si elle est considérée comme condition néces-
saire et suffisante, c’est-à-dire comme une réalité dont la
réalisation est la réalisation de la réalité qu’elle conditionne.
Car l’efficience de la causalité est un concept qui fait sortir
la réalité du conditionné du sein même de la réalité de sa
condition : ce qui revient à déclarer inconcevable le pro-
cessus de la condition sinon comme aboutissant au condi-
tionné. Il est évident que la causalité ne saurait être conçue
(1) Studi Vichiani, Messina, Principato, 1915, p. 101.
(a) On dit aussi « succession invariable ». Mais de deux choses Tune : ou l’in-
variabilité est prise comme un fait (le non varier), et c’est un pléonasme, ou
elle est prise comme loi de succession, et dans ce cas ce qu’il y a d’empirique
dans la causalité empirique disparaît en ne laissant subsister que la succes-
sion pure et simple.
GENTILE
10
146
l'esprit, acte pur
que dans la position intellectualiste et abstraitement ra-
tionnelle d’une métaphysique analogue à celle de Spinoza,
qui présume pouvoir construire le monde réel — objet,
on ne sait comment ni pourquoi, de l’intelligence —- sur
la base de la substance, causa sui, dont l’essence implique
l’existence, et qui doit par conséquent affirmer comme
axiome : « ex data causa determinata necessario seguitar
effectus », puisqu’au fond tout se réduit à un rapport de
concepts, et effectus cognitio a cognitione causae dependet
et earndem involvit (1).
L’efficience est une déduction logique qui implique et
suppose l’identité ; elle n’ajoute rien à l’identique. L'em-
pirisme, lacérant les filets de concepts dont l'intelligence
métaphysique s’est enveloppée, et voulant se lancer dans
la réalité immédiate, ne peut y trouver que la multiplicité
absolue. Et s’il peut substituer le rapport chronologique
de succession de l'antécédent au conséquent au rapport
logique de nécessité, c’est qu'il n'a pas conscience de l’unité
qui subsiste, malgré tout, dans le simple rapport de temps
impliquant une élaboration subjective du matériel sensible
présupposé. Car si l’empirisme arrivait à en avoir cons-
cience, il verrait le lien qui relie la cause à l’effet se briser
dans la multiplicité pure ; il ne posséderait plus aucun cri-
térium pouvant lui servir à comprendre la réalité. Mais
dans inconscience de la subjectivité du temps, ce lien de
causalité demeure limite extrême où puisse parvenir la con-
ception empirique du rapport de condition et conditionné,
et le dernier point d’appui de la négation de l’unité.
7. Condition nécessaire mais non suffisante. — Entre
la causalité efficiente de la métaphysique et la causalité
empirique reste le concept de la condition nécessaire
mais non suffisante, schéma hybride d’intelligibilité, c’est-
à-dire d’unification de la réalité, concept à demi-méta-
(1) Eth. I, ax. 3, 4.
Ax. 3. D’une cause déterminée il suit nécessairement un effet, et au contraire
où il n’y a aucune cause déterminée, il est impossible qu’il y ait aucun effet.
Ax. 4. La connaissance de l’effet dépend de la connaissance de la cause et la
suppose nécessairement. (Traduction Boulainvilliers, Ed. Armand Colin, 1907.)
Le latin de ces deux axiomes est tellement clair que c’est faire injure au
lecteur philosophe d’y ajouter cette mauvaise traduction.
CAUSALITÉ, MÉCANISME ET CONTINGENCE 14J
physique, à demi-empirique : Janus double-face qui,
simultanément, regardant en arrière, de l'effet à la cause,
considère avec les métaphysiciens l'unité et la nécessité,
et regardant en avant de la cause à l’effet, considère
avec l’empirisme la diversité et le fait. Concept en même
temps contradictoire qui dans son aspect métaphysique
résout l’empirisme, et dans son aspect empirique résout la
rationalité métaphysique. Lorsqu’on retourne de l’effet à
la cause, on voit en effet la nécessité de cette dernière, et
cette nécessité implique l’identité non seulement de la cause
à l’effet, mais de l’effet à la cause ou, mieux encore, l’iden-
tité absolue qui fait de la cause une condition non seule-
ment nécessaire, mais nécessaire et suffisante. Quand au
contraire on procède de la cause vers l'effet, on remarque
la contingence de l’effet : contingence qui signifie diversité,
et qui ne peut être diversité d’effet à cause sans être aussi
diversité de cause à effet. Il est d’autre part impossible de
renoncer à choisir une de ces deux voies, de l’effet à la cause
ou de la cause à l'effet. Car si on affirmait l’unité et l’iden-
tité de ces deux voies sans considérer le rapport de la cause
à l’effet, parce que différent du rapport de l’effet à la cause,
le caractère métaphysique de la condition non seulement
nécessaire mais aussi suffisante s'établirait évidemment.
8. Compromis de Voccasionnalisme. — Un autre compro-
mis entre la métaphysique et l’empirisme — qui a eu une
grande importance dans l’histoire de la philosophie durant
les premiers siècles de l'ère moderne — est le concept des
causes occasionnelles, défendu principalement par Geu-
lincx (1627-1669) et par Malebranche (1638-1715), qui s’en
servirent pour trancher le nœud gordien de la causalité
psycho physique sur le terrain cartésien des deux subs-
tances âme et corps. En vertu de ce concept, on nia que le
mouvement physique pût être cause efficiente de l’idée ou
que celle-ci pût l’être de celui-là, leur parallélisme étant
expliqué comme un accord préétabli par Dieu entre l'âme
et le corps : accord analogue à celui qui existe entre deux
horloges, construites par un même artisan, et qui ne
dépend nullement d’une action de l’une sur l'autre, mais
148
l’esprit, acte pur
de leur communauté origine (1). La cause occasionnelle
n'est au fond une cause qu’autant qu’elle est dépassée
pour parvenir à Dieu, en qui réside le principe véritable
de sa causalité, en conséquence du rapport qu’elle impli-
que toutefois entre le mouvement et la sensation. Et quand
Leibniz étend l'occasionnalisme en l’approfondissant, il
fait de ce rapport anthropologique entre les deux substan-
ces (physique et psychique), le type du rapport universel
de toutes les substances ou monades. De sorte que, dans le
système de l’harmonie préétablie, ce concept devient celui
de l’indépendance réciproque des monades dans leur com-
mune dépendance de Dieu. Mais, à travers Dieu, la cause
occasionnelle conditionne nécessairement le conditionné,
(1) « Imaginez », dira Leibniz dans le Second éclaircissement du système de
la communion des ubstances (Opera, édition Erdmann, p. 133) «deux horloges
parfaitement d'accord entre elles. Or cela peut se produire de trois façons. La
première serait qu’elles s’influençassent réciproquement ; la deuxième, qu’un
habile artisan fût préposé à leur réglage ; la troisième, qu’elles eussent été fa-
briquées avec tant d’art et de précision que leur accord à venir pût être garanti
par le fabricant. Substituez aux deux horloges l’âme et le corps : leur accord
pourra se produire aussi de trois façons analogues. La philosophie ordinaire
choisit la première ; mais comme il est impossible de soutenir que des par-
celles de substances aillent de l’âme au corps et réciproquement, cette opi-
nion est insoutenable. La deuxième — intervention continuelle du Créateur —
est celle des causes occasionnelles ; mais il me semble que ce soit là l’intervention
inutile d’un Deus ex machina dans une chose naturelle et ordinaire, où la raison
montre qu’il ne doit pas intervenir d’atitrc façon que dans toutes les autres
choses naturelles. Il ne reste donc que la troisième, qui est celle de l’harmonie, et
c’est elle que j’adopte. Dieu a donné à chacune de ces deux substances une nature
telle, que tout en ne suivant exclusivement que les lois qui lui ont été données
avec l’être, et qui par conséquent lui sont propres, elle s’accorde parfaitement
néanmoins avec l’autre. Aussi semble-t-il qu’il y ait entre elles une action réci-
proque ou que Dieu intervienne continuellement en dehors de son influence
générale » (voir le Troisième éclaircissement et le Système nouveau, Erdm, p. 197).
L’exemple des deux horloges n’est du reste pas une invention de Leibniz : les
cartésiens l’avaient emplojœ comme un exemple d’école (voir Descartes
lui-même, Passions de l’âme, p. 1, 5, 6, et L. Stein, Arch. f. Gesch. d. Philos.,
t. I, p. 59). Il est à remarquer qu’on ne saurait trouver une profonde portée
spéculative à la distinction établie par Leibniz entre l’occasionnalisme et le
système de l’harmonie préétablie. Il est en effet fort aisé de s’apercevoir que le
fait de reporter l’œuvre de Dieu, disséminée à travers les différents moments du
processus de la réalité, à l’origine et de l’y concentrer, déplace effectivement, mais
sans les éliminer, la difficulté spéculative et le caractère miraculeux de l’inter-
vention extrinsèque de Dieu, dont la causalité ne saurait faire défaut sans que
disparaisse aussitôt l'intelligibilité de l’harmonie, qui s’affirme déjà dans l’occa-
sionnalisme et que Leibniz ne fait qu’étendre à son pluralisme. Geulincx aussi
Ethique, I, sect. II, 2), explique l’accord des deux substances, âme et corps,
comme celui des deux horloges : « Idque absque ulla causalitate, qua alterum
hoc in altero causai, sed propter meram dependentiam qua utrumque ab
eadem arte et simili industria constitutum est. » C’est pourquoi le corps ne
pense pas, et ne fait pas penser « haec nostra corpora non cogitant, licet
nobis occasionem praebeant cogitandi ». Non seulement les corps ne pensent
pas, mais ils n’opèrent pas, ils ne se meuvent pas d’eux-mêmes : car le seul
CAUSALITÉ, MÉCANISME ET CONTINGENCE I49
tout en n’en étant pas la condition suffisante. C’est pré-
cisément pour cela que l’occasionnalisme peut conserver
une certaine valeur métaphysique et éviter de finir dans
l’empirisme. C’est-à-dire qu’en eux-mêmes l’occasion et
l’occasionné, opposés l’un à l’autre, ne sont qu’une simple
concomitance contingente, tout à fait différente de la
succession à laquelle l’empirisme réduit la causalité. Mais
l’occasion n’est l’occasion qu'autant qu’elle ne se consi-
dère pas seulement en elle-même et opposée à son occa-
sionné, mais en rapport avec Dieu, qui a fait d’un terme
l’occasion et de l’autre l’occasionné. Et dès que le système
occasion-Dieu-occasionné a été établi, le rapport entre les
deux termes extrêmes participe à la nécessité du rapport
véritable moteur est Dieu. Il faut citer ici le texte des réflexions exposées
par Geulincx dans sa Metaphysica (publiée en 1691), et dont l’importance
n’échappera à personne : « Sunt quidam modi cogitandi in me, qui a me non
dependent, quos ego ipse in me non excito ; excitantur igitur in me ab aliquo
alio (impossibile enim est ut a nihilo mihi obveniant). At alius, quicumque
sit, conscius esse debet hujus negotii; facit enim, et impossibile est ut is
faciat qui nescit quomodo fiat. Est hoc principium evidentissimnm per se,
sed per accidens et propter praejudicia mea et ante coeptas opiniones reddi-
tum est nonnihil obscurius ; jamdudum enim persuasum habeo res aliquas,
quas brutas esse et omni cogitatione destitutas agnoscebam, aliquid operari
et agere. Existimavi verbi gratia ignem, quod ad eius praesentiam sensus in
me caloris produceretur, calefacere ; et hoc calefacere sic interpretabar, ac si
esset calorem facere. Similiter solem illuminare, juxta similem interpretatio-
nem, lumen efficere ; lapides cadere, ut interpretabar, se ipsos praecipites
dare, et motum illum efficere quo deorsum ruant ; ignem tamen, solem, lapi-
desque brutos esse, sine sensu, sine cognitione haec omnia operari existi-
mabam. Sed cum intellectum intendo in evidentia hujus principii : Quod nes-
cis quomodo fiat, id non ¡acis, non possum non ridere me falsum fuisse, et
mirari mihi subit, cum satis clare agnoscam me id non facere quod nescio
quomodo fiat, cur de aliis aliquibus rebus aliam persuasionem habeam. Et
qui mihi dico me calorem non facere, me lumen et motum in praeceps non
efficere, qui nescio quomodo fiant, cur non similiter igni, soli, lapidi, idem
illud improperem, cun persuasum habeo ea nescire quomodo effectus fiant,
et omni cognitione destitui ? » (Opera philosoph., édit. Land, II, 150). Où il
faut relever comment la négation de la causalité efficiente (operare et agere) se
rattache à l’opposition empirique du sujet à l’objet, qui est affirmée dans le
principe touché par Geulincx et qui a tant d’affinité avec celui de Vico verum
et factum convertuntur. Ce dernier se rattache à son tour, et fort étroitement, à
une théorie sceptique de la connaissance de la nature, analogue, comme je l’ai
dit, à celle de Hume. Le fait que l’occasionnalisme et l’harmonie préétablie
surgissent du besoin de maintenir l’unité du multiple est évident dans la
proposition suivante, qui est une des toutes premières allusions faites par Lei-
bniz à cette doctrine {1677) dans une postille à une lettre d’Eckhard : Har-
monia est unitas in multitudine ut si vibrationes duorum pendulorum inter se
ad quintum quem libet ictum consentiant (Philos. Schrift., édition Gerhardt,
t. I, p. 232). Quant à la genèse et aux précurseurs de l’occasionnalisme au
Moyen âge et durant l’antiquité, on peut consulter Zeller, Kl. Schriften, t.
I, p, 316 et les deux études de Stein dans les Arch., déjà citées, t. I,
p. 53 et t. II, p. 193.
l’esprit, acte pur
150
port entre Dieu et l’occasion et de celui entre Dieu et l’oc-
casionné : rapport de condition nécessaire mais insuffi-
sante, par lequel l’occasion devient condition nécessaire
mais insuffisante de l’occasionné et celui-ci de celle-là,
car il faut considérer chacun des deux termes comme l'oc-
casion de l’autre ou occasionné par l’autre.
9. Métaphysique ou empirisme. — La caractéristique de
l’occasionnalisme est donc le dédoublement du rapport de
condition nécessaire et insuffisante, et son redoublement,
puisque le conditionnement entre occasion et occasionné
est réciproque. En conséquence de ce redoublement, la
contingence relative de l’effet par rapport à la cause, qui
est propre à la condition nécessaire et insuffisante, peut
être invertie : dans la contingence relative de la cause
par rapport à l’effet. Aussi l’empirisme des occasion-
nalistes est-il plus accentué que celui que nous avons
attribué au système de la condition simplement néces-
saire et insuffisante, puisqu’avec la double contingence la
multiplicité semble se libérer de tout lien d’unité méta-
physique.
Elle semble se libérer, ai-je dit, parce que si le dédou-
blement en question redouble et confirme d’un côté la con
tingence, il redouble et renforce au contraire de l'autre la
nécessité de la cause par rapport à l’effet. Le corps suppose
nécessairement Dieu qui crée l’âme, et l’âme suppose néces-
sairement Dieu qui crée le corps ; dans le système de la
monadologie, toute monade suppose Dieu créateur de toutes
les monades, et suppose en conséquence toutes les autres
monades. Dans cette réciprocité de rapport condition-
nel entre occasion et occasionné, la nécessité relative de
la cause par rapport à l’effet devient une nécessité qui est
réciproquement relative : c’est-à-dire nécessité absolue, ex
cluant toute contingence et partant toute multiplicité
empirique. En somme, tout effort est vain qui tend à
fixer, entre l’unité de la métaphysique et la multiplicité
de l’empirisme, un rapport entre condition et conditionné
comme rapport servant de point intermédiaire entre l’unité
et la multiplicité.
CAUSALITÉ, MÉCANISME ET CONTINGENCE 151
10. A bswdite de la causalité métaphysique. — Mais est-il
possible de s’arrêter au concept de causalité métapla-
sique, ou au concept contraire de la causalité empirique,
après avoir exclu la possibilité de s’arrêter à un point inter-
médiaire entre la causalité efficiente, chère à la méta-
physique, et la causalité comme la comprend l’empi-
risme, c’est-à-dire simple concomitance contingente ?
Il est évident que le concept métaphysique de causalité,
condition nécessaire et suffisante, est absurde. Le concept
de condition implique en effet la dualité des termes
condition et conditionné, et de ce chef la possibilité de con-
cevoir chacun des deux termes indépendamment de l’autre.
Or cette possibilité est anéantie par l’apriorité du rapport
causal, qui implique l’unité et l’identité des deux termes.
Il est donc absurde de parler de causalité au sens métaphy-
sique du mot.
11. L’atomisme, fondement de la causalité empirique. — Il
nous reste la causalité empirique. Oublions un instant que
toute causalité implique un rapport, comme nous l'avons
observé, tandis que l’empirisme exclut tout rapport et va
jusqu’au postulat d’une réalité qui est une multiplicité
dont les éléments sont irrelatifs. Allons même jusqu’à
admettre cette multiplicité, reconnaissons que la causalité
y est effective, et enfin cherchons s’il est néanmoins pos-
sible de maintenir, surda base de l’atomisme pur, le con-
cept de causalité en tant que simple causalité empirique.
L'atomisme s’est toujours trouvé entre deux possibilités :
ou maintenir rigoureusement la multiplicité absolue et
originelle des irrelatifs, en renonçant à l’explication du phé-
nomène qui a été résolu dans les atomes irrelatifs, ou ex-
pliquer ce phénomène en attribuant effectivement aux
atomes le rôle auquel ils sont destinés comme principes
de la réalité, donnée de l’expérience. Bien entendu, une
propriété doit leur être ajoutée dans ce deuxième cas pour
rendre possible un changement dans leur état primitif,
c’est-à-dire pour permettre que dans l’absence de tout rap-
port et dans l’absolue multiplicité qui leur sont propres, ils
se rencontrent et s’entre-choquent. Le mouvement (effet
152
i/esprit, acte pur
du poids) en tant que propriété des atomes constitue déjà
une négation de leur absolue indépendance réciproque,
car mouvement équivaut à rapport, le mouvement étant
par essence relatif à quelque chose. Épicure l’a dit : le
mouvement lui-même doit être divers dans les différents
atomes (en conséquences de différences qui entraînent de
nouveaux rapports et de nouvelles corrélations) pour que
les atomes puissent, par ce mouvement, se réunir et donner
lieu aux phénomènes. Car si tous les atomes étaient animés
du même mouvement et allaient dans la même direction,
il serait évidemment impossible qu’ils se rencontrassent
jamais., et l’hypothèse atomique serait inutile.
12. Le Mécanisme. — L’atomisme s’est donc toujours et
nécessairement rattaché au mécanisme, qui est l’une des
plus cohérentes parmi les formes logiques de la conception
de la réalité comme présupposé de l’esprit ; mécanisme qui,
réduisant toute réalité en un composé de matière et de
force (atomes et mouvement), part du postulat que rien
de cette réalité ne puisse se perdre ni rien y être ajouté.
De sorte que l'être est inaltérable tant pour ce qui con-
cerne la qualité que la quantité, toute altération se rédui-
sant à un déplacement dans la distribution des éléments
du tout et l'intelligibilité du nouveau peut se formuler par
une parfaite équation mathématique entre l'état nouveau
et l'état précédent. La somme de la matière et de la force
à un moment n serait égale à la somme de la matière et
de la force au moment n-1, et le serait aussi à celle du
moment n-\-i.
13. La gnoséologie du mécanisme. — Pour se mettre au
point de vue du mécanisme, il faut ou identifier la force
avec la matière, comme le faisait l’ancien matérialisme qui
voyait dans le mouvement la manifestation extérieure
de la propriété intrinsèque de la matière, ou identifier
la matière avec la force ou énergie, comme le font les phy-
siciens et les chimistes modernes qui croient échapper au
matérialisme parce qu’ils ne parlent plus de la matière.
Abstraction faite de toute représentation arbitraire de
CAUSALITÉ, MÉCANISME ET CONTINGENCE 153
l’atome et du mouvement, le mécanisme consiste dans la
conception de l’être absolument multiple, c'est-à-dire com-
posé d'unités élémentaires qui, de quelque façon qu'on les
additionne, donnent toujours le même total, n'admettant la
possibilité d’aucune nouveauté qui soit autre chose qu'une
vaine apparence, ni d’aucune création réelle. En suivant le
mécanisme dans ses détails, on verra clairement que, pour
cette école, un rapport de conditionnant à conditionné ne
peut être conçu que sous la forme de causalité empirique.
Si une boule, choquée par une autre boule, se meut, l’em-
pirisme pur et simple devrait se borner à constater que
cette boule, a bougé après avoir été heurtée, sans voir
d'autre rapport entre le coup antécédent et le mouvement
qui l’a suivi. Telle est en effet la thèse de l’empirisme,
quand il insiste sur le caractère propre de la causalité
comme il veut qu’elle soit comprise.
Mais lorsque l'empirisme passe du particulier à l’univer-
sel, il aboutit au mécanisme ; car alors il fait lui aussi une
métaphysique de la réalité, pour tâcher de s'expliquer ce
même particulier selon un système d'intelligibilité qui lui
est propre et n’admettant pas la possibilité d’un mouvement
n’existant pas déjà, ne peut pas permettre de rapporter,
en l’observant, le mouvement de la boule au coup qu’elle a
reçu sans identifier ce mouvement avec celui de la boule qui
l’a choquée et qui ne peut communiquer que la portion de
mouvement qu’elle perd. La dualité des faits de l’expé-
rience vient ainsi à se perdre dans l’unité d’un fait unique,
et le nouveau n’est rien qui ne fût déjà. Or, si la causa-
lité empirique signifie concomitance de phénomènes et,
en général, multiplicité sans unité, il résulte de ce que
nous avons dit qu’en empirisant la causalité on tombe
dans le mécanisme, c’est-à-dire dans la forme la plus
brutale de monisme métaphysique qui puisse être imaginée.
14. Origine du contingentisme. — Une école philoso-
phique s’est élevée en France, durant la seconde moitié
du siècle dernier, contre le mécanisme qui, après Descartes,
Galilée et Bacon, avait nécessairement prévalu dans la
science moderne, soit qu’elle fût ouvertement empirique,
154
l’esprit, acte pur
comme chez Bacon on mathématisante comme chez les
deux premiers, mais toujours conçue selon la logique
empirique qui présuppose la réalité au penser, la posant
identique à soi dans une réalisation déjà parfaite. Cette
école nouvelle, convaincue de la liberté de l’esprit dans
ses manifestations variées, opposait au concept de la
réalité toujours identique à elle-même le concept d’une
réalité toujours différente d’elle-même, doctrine qui est
la base du contingentisme et a été célébrée comme une
vigoureuse revendication de liberté (i). Le contingentisme
est en effet une tentative de concevoir la liberté en niant
l’unité ou identité à laquelle aboutit l’empirisme méca-
niste, sans abandonner toutefois le concept de réalité con-
ditionnée, c’est-à-dire de la réalité multiple qui est empi-
riquement donnée.
15. Le principe de la philosophie de la contingence. —
Pour bien indiquer le point de départ du contingentisme,
je citerai la première page de la thèse de Boutroux sur la
Contingence. Il écrit : « A quel signe reconnaît-on qu’une
chose est nécessaire ? Quel est le critérium de la nécessité ?
Si l’on essaye de définir le concept d’une nécessité ab-
solue, on est conduit à en éliminer tout rapport subor-
donnant l’existence d’une chose à celle d’une autre comme
à une condition. Dès lors, la nécessité absolue exclut toute
multiplicité synthétique, toute possibilité de choses ou
de lois, et il n’y a pas lieu de rechercher si la multiplicité
règne dans le monde donné, lequel est essentiellement une
multiplicité de choses dépendant plus ou moins les unes
des autres.
Le problème dont il s’agit est, en réalité, celui-ci : à
quel signe reconnaît-on la nécessité relative, c'est-à-dire
l’existence d’un rapport nécessaire entre deux choses ?
Le type le plus parfait de l’enchaînement nécessaire
est le syllogisme, dans lequel une proposition particulière
est montrée comme résultant d’une proposition générale,
(i) Indiquée tout d’abord par Lachelier, cette philosophie nouvelle ne trouva
sa formule définitive que dans la thèse d’Emile Boutroux «de la contingence des
lois de la nature » publiée en 1874 et plusieurs fois réimprimée à partir de 1895.
CAUSALITÉ, MÉCANISME ET CONTINGENCE 155
parce qu'elle y est contenue, et était ainsi implicite-
ment affirmée au moment où l’on affirmait la proposi-
tion générale elle-même. Le syllogisme n’est, en somme,
que la démonstration d’un rapport analytique existant
entre le genre et l’espèce, le tout et la partie. Ainsi là où
il y a rapport analytique, il y a enchaînement nécessaire.
Mais cet enchaînement, en soi, est purement formel.
Si la proposition générale est contingente, la proposition
particulière qui s’en déduit est, comme telle du moins, éga-
lement et nécessairement contingente. On ne peut parve-
nir par le syllogisme à la démonstration d’une nécessité
réelle que si l’on rattache toutes les conclusions à une
majeure nécessaire en soi. Cette opération est-elle compa-
tible avec les conditions de l’analyse ?
Au point de vue analytique, la seule proposition entiè-
rement nécessaire en soi est celle qui a pour formule A=A.
Toute proposition dans laquelle l’attribut diffère du sujet
comme il arrive alors même que l’un des deux termes
résulte de la décomposition de l’autre, laisse subsister un
rapport synthétique comme contre-partie du rapport
analytique. Le syllogisme peut-il ramener les propositions
synthétiquement analytiques à des propositions purement
analytiques (i) ? »
16. Contingence ou nécessité. — En partant de ce prin-
cipe, on arrive aisément à la conclusion qu’une telle néces-
sité, surgissant de l’identité absolue, ne se vérifie dans au-
cune proposition, ni par conséquent dans le syllogisme.
De sorte que, si la mécanique est concevable mathéma-
tiquement, la physique n’est plus une simple mécanique,
et la biologie n’est pas la physique, ni la psychologie la
biologie, ni la sociologie la psychologie : en somme toutes
les fois que la science s’efforce par des interprétations
mécaniques d’identifier un nouvel ordre de phénomènes
à un autre, elle cesse de discerner les différences exis-
tantes entre les deux ordres. Aussi le monde ne peut-il
nous apparaître, tant que nous restons dans les limites de
l’expérience simple, que comme une hiérarchie de mondes
(1) Op. cit, p. 7, 8.
l’esprit, acte pur
156
différents, chacun desquels contient quelque chose qui
ne peut être identifié avec ce qui se trouve dans son
antécédent ; et il n’est donc pas nécessaire, si nécessité
signifie rapport nécessaire, et si rapport nécessaire signifie
identité.
Et d'abord, Y être, dans sa plus complète universalité et
abstraction, peut-il être dit nécessaire ? Peut-on déduire
analytiquement l’existence de Yêtre du fait de sa possibi-
lité, comme on déduit la conclusion d'un syllogisme de ses
prémices ? « Sans doute, en un sens, il n’y a rien de plus dans
l’être que dans le possible, puisque tout ce qui est était
possible avant d’être. Le possible est la matière dont l'être
est fait. Mais l’être ainsi ramené au possible reste purement
idéal ; et pour obtenir l’être réel, il faut admettre un élé-
ment nouveau. En eux-mêmes, en effet, tous les possibles
prétendent également à l’être et il n’y a pas de raison, en
ce sens, pour qu’un possible se réalise de préférence aux
autres. Nul fait n'est possible sans que son contraire le
soit également. Si donc le possible reste livré à lui-même,
tout flottera éternellement entre l’être et le non-être,
rien ne passera de la puissance à l’acte. Ainsi, loin que le
possible contienne l’être, c'est l’être qui contient le pos-
sible et quelque chose de plus : la réalisation d’un contraire
de préférence à l'autre, l’acte proprement dit. L’être est
la synthèse de ces deux termes et cette synthèse est irré-
ductible (1) ». Voilà la contingence de l’être. Or dès que
l'être est contingent, tout ce qui est est radicalement con-
tingent en qualité d’être. Et si on passe graduellement de
l’abstraction de l’être à la réalité que nous offre l’expérience
et qui est plus concrète, nous voyons le champ du néces-
saire se rétrécir peu à peu, tandis que celui du contingent
s’agrandit sans cesse, faisant ainsi une place toujours plus
large à la liberté, cette même liberté qui serait absurde
selon la conception mécaniste et mathématique du monde.
17. Empirisme et mécanisme du contingent. — Il est évi-
dent que le contingentisme est un empirisme incompara-
blement plus empirique que le mécanisme naturaliste et
(1) Op. cit., p. 15, r6.
CAUSALITÉ, MÉCANISME ET CONTINGENCE I57
positif qu’est l’empirisme ordinaire ; s’il parvenait à faire
jaillir la possibilité de cette liberté du sein même de la
nature, qui seule est réelle pour l’empirisme, il faudrait
admettre qu’il aurait battu l’empirisme avec ses armes
propres. Le contingentisme consiste en effet dans l’affirma-
tion de la réalité des différences, ce qui revient à dire dans
l’affirmation de la multiplicité de la réalité dans laquelle a,
b, c, d, constituent, il est vrai, un système, mais sans que
a ne soit b, ni c, ni d, etc... Le fait que chacun des termes
est à la fois conditionné par les précédents et conditionne
les suivants n’implique pas que b naisse de a, parce
qu’ils ne sont pas équivalents l’un à l’autre comme a
l’est à a.
Et s’ils étaient équivalents ? Si & était = a, comme
l’affirme le mécanisme, le rapport de b à a, serait néces-
saire comme l’est le rapport de a à a, représentable dans
un jugement purement analytique. Le seul a, s’il est posé
comme donné, en faisant abstraction de la multiplicité
et de tout rapport extrinsèque, serait en soi absolument
nécessaire. Or si b n’est pas identique à a, il est différent, et
puisqu’il est différent et irréductible, il peut être rapproché
d’« sans que cela donne lieu à un rapport analytique.
Je devrais dire que ce rapprochement ne peut donner lieu
à aucune espèce de rapport, puisque, comme il a été dit,
toute relation implique une certaine identité. Et la raison
pour laquelle aucun rapport ne se constate dans ce cas est
qu’ a=a et b—b, en d’autres mots que les deux termes ne
sont pas contingents relativement l'un à l’autre, ne sont pas
relativement nécessaires, si ce n’est à condition que chacun
d’eux soit absolument nécessaire relativement à lui-
même. En somme, tous les termes pris un par un ne sont
pas contingents, si ce n’est relativement à des points de
vue étrangers à leur essence particulière et déterminée,
tandis qu’absolument considérés ils sont tout à fait
nécessaires. Quant au tout, il est tout simplement la
nécessité dont parle le mécaniste, avec cette seule diffé-
rence qu’au lieu d’être tout d’une couleur, il porte un habit
multicolore comme celui d’Arlequin.
15«
l’esprit, acte pur
18. Antithèse entre contingence et liberté. — L’être, par
exemple, ne peut pas dériver du possible. Fort bien :
mais pourquoi ? Parce que l’être est l'être, et le possible
est simplement possible, dépourvu de la réalisation de soi
qui entraîne l'exclusion de son contraire. Mais si derrière
l’être réalisé, qui n’est pas le possible, nous ne savons pen-
ser que ce possible, toto caelo différent, il est clair que l’être
n’est concevable qu’autant qu’on le conçoit immédiat ;
non pas en train de se réaliser, mais réalité déjà posée. Or
cette dernière est si complètement identique à elle-même,
si immuable, qu’on ne pourrait même pas la dire iden-
tique à elle-même : car l’identité même est une relation
(de soi avec soi-même, en ce cas) et aucune possibilité de
relation n’existe avec un terme qui n’en ait pas un
autre en face de lui, fût-ce lui-même qui en se dédoublant
peut s’opposer à soi-même (ce qui constitue précisément
la relation spirituelle, base de toute autre relation) (i).
Arrivons même jusqu’à l’homme et à l’esprit, et admettons
pour un instant que « la personne humaine a une exis-
tence propre, est à elle-même son monde. Plus que les
autres êtres, elle peut agir, sans être forcée de faire
entrer ses actes dans un système qui la dépasse. La loi
générale de la conservation de l’énergie psychique se
morcelle en quelque sorte en une multitude de lois dis-
tinctes, dont chacune est propre à chaque individu » ;
allons plus loin encore et reconnaissons que « pour un
même individu la loi se subdivise encore et se résout en
lois de détail propres à chaque phase de la vie psycho-
logique. La loi tend à se rapprocher du fait. L’individu,
devenu, à lui seul, tout le genre auquel s'applique la loi,
en est maître » ; il n’en sera pas moins vrai que l’individu
dans son individualité concrète est ce qu’il est, comme
l’être l’est par rapport au possible, comme la vie par rap-
port aux forces physiques et chimiques, comme le fait
psychologique par rapport au fait physiologique ; en
somme, comme toute réalité l’est par rapport à celle à
laquelle l'expérience la compare ; c’est-à-dire qu'elle n’est
(1) Voir Gentile, Système de logique, p. 152-155, 175 et suivantes.
(2) Boutroux, Op. cit., p. 130.
CAUSALITÉ, MÉCANISME ET CONTINGENCE 159
contingente que relativement, tandis qu'elle est en soi
absolument nécessaire. Il n'est rien d’antérieur à l’individu
posé dans sa forme concrète qui puisse être considéré
comme son principe, car tout ce qui peut être conçu
comme se distinguant de lui est quelque chose d’autre,
n’ayant avec lui aucun rapport nécessaire. Aussi n’est-il
pensable qu'autant qu'il est, et jamais comme n'étant
pas ou devant être, et se faisant lui-même ce qu'il doit
être à l’exclusion du contraire. Et c’est précisément en ceci
que consiste la liberté.
19. Conclusion. — Ainsi donc, le contingentisme, en
acceptant la position nettement naturaliste de l’empi-
risme, pourra se faire illusion en croyant rendre possible
la liberté par son insistance sur les différences que le méca-
nisme efface. En réalité, il ne fait que fractionner la
nature compacte du mécanisme, et lui conserve la maté-
rialité inerte et l’identité qualitative, abstraitement con-
çue, qui est la loi fondamentale de l’unité de la nature,
base de l'école mécaniste.
Or, si telle est la vérité, le contingentisme retombe évi-
demment dans l’intuition mécanique de la réalité qui est
propre à l’empirisme, et sa contingence n’a pas plus de
valeur que le concept empirique de causalité et tombe
ainsi dans l’absurdité où nous avons vu tomber celui-ci.
Les difficultés insurmontables qui surgissent des con-
cepts de condition et de conditionné n'ont donc été sur-
montées ni par la causalité métaphysique, ni par l’occa-
sionnalisme, ni par le contingentisme.
CHAPITRE XII
Prévision et Liberté
1. Le contingentisme et D. Hume. — Le contingentisme
n’a pas surmonté la position de David Hume, qui était
parvenu à la négation de la valeur objective de la causalité
en accentuant la différence entre la cause et l’effet, entre
la condition et le conditionné, et en mettant ainsi en évi-
dence la singularité de chaque fait.
Or la position de Hume, qui est celle à laquelle la science
de la nature s’est arrêtée comme elle devait inévitablement
le faire, est la position de l’empirisme le plus net. Cet em-
pirisme, nous l'avons déjà dit, voit dans la réalité un
antécédent de l’expérience immédiate et la considère
comme étant par essence une multiplicité, unifiée, au point
de vue noménique dans les rapports représentatifs que
s’en forme le sujet par une élaboration quelconque de
l’expérience.
2. Le contingent comme fait nécessaire. — La réalité,
antécédent de l’expérience immédiate, est le fait que l'em-
pirisme se targue de ne point dépasser. Le fait est préci-
sément, dans sa position absolue et insupérable, la néces-
sité absolue que le contingentisme croit pouvoir écarter
instantanément en se mettant au même point de vue que
la science, et qui en demeure au contraire le postulat fon-
damental. La nature — ce monde de l’expérience — est un
fait, qu’elle soit prise dans son ensemble ou dans chacun de
ses éléments : un fait qui, étant déjà effectué, est indisso-
lublement lié à la loi de fer du passé, infectum fieri nequit, et
GÏNTILE
II
IÔ2
l’esprit, acte pur
dont le tragique grec pouvait dire : ¡xo'voj yàp aùroo xai Geo;
cTiciu/.erv.i d'flvr^y. ttoisÎv daa ’àv r irExpay^êva.
Car le fait est justement cette absolue identité de l’être
avec lui-même, qui lui ôte jusqu’à la possibilité de se
réfléchir sur lui-même et d’affirmer sa propre identité :
identité naturelle, brute.
3. Prévédibilité des faits naturels. — Cette nécessité
propre du fait constitue le contraire de la liberté, et est
un concept qui apparaît commun à l’empirisme et au con-
tingentisme quand on considère ce que signifient vérita-
blement les prétendues lois naturelles que l'empirisme
attribue aux événements naturels, en se mettant dans une
contradiction apparente avec ses propres principes, et en
semblant par là se différencier du contingentisme. Le con-
tingentisme conçoit en effet la réalité comme une création
continuelle, c'est-à-dire comme la position de quelque
chose de nouveau, divers de ses antécédents. L’empi-
risme de la science mécanise, au contraire, la nature en
formulant des lois par lesquelles il croit rendre la nature
connaissable, nie les différences, conçoit le futur comme une
répétition du passé, et en arrive à dire, par la bouche
d’Auguste Comte, que savoir est prévoir. Il est vrai que la
critique à laquelle la gnoséologie scientifique a etc soumise
récemment a nié la valeur objective des lois naturelles
comme concepts de classes de phénomènes, et ce faisant
a profondément ébranlé les fondements de la prévédibilité
du futur. Mais il est également vrai que cette critique
n’empêche pas la science empirique de formuler des lois,
et de prévoir le futur autant qu’il lui est possible de le faire.
Et, comme nous l’avons vu, il est impossible d'accepter
l’interprétation simplement économique de ces processus
logiques, sur lesquels la science insisterait néanmoins.
4. Loi et uniformité naturelle. — La question a été mal
posée par cette critique. La loi ne peut être pensée, et
(1) Agathon, cité par Aristote, Morale à Nicomaque, t. ¡VI, 2 p. 1139, b 19,
Dieu même en ce seul point n’a pas de liberté :
Il faut bien que toujours ce qui fut ait été.
Trad. Barthélemy Saint-Hilaire - Ed. Durand, p. 197.
PREVISION ET LIBERTÉ 163
n’est effectivement pas pensée, comme séparée du fait
dont elle est la loi, et qu’elle contiendrait en elle-même lui
imposant une nécessité extrinsèque à son être propre.
L’empirisme n’est jamais parvenu à avoir clairement con-
science de sa propre logique. Il a dit qu’elle se fondait sur
le postulat de l’uniformité de la nature, et Galilée — l’un des
observateurs les plus clairvoyants des fondements logiques
de la science empirique — disait de la nature qu’elle est
« inexorable, inaltérable, et indifférente à ce que ses rai-
sons occultes ou le mode de ses opérations soient ou non
exposés à la connaissance des hommes ; et que pour ces
raisons elle ne transgresse jamais les termes des lois qui
lui sont imposées (i) ». Mais cette croyance, pour absolue
qu’elle fût, ne l’empêchait pas de combattre la prétendue
inaltérabilité des substances célestes qui, selon les Aristo-
téliciens, échapperaient à l’alternative continuelle de géné-
ration et corruption, propre aux choses naturelles qui cons-
tituent l’objet de notre expérience sur la terre. Il remar-
quait, avec son habituelle profondeur de pensée, que le
changement constitue la vie des corps et de l'âme, et que
si tout devenait inaltérable, nous devrions estimer« agréable
la rencontre d’une tête de Méduse, nous changeât-elle
en marbre ou en diamant (2) ».
Inaltérabilité et changement continuel, sans que la pre-
mière contredise le second. La loi naturelle n'interdit pas le
changement — comme le pensa Platon, et après lui Aris-
tote avec la conséquente immutabilité de ses deux, dont
les formes (idées et lois) devaient donner origine aux
formes de la nature terrestre — mais si elle n’interdit pas le
changement, elle en établit l’inaltérabilité, qui est un
fait et doit en cette qualité être inaltérable. Sans aucun
doute, le changement est un fait, puisque nous nous propo-
sons de le connaître ; il existe donc déjà et ne se soucie
guère, selon l'expression de Galilée, que ses raisons d’être et
le mode selon lequel il s’effectue nous soient exposés ou
tenus cachés. C'est-à-dire qu’il est posé devant nous, mais
non par nous, et qu’il est parconséquent indépendant de nous.
(1) Lettre du 21 décembre 1613 au père B. Castelli.
(2) Galilée, Opere, édition nationale, t. V, p. 234, 235, 260.;
164
l’esprit, acte pur
5. Le passé en tant que futur. — La distinction entre
ces deux moments, le passé et le futur, qui fait surgir la
question de la prévédibilité, n’implique pas une prévision
qui s’ajouterait à la simple connaissance comme un acte
différent du premier. On ne prévoit qu’autant que l’on
connaît, car le futur se trouve présent dans le passé
même du fait tel qu’il est devant nous en qualité de fait
accompli et par conséquent immuable, la pensée ne pouvant
se le représenter comme n’étant pas encore accompli en
train de s’accomplir, car alors il ne serait pas un factum,
mais un fieri. Le futur ne peut en somme se prévoir qu’au-
tant que nous le trouvons dans l’objet, conçu empirique-
ment, non pas comme ce qui n’est pas et sera, mais
comme ce qui est déjà (le passé). D’où la justesse merveil-
leuse des vers de Manzoni :
E degli anni ancor non nati
Daniel si ricordô (1).
La prévision astronomique est un exemple typique de
ce que nous avançons, car elle n’est que le résultat d'un
calcul mathématique sur des données déjà posées. Le cal-
cul est pour l’astronome la connaissance complètement
objective de situations, distances, masses, et vitesses déjà
données : de sorte que ce qui semble une prévision n’est
qu’une projection dans le futur de ce qui serait plutôt
l’antécédent de l’opération par laquelle on prévoit. Et
la signification logique se réduit au concept de l'immuta-
bilité du fait en tant que tel, qui annule forcément le fu-
tur par l’acte même qui le pose. Le mouvement de la comète,
qui se vérifie à une heure future et déterminée, dans un
point du ciel déterminé lui aussi, est en effet la manifes-
tation d'un changement continu ; mais le fait de ce chan-
gement est inaltérable, et ce n’est qu’en conséquence de
cette inaltérabilité que le mouvement est déterminé
et que la prévision a lieu. Car cette prévision... du passé
serait impossible si on pouvait admettre dans le même
mouvement une variation qui ne rentrât pas dans le ta-
(1) Résurrection, p. 55, 56. « Et Daniel se souvint des années qui n’étaient
pas encore nées. »
PRÉVISION ET LIBERTÉ
165
bleau des propriétés par lesquelles ce mouvement est con-
sidéré comme déjà déterminé. C'est qu’alors le mouvement
ne serait plus déterminé comme il l’est selon l’hypothèse
propre à la position empirique où il est appris comme un
fait.
6. Le fait et l’acte. — L’homme n’est jugé qu’après sa
mort, dit un proverbe, parce que l’homme n'est pas fait
mais se fait ce qu’il est. Au contraire, il n’est pas besoin
d’attendre sa mort pour dire de qui il est né, car naître de
parents déterminés constitue un fait. Or le mouvement
d’une comète est un fait tout comme la naissance de
l’homme ; pas un acte comme l’est sa vie morale ou intel-
lectuelle. Et lorsque nous considérons la trajectoire de la
vie morale d’un homme comme une ligne déterminée à
priori, comme l’est celle d’un corps céleste, nous lui nions
la liberté, la qualité de créateur qu’il possède, puisqu’il est
un esprit. Nous l’abaissons, ce faisant, jusqu’au niveau
de toutes les choses naturelles qui sont nécessairement
ce qu'elles sont ; et nous considérons son destin comme
déjà formé dans son caractère, qui ne produira jamais
rien d’imprévoyable, parce que tout ce qu’il produira est
déjà fatalement déterminé par une loi.
7. Le fait négation de la liberté. — La loi de l’empiriste
est donc le fait lui-même en tant qu’inaltérable (bien que
ce fait, pris en lui-même, consiste en un changement) ;
et le fait, en tant que fait, est ; inaltérable et nécessaire,
il exclue de lui-même toute liberté par rapport à l’esprit
qui l’affirme en le présupposant comme son propre anté-
cédent. Pour détruire et outrepasser cet attribut du
fait, il faudrait donc renoncer à faire appel à la nouveauté
des faits, comme le fait le contingentisme, mais critiquer
la catégorie même du fait en en montrant l’abstraction
et en faisant observer qu’elle rentre dans une autre caté-
gorie, bien plus fondamentale, celle de l’acte spirituel
qui pose le fait.
8. Antithèse entre les concepts de futur prévoyable et de
liberté. — Ce passé, pour ainsi dire, propre du futur en sa
l'esprit, acte pur
166
qualité de prévu, et la conséquente impossibilité de con-
cevoir la liberté d’un futur prévoyable, ont été éclaircis
au cours de l’histoire par les efforts aussi vains que
constants de la théodicée, qui cherchait à concilier les
deux termes de la prescience divine et de la liberté hu-
maine. Termes inconciliables à priori si on a conscience
de l’identité du concept de la liberté de l’esprit avec le
concept de son infinité, cette dernière étant abolie par
le concept qui pose Dieu hors de l’activité en laquelle
s’actue l’esprit humain. Cette question fit le tourment de
Boèce dans sa prison quand il demandait à une foi philo-
sophique une consolation à ses malheurs. Après lui le phi-
losophe italien Valla la reprit dans son dialogue De libero
arbitrio, l'exposant avec une telle clarté que Leibniz,
dans sa Teodicea, put faire son point de départ des con-
clusions de Valla et ne trouva rien de mieux à faire que
de résumer le dialogue, si vivant, de notre pénétrant
humaniste pour arriver à ses fins, c’est-à-dire pour justifier
Dieu du mal moral qui lui serait imputé si les hommes
qu’il a créés n’étaient pas libres (i). La façon dont la
question est résolue dans le De libero arbitrio, comme
Leibniz l’observe justement, c’est une solution qui, au
lieu de dénouer le nœud gordien du problème, le tranche
plutôt.
9. Critique de Valla. — 11 est néanmoins fort opportun
et à propos pour nous, de rappeler ce que Valla dit
sur la nécessité du futur prévu et de la comparer à la né-
cessité attribuée au passé qui est connu précisément en
cette qualité de passé. Il n’est pas du reste désagréable
de relire un peu de son latin si spirituel. Un des
interlocuteurs tendant à la conciliation, dit en reprenant
un argument de Boèce: « Non video cur tibi ex praescientia
Dei voluntatibus atque actionibus nostris nécessitas defluere
videatur. Si enim praescire aliquid fore, facit ut illud futu-
rum sit, profecto et scire aliquid esse, facit ut idem sit. Atqui,
si novi ingenium tuum, non díceres ideo aliquid esse, quod
scias illud esse. Vcluti seis nunc diem esse ; nunquid, quia
(1) Theodicea, paragraphes 405 et suivants.
PRÉVISION ET LIBERTÉ
167
hoc scis, ideo et dies est ?... Eadem ratio est de praeterito.
Novi, iarn octo horis, noctem fuisse ; sed mea cognitio non
facit illud fuisse ; potiusque ego novi noctem fuisse, quia
nox fuit. Atque, ut propius veniam, praescius sum, post
odo horas noctem fore ; ideone et erit ? Minime ; sed quia
erit, ideo praescisco : quod si praescientia hominis non est
causa ut aliquid futurum sit, utique nec praescientia Dei. »
A ceci l’autre interlocuteur, qui expose dans le dialogue
les difficultés contre la solution béotienne, réplique avec
une merveilleuse lucidité : « Decipit nos, mihi crede, ista
comparatio : aliud est scire, praescientia hoc, praeterita,
aliud futura. Nam cum aliquid scio esse, id variabile esse
non potest : ut dies qui nunc est, nequit fieri ut non sit.
Praeteritum quoque nihil differens habd a presenti (1) :
id namque non tum cum factum esit cognovimus, sed cum
fieret et praesens erat, ut noctem fuisset non tunc cum transit
didici, sed cum erat. Itaque in his temporibus concedo non
ideo aliquid fuisse aut esse, quia ita esse scio, sed ideo me
ascire, quia hoc est aut fuit. Sed alia ratio est de futuro, quod
variabile est ; nec pro certo sciri potest quod incertum est.
Ideoque, ne Deum fraudem praescientia, fateamur certum esse
quod futurum est, et ob id necessarium. » Le premier ayant
répliqué à son tour que le tutur, bien que futur, est prévu
(que par exemple, dans un certain nombre d’heures il fera
nuit est un fait prévu, de même qu'à l’été succédera l’au-
tomne, puis l’hiver, puis l'été et une autre fois encore
l’été), le critique reprend : « Naturalia sunt ista, et eundem
cursum semper currentia : ego autem loquor de voluntariis. »
Et, observe-t-il, le volontaire doit être tenu bien distinct
du fortuit (le contingent des contingentistes).
« Illa namque fortuita suam quandem naturum seq untur ;
ideoque et medici et nautae et agricolae solent multa provi-
dere, cum ex antecedentibus colligant sequentes ; quod in
voluntariis fieri non potest. Vaticinare tu utrum ego pedem
priorem moveam ; utrumlibet dixeris, mentiturus, cum alte-
rum moturus sim ». Et cela est possible lorsque le prophète
est un homme, mais lorsque c’est Dieu qui prévoit le futur,
(1) Parce que en réalité, le présent, pour être objet de connaissance, doit être
déjà passé et non un véritable présent.
i68
l’esprit, acte pur
étant donné que toute erreur de sa part est exclue, toute
possibilité de se soustraire au destin est aussi exclue des
facultés de l’homme.
Imaginons par exemple que Sextus Tarquin aille à Del-
phes consulter l’oracle d’Apollon et en reçoive cette ré-
ponse : « Exsul inopsque cades irata pulsus ab urbe ». Que
répondra Apollon au trouble et aux plaintes de Sextus?
Peut-être qu'il connaît mais ne fait pas le futur. Mais si
Tarquin s'adresse alors à Jupiter, comment celui-ci jus-
tifiera-t-il le douloureux destin qui attend l’infortuné ?
Apollon prendra-t-il la parole et dira-t-il alors :
« Jupiter, ut lupum rapacum creavit, leporem timidum
leonem animosum, onagrum stolidum, canem rabidum,
ovem mitem, ita hominum alii fiuxit dura praecordia, alii
mollia, alium ad scelera, alium ad virtutem propensiorem
genuit. Praeterea alteri corrigi bile ingenium dedit, tibi
vero malignam animam nec aliena ope emendabilem tri-
buit (i) ». Ce qui est vraiment dépouiller Tarquin de toute
valeur et de toute responsabilité, pour attribuer la conduite
et la responsabilité de ses actes à Jupiter ; c’est-à-dire
faire de l’homme un être naturel, et de ses actions futures
des faits en tant qu’actions prévoyables ; en d’autres termes
et par rapport à Apollon qui peut les prédire et, en général,
par rapport à un Dieu prescient, une réalité déjà réalisée,
un véritable passé.
io. Tentative de Leibniz. — Leibniz, peu satisfait de la
solution mystique et agnostique de Valla qui s’en remet
à l’inscrutable sagesse divine, continue la fiction et imagine
que Sextus s’étant rendu à Dodone se prosterne devant Jupi-
ter et lui demande de changer son sort en transformant son
cœur. Et Jupiter de répondre ;
— Si tu renonces à Rome, les Parques te fileront d’autres
destins ; tu deviendras sage et seras heureux.
-— Pourquoi devrais-je renoncer à l’espoir d’une cou-
ronne ? ne puis-je être un bon roi. ?
— Non, Sextus, reprend le dieu, je sais mieux que toi
ce qu’il te faut. Si tu vas à Rome, tu es perdu.
(i) Opéra, édition Basüea, p. 1002, 1003, 1006.
PRÉVISION ET LIBERTÉ 169
Et Sextus, incapable d’un tel sacrifice, sort du temple en
acceptant son destin. Mais le pontife Théodore veut savoir
pourquoi Jupiter est impuissant à donner à Tarquin une
volonté différente de celle qui lui a été attribuée comme
roi de Rome, et le roi de l’Olympe le renvoie à Pallas. A
Athènes, dans le temple de cette dernière, le pontife s’endort
et rêve d'un pays inconnu où s’élève un palais immense :
c’est le Palais des destins, que la déesse lui permet de
visiter. Tout y est représenté, non seulement ce qui arrive
mais encore tout ce qui est possible. On peut y voir chaque
particulier dans le système de tous les autres particuliers
avec lesquels il se réaliserait dans un monde à lui et tout
spécial. « Tu sais, dit Pallas à Théodore, que lorsque les
conditions d’un point qu’on demande ne le déterminent
pas suffisamment et qu’il y en a une infinité, elles tombent
toutes dans ce que les géomètres appellent « un lieu » et
ce lieu au moins, qui souvent est une ligne, se trouve-t-il
déterminé. Tu peux te figurer de même une série réglée de
mondes, qui contiendront tous et seront seuls à con-
tenir le cas dont il s’agit, mais en varieront les circonstances
et les conséquences. »
Et tous ces mondes qui existent en idée sont préci-
sément représentés dans le Palais des destins, dans lequel
chaque appartement étale un monde devant les yeux émer-
veillés de Théodore. Il voit Tarquin dans chacun d’eux :
toujours le même, mais différent par rapport au monde au-
quel il appartient : et par suite à travers tous les mondes,
un Sextus dans un nombre infini d’états. Mais de monde
en monde, c’est-à-dire d’appartement en appartement,
Théodore monte vers la cime d’une grande pyramide. Et
les mondes se font de plus en plus beaux. « Il parvient en-
fin au plus haut, à celui qui terminait la pyramide et qui
était le plus beau, et la pyramide avait un commencement
mais pas de fin, une pointe mais pas de base, car elle
allait croissant à l’infini. » Parce que, selon l’explication
de la déesse, « entre une infinité de mondes possibles il en
existe un meilleur que tous les autres, sans quoi Dieu ne
se serait pas décidé à en créer aucun ; mais il n'en est pas
qui n'en ait au-dessous de lui de moins parfaits,
170
l’esprit, acte pur
et c’est pour cela que la pyramide descend à l’infini. »
Elle entre enfin avec Théodore, profondément ému, dans
le plus haut des appartements, qui est celui du monde réel,
où elle lui dit : « Voici Sextus tel qu’il est et tel qu’il sera
actuellement. Le voilà qui sort du temple, plein de colère
et prêt à mépriser le conseil des dieux. Vois, il se dirige vers
Rome, jette partout le désordre et va jusqu’à violenter
l’épouse de son ami. Le voilà, chassé par son père, battu,
ruiné. Si Jupiter avait mis ici un Tarquin heureux à Co-
rinthe, ou roi en Thrace, ce monde-ci ne serait plus ce qu’il
est. Et Jupiter ne pouvait pas éviter de choisir ce monde,
le plus haut de la pyramide : s’il ne l’avait fait il aurait
renoncé à sa sagesse. Tu vois bien que ce n’est pas mon père
qui a fait Sextus mauvais; mauvais il était de toute éter-
nité et toujours librement : il n’a fait que lui accorder l’exis-
tence que sa sagesse ne pouvait nier au monde dont Tar-
quin fait partie ; il l’a fait passer de la région des possibles
à celle des êtres actuels (1). »
11. Vanité de cette tentative. — La conclusion est évidente :
Jupiter s'est moqué de Sextus lorsqu’il lui a proposé à
Dodone un destin meilleur en échange de sa renonciation
au trône de Rome. Car le destin qui doit être le sien lui
a été attribué ab alterno dans ce monde possible auquel
le roi de l’Olympe a donné l’existence. Et relativement à
notre argument, la conclusion est que la connaissance
de la réalité empiriquement présupposée à l’esprit (peu
importe que ce soit idéalement ou réellement) ne connaît
exclusivement que des faits, et lorsque cette connaissance
prétend être une prescience, elle ne connaît comme
destins que des faits : des s}^stèmes de réalité entièrement
réalisés dans leur connaissance potentielle. Le futur des
prophètes, et d’Apollon qui les inspire, est le même que
celui de l’astronome : il n’est un futur qu’en apparence,
puis qu’il est dans le penser concret qui se le repré-
sente, un véritable passé.
(x) « Le crime de Sextus, conclut Pallas, selon un vieux concept agostinien de
la Théodicée, qui veut que le mal soit justifié en qualité d’instrument du bien,
sert à de grandes choses, il en naîtra un grand empire, qui donnera de grands
exemples. Mais cela est un rien en comparaison de la valeur complexive de ce
monde. » (Theodicea,, paragraphe 416).
PRÉVISION ET LIBERTÉ
I?I
12. Antithèse entre la prescience et la liberté en Dieu. —
Mais il convient de faire ici une autre observation
qui confirme ce que nous venons de dire. Lorsque Jupiter
choisit le meilleur des mondes possibles, celui qui occupe
la cime de la pyramide, non seulement il lui est impossible
de donner à Tarquin la liberté de choisir son destin, mais
il n’a pas lui-même la liberté de choisir. Le monde qu’il
réalise est en réalité déjà réalisé et ce n’est qu'à cette
condition qu’il peut le connaître et le choisir. Ce monde
existe en soi, avant que Jupiter le veuille ; et c’est le
meilleur de ceux qui sont possibles. En le voulant, le roi
des dieux n’ajoute rien à sa bonté. Et, en sa qualité d’absolu,
ce monde est tout aussi incapable de tout développement
et accroissement que le sont les idées de Platon, qui sont
par elles-mêmes, et sont liées dialectiquement par une
loi qui est leur être même, lorsqu’on peut les connaître
et, au besoin, les vouloir.
En somme, la prescience divine ne rend pas seulement
impossible la liberté de l’esprit humain, mais elle détruit
jusqu’à celle de l’esprit divin. De même que tout présup-
posé du naturalisme immobilise sous les entraves d’une
nature d’acier non seulement l’objet de l’esprit, mais
encore le sujet, l’esprit lui-même, celui-ci se trouvant
alors dans l’incapacité de se concevoir autrement que par
rapport à son objet et par conséquent d’une façon natu-
raliste. Aussi le concept de la prescience divine cons-
titue-t-il une des caractéristiques de la conception natu-
raliste de Dieu.
13. Unité de la condition et du conditionné. — Nous pou-
vons dire désormais que la réalité ne peut pas être dis-
tinguée en réalité conditionnante et réalité conditionnée, à
moins que les deux réalités vue soient, malgré tout, conçues
comme une seule : une réalité qui, étant la négation de la
liberté de l’esprit, est à son tour incompréhensible dès
qu’on ne la considère pas par rapport à celle-ci.
14. Tendance à l’unité. — La réalité ne se dédouble pas
et se maintient dans son unité tout en se distinguant en
172
l’esprit, acte pur
condition et conditionné, car il n’est pas de métaphysique
ou d’empirisme qui puisse nous représenter la condition
dans son rapport immanent avec le conditionné, ni celui-
ci dans son rapport immanent avec celle-là, si ce n’est
en tant qu'unité des deux termes. La métaphysique, avec
sa causalité efficiente, tend en effet, ainsi que l’empirisme
avec sa causalité empirique, plutôt à l’identification qu'à
la distinction qui est essentielle au concept de la condition-
nalité. De sorte que, rigoureusement parlant, le concept
métaphysique de causalité tend à ne considérer réelle,
d’une réalité absolue, que la cause dont l’effet ne se dis-
tingue pas positivement ; et l’empirisme se représente
l’absolu comme un simple effet (un fait) dans lequel la
cause elle-même se résout. Quant au contingentisme, ce
n’est qu’une manifestation d’une tendance empirique qui
porte à libérer l’effet de son rapport avec la cause sans lui
attribuer du reste aucun droit à la liberté. Or la méta-
physique ne peut s'arrêter à la cause sans effet, ni l’empi-
risme à l’effet sans cause. Et cela non seulement parce
que la cause n'est une cause que si elle a un effet, et l’effet
sans cause est un mystère que l'esprit ne peut admettre, mais
pour une raison bien plus profonde, à laquelle nous avons
déjà fait allusion plusieurs fois : c'est-à-dire que la réalité
non différenciée est inconcevable, fût-ce comme identique,
l’identité implique par un rapport du sujet avec lui-même
et, par conséquent, un moment d'opposition et de dualité
qui est exclu par la non-différenciation absolue.
15. L’abstrait inconditionné. — En réalité l’unité abs
traite à quoi aboutissent également la métaphysique et
l’empirisme, en absorbant la réalité conditionnée dans la
condition, ou celle-ci dans celle-là, est ce qu'on appelle
Y inconditionné, non dans le sens de libre, mais dans celui
de nécessaire et précisément de ce nécessaire que craint
le contingentisme tout en s’y précipitant. Or cet incondi-
tionné ne peut être affirmé sans être nié, lorsqu'on rapporte
selon notre habitude la pensée abstraite au penser concret.
Car puisqu'on pense, l’inconditionné doit être pensé non
comme simplement pensable, mais justement comme pensé,
PRÉVISION ET LIBERTÉ
17 3
en somme comme ce qui est posé dans le penser. Incondi-
tionné soit, mais en qualité de pensée, inconditionnée ou
contenu du penser, qui en devient ainsi la condition. En
d’autres termes, inconditionnée pour le penser qui fait
abstraction de soi-même, et pense son objet sans penser
son propre soi auquel cependant cet objet est inhérent
conditionné en tant que l'objet ainsi conditionné est conçu
dans son immanence au sujet, et que celui-ci est conscient
de l’activité par laquelle il pose lui-même cet incondi-
tionné. L’objet est en somme conditionné par le sujet,
même s’il est inconditionné en qualité de pur objet abstrait.
16. Le véritable inconditionné. — Ce rapport du sujet
avec l'objet est en vérité le seul rapport conditionnel qui
puisse être effectivement conçu, car seul il comporte à la
fois l’unité et la dualité, n’obligeant la pensée ni à s’arrêter à
l’unité, ce qui serait absurde, ni à finir dans la dualité abs-
traite, ce qui serait également absurde, parce qu’elle repro-
duit dans chacun de ses éléments la position de l’unité elle-
même. C’est évidemment le rapport de la synthèse à
priori, qui est propre de l’acte du penser et se réalise
dans l’opposition du sujet et de l’objet, du soi au non-soi.
17. Apories de la métaphysique et de l'empirisme. —
Les difficultés de la métaphysique et de l'empirisme que
nous avons exposées ne s’expliquent que par l’ignorance
de ce rapport. Rigoureusement parlant, le conditionné
de la métaphysique doit se fondre avec sa condition,
celle-ci n’étant pas pure condition puisqu’elle est aussi
le conditionné. Aristote crut pouvoir faire de Dieu un mo-
teur immobile, condition inconditionnée ou cause première,
par l’application de son célèbre argument de l’absurdité
du processus à l’in fini. Mais son Dieu est impuissant à
expliquer le monde comme différent de lui ; aussi doit-on
arriver forcément d’Aristote à Plotin. Car Dieu, considéré
comme moteur, est tout simplement le mouvement qu’il
s’agissait d’expliquer ; c’est la forme même dont la philo-
sophie recherche la réalité dans la nature, et qu’elle vient
ainsi à trouver réalisée avant la nature. C’est en somme
174
l’esprit, acte pur
la nature elle-même conçue et hypostatisée en deçà
de la nature immédiate : c’est-à-dire l’opposé de la
pensée : contraire qui est toujours un pur fait puisqu’il
n’est pas pris par le processus de la pensée pendant
qu’il s’effectue. La condition de l’empirisme doit de son
côté se résoudre dans le conditionné, car une condition
qui, comme le veut l’empirisme, n’est pas le penser mais
en est le présupposé est tout simplement l’objet du penser
conditionné par l’activité du penser.
La condition métaphysique ne saurait déployer ni son
efficience ni sa productivité, car ce n’est pas elle qui est
productive, étant plutôt un simple produit du penser :
c’est une pensée qui suppose l’activité pensante qui la
réalise. Et l’empirisme de Hume a raison contre la méta-
physique parce qu'il comprend plus profondément qu’elle
le point de vue de cette dernière. La métaphysique elle-
même oppose en effet la cause (la seule vraie cause qui est
Dieu pour les cartésiens aussi bien que pour les scolas-
tiques) au penser qui la pense comme cause, et, cette
opposition étant donnée, il est impossible que la pensée
pénètre l’action de la cause comme il le faudrait pour
comprendre la façon dont s’effectue cette action, et par
conséquent pour apercevoir la nécessité du rapport par
lequel la cause se rattache à l’effet. Ceci est tellement vrai
que la critique empiriste du principe de causalité n'est que
la conscience profonde du scepticisme qui est implicitement
contenu dans l’intuition métaphysique transcendante.
Comme nous l’avons déjà indiqué (i), le penseur italien
Vico avait nié avant Hume la certitude de la connaissance
en ce qui concerne l’action de la cause naturelle, préci-
sément parce que cette cause est objet de la pensée au
lieu d’être la pensée elle-même.
L’empiriste d’autre part, pour conserver à sa causalité
empirique un minimum de valeur logique, devrait garder
une certaine connexité entre la condition et le conditionné.
A défaut d'autre solution il croit que l’empirisme peut
légitimement maintenir le lien chronologique de la succes-
sion, qui est l’ébauche d’une certaine synthèse et porte à
(i) p. 130,141.
PRÉVISION ET LIBERTÉ
175
un principe d’unification, lequel à son tour accuse l'action
du sujet. Aussi ne réalise-t-il pas lui non plus son concept
d’une pure conditionnalité de fait. Et il est impossible qu'il
y réussisse, car, tout comme son adversaire, il pose con-
dition et conditionné vis-à-vis du penser, là où est incon-
cevable l’unité de la multiplicité qui lui est nécessaire
pour la succession chronologique comme elle l’est pour
l'efficience dans la métaphysique.
18. Dialectique de la condition et du conditionné. —- La
synthèse à priori de la condition et du conditionné est
purement dialectique. Or il est désormais évident pour
nous que toute dialectique est inconcevable hors du penser.
Mais si nous tournons nos regards vers la dialectique du
penser, nous verrons que la conception de la causalité
métaphysique, comme celle de toute autre forme du con-
cept de conditionnalité, échappe aux difficultés que nous
venons d’exposer. Car la difficulté fondamentale de la
métaphysique apparaît dès qu’on cherche à saisir la façon
dont l’un génère l'autre, et l’identique le différent. Or il
suffit que la métaphysique en parlant de l’Un entende le Moi,
pour que ce dernier s’offre à elle précisément, comme le
principe autogène du non-Moi, c’est-à-dire de ce qui
diffère du Moi. Ainsi lorsque l’empirisme prendra conscience
du rapport immanent du non-Moi, précisément en tant
que non-Moi, avec ce qui en est la condition, avec le Moi
en somme, il continuera sans doute à voir le non-Moi et
le multiple, mais avec et dans l'Unité.
19. Nécessité et liberté. — Tout comme la réalité méta-
physique et la réalité empirique se posent dans l’incon-
science de la pensée abstraite comme un conditionné, qui est
nécessaire sans être libre, ainsi la réalité du penser concret
se pose comme condition de l’inconditionné, qui devient
par conséquent un conditionné et se pose dans l’absolu
de cette position comme inconditionné qui tout en étant
nécessaire est libre. Nous pouvons dire que le premier
inconditionné (faux ou abstrait), est Y être, et que le second
(concrètement réel), est Y esprit. L’être (Dieu, nature, idée,
176
L’ESPRIT; ACTE PUR
tait, contingent) est nécessaire sans liberté, en tant que déjà
posé par l’esprit. Il est le résultat du processus ; résultat
qui est précisément parce que le processus a cessé ;
c’est-à-dire qu’on le conçoit comme cessé, en en fixant
et en en prenant un moment qu’on choisit comme résultat.
La nécessité du futur, objet de la prescience divine, dérive
du fait que le futur même est conçu comme un être ou
comme quelque chose se trouvant en face du penser (or nous
savons déjà que seul l’esprit a le pouvoir de le poser en face
de soi en s’y posant lui-même). Cette nécessité est la néces-
sité du fait naturel, du destin, de la mort considérée d'une
façon naturaliste qui exclut le miracle de la résurrection,
laquelle est uniquement œuvre, que de l’esprit qui ne peut
l’accomplir qu’alors que la nature lui obéit, ce qui implique
à proprement parler qu’elle cesse d’être nature pour s’iden-
tifier à l’esprit.
20. La causa sui. — Cependant la nécessité de l’être
coïncide avec la liberté de l’esprit. En effet l’être, dans
l'acte de penser, est l’acte même, qui n’est pas mais se
pose (libre par conséquent) ne présupposant rien
(par conséquent véritablement inconditionné). La liberté
est nécessairement un absolu, ce qui confère à l’in-
conditionné la qualité d'infini, mais seulement autant que
l’absolu est causa sui (1). Sui, notons-le, suppose le se
le sujet, l’autoconscience ; aussi l’être causé n’est-il pas
un effet, mais une fin, une valeur : en un mot le terme vers
lequel on tendetquel’on conquiert. Aussi cette liberté n’est-
elle pas la négation de la nécessité, à moins que par néces-
sité l’on entende la nécessité qui est propre de l’objecti-
vité abstraite de l’être ; elle coïncide au contraire, cette
liberté, avec la nécessité de l’être, qui n’est au fond que
la dialectique de l'esprit elle-même.
(x) L’expression est de Spinosa, mais il ne l’employa que dans le sens que pou-
vait avoir l’avrè x.tvoüv de Platon (Phèdre 245 c) et l’âauroü êvëoyxj[xa de
Plotin (Enn., t. VI, p. 1-8, 16). Voir l’édition de l’Ethique, publiée par l’auteur,
Bari, Laterza, 1915, p. 295, 296. La susbtancede Spinosa, comme l’idée de Platon,
et le Dieu plotinien sont l'inconditionné abstrait, qui ne peut pas être causa sui,
parce qu’il n’est pas l’esprit mais son contraire. Le sui restant de cette façon
un mot vide de sens.
Platon = l’être qui se meut par lui-même.
Plotin — l’œuvre de soi-mème, l’autogène.
PREVISION ET LIBERTÉ
177
2i. Objection. — Cettte dialectique, en résolvant dans sa
piopre unité toute multiplicité, par suite toute condition,
en se posant comme le principe de toute synthèse de con-
dition et conditionné, vient à éliminer aussi du conoept de
l'esprit cette catégorie de la conditionnalité, dont nous avons
si longuement parlé, et de la sorte confirme encore l’unité
infinie de l’esprit. C’est qu’en effet à travers la critique de
la catégorie de la condition nous avons acquis le véritable
concept de la liberté. Comme, du reste, à travers la cri-
tique de l’individualité nous avons découvert le concept
de l’individualisation et à travers la critique de l’espace
et du temps le concept de l’infinité de l’esprit en oppo-
sition .-à la nature indéfinie, avec celui de l’éternité et de la
véritable immortalité de l’esprit.
Toutefois ce concept de liberté, le nôtre, ne saurait
laisser satisfaits ni les métaphysiciens ni les empi-
ristes. Fermes dans leur fausse façon de voir et fidèles au
concept d’une réalité présupposée au sujet qui est la consé-
quence de cette façon de voir, ils croiront que nous n'avons
réussi à établir qu’un rapport gnoséologique par la syn-
thèse à priori de la condition et du conditionné dans la
dialectique de l’esprit qui se pose comme sujet relative-
ment à un objet, c’est-à-dire comme unité de la condition
et du conditionné. Ils ne verront dans le résultat de cette
partie de notre étude que l’établissement d’un rapport
gnoséologique au delà duquel le rapport métaphysique
ou réel subsistera toujours, et continuera à être le point
vers lequel tendront le métaphysicien avec son concept
de causalité, et l’empiriste qui voit en l'esprit le conditionné
d’une nature en soi. Admettons, diront-ils, que l’acti-
vité gnoséologique du sujet se pose en même temps que
son objet dans l’acte de la connaissance, comme condi-
tion inconditionnée du phénomène : ceci ne signifie nulle-
ment qu’il soit rèaliter inconditionné, c’est-à-dire qu’il soit
rêaliter condition de tout objet pensable ! L’esprit ne sera
dialectique que sur la base de la condition à laquelle il est
lié réellement.
GENTILE
3 2
178
l’esprit, acte pur
22. Réponse. — Il est évident que cette base de l’esprit
ne peut pas être la nature, après tout ce qui a été dit pour
démontrer la valeur purement gnoséologique de la réalité
qu'on appelle nature. La nature en tant qu’espace et que
crnps, par exemple, est tout simplement une catégorie
abstraite du penser qui fait abstraction de sa propre infi-
nité, racine de l'espace, et de sa propre éternité, racine
du temps. Et pour prendre un autre exemple, il est clair
que la nature, base de l’esprit, ne peut pas être la race
(autre concept naturaliste) que tant d'historiens et de
philosophes de l’histoire ont cru pouvoir prendre comme
principe d'explication historique des faits humains. Pour
s'en convaincre, il suffit de considérer que l’individualité
d’une race se réalise et se dessine dans l'histoire, qui n'est
donc pas l'activité spirituelle et conditionnée de la race,
mais la signification propre du concept de race qui doit
être affranchi de la vaine abstraction et de la vacuité fatale
d'une position naturalistique pour être transporté dans le
champ de la réalité spirituelle, là seulement où il peut
signifier quelque chose : dans le champ, dis-je, où il n’est
plus la race, mais l’histoire.
Voulez-vous, en général, essayer de concevoir une con-
dition de l’esprit s'actuant en vous tandis et parce que
que vous êtes en train de concevoir cette condition ? La
condition doit avant tout, si vous réussissez à la conce-
voir, être une réalité non conçue, c’est-à-dire n'entrant pas
dans la synthèse de votre pensée : c’est-à-dire qu'elle doit
être conçue comme n’étant pas conçue. Berkeley se mo-
quera de vous, et nous répéterons que c’est là une simple
abstraction, dont la vie est dans la synthèse du penser.
23. Le Moi inconditionné et le conditionné. — Pour sortir
d’ mbarras il faut réfléchir que le Moi transcendantal
se pose comme empirique, et que comme tel il est condi-
tionné. Et si par réalité nous ne voulons pas entendre
seulement ce qui est dans l’objet de l’expérience (expé-
rience pure), il est certain que notre synthèse, selon laquelle
le Moi est absolument inconditionné, libre, et partant con-
dition de tout, est une synthèse purement gnoséolo-
PRÉVISION ET LIBERTÉ
179
gique et irréelle. Mais en comprenant la réalité unique-
ment comme objet étranger au sujet, nous devons être
désormais convaincus de commettre une erreur qui ne
peut être éliminée qu’en allant tout au fond, à la racine
de cette réalité, où l’objet est la vie du sujet, dont la syn-
thèse est en conséquence absolument réelle.
Nous verrons plus tard comment l'oscillation de la
pensée entre l’esprit, compris comme acte pur, et l’esprit
entendu comme un fait, objet d'expérience, produit l’anti-
nomie historique de l’esprit, antinomie qui ne peut trou-
ver de solution adéquate que dans un concept exact de
l'acte pur.
CHAPITRE XIII
L’Antinomie historique et l’Histoire éternelle
I. Contenu de l'antinomie historique. — Nous pouvons
appeler antinomie historique celle qui dérive du concept
de l’esprit acte pur, considéré dans ses relations essentielles
avec le concept de l’histoire, et nous pouvons formuler
la thèse suivante : « L'esprit est histoire parce qu’il est dé-
veloppement dialectique », et son antithèse : « L'esprit
n’est pas histoire parce qu’il est acte étemel ». Telle est
l’antinomie à laquelle on se heurte à chaque instant dans
l'étude et dans la compréhension de l’homme, qui nous
présente toujours deux faces, chacune desquelles semble
la négation de l’autre. Car l’homme est incompréhensible
hors de l’histoire dans laquelle il réalise son essence ;
mais, d’autre part, il ne nous montre dans l’histoire rien de
soi qui ait cette valeur spirituelle à travers laquelle son
essence est cependant conçue comme se réalisant dans
l'histoire.
En vérité, pourquoi l'homme est-il l’histoire ? Parce que
son essence, qui l’oppose à la nécessité de la nature, est
la liberté : la nature est tandis que l’esprit devient. Il de-
vient en tant que libre, ce qui revient à dire qu’il réalise
sa fin ; sa vie est une valeur, ce qu’elle doit être : elle
consiste à connaître la vérité, à créer des images de beauté,
à accomplir le bien, à adorer Dieu, etc... L’homme, pour
être un homme à nos yeux, doit connaître la vérité et être
par conséquént tel que nous puissions lui communiquer la
nôtre (que nous ne communiquons pas à un baudet) ; s’il se
trompe, nous le croyons capable de se corriger, autant
qu’il sait le faire, c'est-à-dire proportionnellement à sa
IÔ2
l’esprit, acte pur
connaissance de la vérité : d’une vérité qui n’est pas
toute réalisée à la fois (ce qui ne serait pas se réaliser
mais être déjà réalisée, en un mot être), mais en train de
se réaliser. Voilà ce qu’est l’homme avec qui nous entrons
en rapport et qui est notre prochain dans l’histoire. Car
notre société ne se limite pas aux hommes relativement
peu nombreux, qui étant nos contemporains entrent dans
la sphère de nos relations directes et personnelles.
2. Éclaircissements. —Tout d’abord, la langue que nous
parlons, les institutions qui régissent notre vie civile,
les villes que nous habitons, les monuments d'art que
nous admirons, les livres enfin, et tout ce qui nous par-
vient des civilisations passées avec les traditions reli-
gieuses et morales qui animent notre culture, alors même
que nous sommes incapables de tout intérêt historique,
sont des liens qui nous rattachent à des esprits n’appar-
tenant pas à notre époque mais dont la réalité nous est
présente et intelligible exclusivement comme réalité
spirituelle et libre. Notre conscience historique se peuple
de noms de nations et d’hommes, acteurs de cette réalité
de la culture, prophètes, artistes, savants, capitaines, et
hommes d’état. L’énergie de leur esprit a créé ce monde
spirituel qui entoure notre âme de son atmossphère.
Pour arrêter l’attention sur un point, choisissons un
exemple, prenons le Roland Furieux, que nous lisons, que
nous goûtons en en faisant un aliment pour notre imagina-
tion, dont nous vivons en somme. L’histoire nous apprend
l’origine du poème : elle nous montre un homme, l’Arioste,
qui en fut l’auteur et dont l'esprit, en tant que créateur
de cette œuvre d’art, s’offre à notre connaissance dans le
poème. Eh bien, l’Arioste est un homme pour lequel nous
ne trouverons pas de place dans le monde, si nous ne
concevons ce monde dans la forme du temps, et dans la
série des années où il vécut (toutes les années comprises
entre 1474 et 1533 de notre ère) ; et dans la forme de l’es-
pace, sur la terre et précisément en Europe, plus préci-
sément encore en Italie et en certains lieux déterminés
de la péninsule dans lesquels sa vie s’écoula. Il y a plus :
l’antinomie historique
183
l’Arioste auteur du Roland Furieux n’existe pas durant les
cinquante-neuf ans qui séparèrent la naissance de la mort
du poète : il 11’existe que durant les années dédiées à la
composition et à la correction du poème. Et comme il ne
saurait être son propre père, l’Arioste des années de la pro-
duction du poème n’est pas l’Arioste des années anté-
rieures. Celui-ci est pourtant, par la vie que le poète vécut
alors, par ses lectures et les premiers essais de son art,
l’antécédent qui rend historiquement compréhensible Fau-
teur du poème, c’est-à-dire la réalité de sa poésie divine.
Aussi pouvons-nous dire en conclusion qu’en connais-
sant l’Arioste nous connaissons deux hommes : l'un qui
est esprit, l’inconditionné, condition de tout conditionné,
l’acte qui pose le temps et toutes les choses temporelles ;
l’autre qui est au contraire une réalité conditionnée par
ses antécédents. Un homme éternel et un homme histo-
rique : l'un, objet de la critique esthétique, qui étudie
dans l’Arioste la beauté éternelle de son art ; l’autre objet
de la critique historique qui pour l’Arioste tend au fait ;
conditionné dans le temps et dans l’espace, et intelligible,
comme tout autre fait, en rapport avec ses conditions.
Si au lieu d’un poète nous avions un philosophe, il se
dédoublerait également en deux personnalités. L’une
serait celle du philosophe, grâce à qui nous pouvons lire
son œuvre (si nous la comprenons) en pensant sa pensée,
comme si elle était nôtre, et par suite le connaissant en
qualité d’esprit, l’appréciant et le jugeant ; celle-ci serait la
véritable personnalité, au sens propre du mot. L’autre
est celle qui localise le philosophe dans le temps et dans
l’espace et détermine sa pensée par les conditions de sa
culture, c’est-à-dire par les antécédents historiques de sa
spéculation, étant donné lesquels il ne pouvait penser
autrement qu’il n’a pensé, tout comme l’animal qui étant
né chat miaulera et ne bêlera jamais.
3. L’histoire et les valeurs de l’esprit. — En général, l’es-
prit devenu historique se transforme en une entité natu-
relle, tandis que, maintenu dans sa valeur spirituelle, il
échappe à l’histoire et se pose dans son idéalité éternelle.
184
l’esprit, acte pur
Celle-ci ne présente aucune difficulté tant que la réalité
étemelle de l’esprit est conçue comme une hypostase de
son contenu, comme l'idée platonique qui, dans sa trans-
cendance, échappe par définition au contact du flux
historique. Seulement, dès qu'on abat la transcendance,
et que l'on conçoit la réalité dans sa propre éternité,
non plus comme quelque chose de fixe mais comme un
processus en acte, effectif, on cesse d’avoir l'histoire hors
de l’éternité et l’éternité hors de l’histoire. La difficulté
vient justement de ce concept de la réalité éternelle et
historique : elle vient, disons-nous, du concept en consé-
quence duquel (tout en faisant abstraction des antécé-
dents dans la connaissance du Roland Furieux) le poème en
soi est déjà un processus, se développant par degrés, cha-
cun desquels présuppose les précédents, est par suite ce
qu’il peut être en qualité de leur conséquent, étant donc
conditionné par eux. Et la philosophie d’un philosophe,
même si on la considère dans son expression la plus mûre
et la plus parfaite, ne peut être comprise que comme un
système d’idées se développant graduellement de la façon
indiquée pour le poème.
4. Platonisme et protagorisme. — Ce fut justement cette
difficulté de concevoir l’éternité dans l’histoire et l’histoire
dans l’éternité qui porta Platon à nier la valeur de l'his-
toire et à renfermer chaque être dans une réalité trans-
cendante. Ce fut elle encore qui porta les empiristes de tous
les temps, à partir de Protagoras, à nier qu’une valeur ab-
solue puisse être indépendante de toute condition parti-
culière et contingente. Mais l'antinomie dérive de l’impos-
sibilité qu’il y a de s’arrêter ou avec Platon à une valeur
transcendante qui ne soit pas esprit et implique une néga-
tion de l’histoire, ou avec Protagoras au pur fait historique
de l’esprit dont la valeur vient ainsi à être niée.
Elle dérive donc et de l’exigence de Platon et de celle de
Protagoras dans leur contradiction.
5. Solution de Vantinomie. — Comment l’antinomie
qui nous occupe se résout-elle ? Comme toutes les autres,
l'antinomie historique
185
c'est-à-dire en reportant la réalité spirituelle, la valeur
et l’histoire de la pensée, qui est abstraite, au penser,
qui est concret. La réalité spirituelle et le sujet qui la con-
naît ne sont qu’une seule et même chose. L’Arioste que
nous connaissons, l’auteur du Roland, et le poème lui-
même ne font qu’un comme nous l’avons déjà démontré.
Et le poème à son tour, lorsqu’il est lu, n’est compris,
connu et apprécié qu’en raison de notre préparation,
c'est-à-dire en raison de notre individualité concrète. Ceci
est si vrai qu’il existe une histoire de la critique de cet
ouvrage, concernant elle aussi la réalité que le poème
fut dans la vie spirituelle du poète, et en outre celle qu’il
continua à être après sa mort et à travers plusieurs siècles
dans l’esprit de ses lecteurs, véritables continuateurs de
sa poésie. Aussi puis-je dire que la réalité de l’Arioste
affirmée par moi est exactement celle que j’affirme. Or
pour réaliser le mieux possible cette réalité, il faut pour
le moins que je lise le poème. Mais quel sens attacherons-
nous au verbe lire ? Je pourrais le lire même sans connaître
la langue dans laquelle il est écrit. Et qu’est-ce que la langue?
Peut-on l’apprendre telle qu’elle est écrite par tous les
écrivains d’une même littérature, dans le dictionnaire ?
Et est-il possible de connaître la langue de chaque écri-
vain comme si elle lui était propre sans la considérer
telle qu’elle est, individuellement réelle dans le processus
d’une histoire spirituelle qui n’appartient plus à l’indi-
vidu empiriquement déterminé, mais se perd dans le monde
spirituel où vécut l’esprit de l’écrivain ? Ne serons-nous
pas portés à lire ce que lut l’Arioste avant de commencer
la lecture de son poème, afin de créer de nouveau en nous,
en quelque sorte, la vie qu’il vécut non seulement à partir
de l’instant où il écrivit :
Le donne, i cavalieri, l’arme e gli amori (1).
mais bien avant, revivant en nous la vie qu’il avait vécue
et dont Y Orlando est la fleur. Au fond, nous ne connaîtrons
pas ainsi deux choses distinctes, le poème et sa prépara-
tion, mais une seule : le poème dans son processus concret
(1) Les dames, les cavaliers, les armes et les amours.
l’esprit, acte pur
186
d’actualité spirituelle. Or cette activité ne sera jamais
pour nous que ce que nous en aurons réalisé comme vie
de notre Moi.
6. Le fait historique abstrait et le processus réel. — Il faut
donc sortir l’Arioste de cette réalité pour avoir devant
nous un Arioste conditionné, et après l’en avoir sorti, le
réintroduire ou plutôt chercher à le réintroduire mécani-
quement dans le processus auquel il appartient. La réalité
est dans le processus. Mais le processus dans son actualité,
où gît la réalité et d’où vient la valeur du poème, se pose-
ra-t-il à chaque phase comme conditionné par ses phases
précédentes ? Evidemment non, parce que ce conditionne-
ment suppose le fractionnement du processus qui est réel
dans son unité qui se pose bien comme une multiplicité,
mais comme multiplicité se résolvant en unité dans l’acte
même par lequel elle se pose, et ne pouvant par conséquent
être considérée multiplicité pure si ce n’est en vertu d’une
abstraction. Ainsi puis-je toujours distinguer empirique-
ment mon présent de mon passé, et voir dans celui-ci la
condition de celui-là : mais, ce faisant, je sors de mon
véritable Moi en qui sont comprésents le passé et le présent
dans la dualité qui rend intelligible le rapport de condition
et conditionné, tandis que le véritable Moi, immanent dans
ces deux moi temporellement distincts, est la racine de
cette conditionnalité comme il l’est de toutes les autres.
7. Les deux concepts de l’histoire. — C’est ainsi qu'il y a
deux façons de concevoir l’histoire. La première est celle
des relativistes, des empiristes de l’histoire et des sceptiques,
qui ne voient rien en dehors du fait historique dans sa
multiplicité ; celle qui nous donne une histoire que
l’esprit ne peut fixer sans se dégrader et se naturaliser.
L’autre est la nôtre, rendue possible par le concept de
la spatialisation de l’Unité que j’ai exposé et qui pose
le fait comme un acte et, se posant dans le temps, ne
laisse effectivement jamais rien derrière soi. L’histoire
des empiristes est l’histoire hypostasiée et privée de sa
dialectique, car la dialecticité consiste précisément dans
l’antinomie historique
187
l’actualité de la multiplicité comme unité, et ce n’est
qu’en tant qu’unité qu’elle se transcende en transcendant
l’actualité.
8. L’histoire sans espace et sans temps. — En disant :
« processus historique », nous ne devons pas nous représenter
les degrés de ce processus comme formant une série spa-
tiale et temporelle, à la façon dont généralement on se
représente abstraitement l’espace et le temps comme une
sorte de ligne qui, dans la succession de ses points, est
située en face de nous et nous permet ainsi d’en faire l’objet
de notre intuition. Le progrès consiste plutôt, pourrait-on
dire, dans l’intuition de la ligne : intuition qui construit la
ligne, étant toujours sans être jamais elle-même, c’est-à-
dire sans être l’intuition complète qu’elle voudrait être. Le
processus appartient au sujet (car un objet en soi ne peut
être que statique, et le processus ne peut lui être attribué
correctement que dans la mesure où il se résout dans la
vie du sujet par un acte). D’autre part, le sujet ne se déve-
loppe pas en réalisant un de ses degrés et en allant vers la
réalisation d’un degré ultérieur ; car un degré dont il se
détacherait, un degré qui cesserait d’être un acte in fier
de l’esprit, tomberait hors de l’esprit, tel une espèce de
Lucifer, d’ange déchu. Ce degré devient une abstraction : il
est le passé que l’esprit détache de soi en faisant abstrac-
tion de soi-même ; et cette abstraction est cependant un
acte d’affirmation de soi, un mode propre à l’esprit d'em-
brasser, d’étreindre pour ainsi dire ce Lucifer.
9. Unité de l’histoire éternelle et de l’histoire tempo-
relie. — L’antinomie est donc résolue par le concept de
processus de l’unité, qui se multiplie tout en restant une ;
c’est-à-dire dans le concept d’une histoire idéale et éter-
nelle, qui ne doit pas être confondue avec celle de Vico,
car celle-ci laisse hors d’elle une histoire qui se développe
dans le temps, tandis que notre éternité n’est autre que
le temps considéré dans l’actualité de l’esprit.
10. Philosophie et histoire de la philosophie. — La plus
évidente confirmation qui puisse venir appuyer cette doc-
i88
l’esprit, acte pur
trine de l’identité de l’histoire idéale et étemelle avec
l’histoire qui se déploie dans le temps, a été formulée
en Italie avec la théorie du cercle de la philosophie et de
l’histoire de la philosophie. Empiriquement, on distingue
la philosophie de son histoire, non pas dans le sens de la
distinction établie par Platon (ou, comme le veut la tradi-
tion, par Pythagore), entre la philosophie divine a)
qui est la véritable science de l’être, et la philosophie
humaine (tpiAqaoîpia), qui n'est que l’aspiration à cette
science : la première étemelle dans sa position transcen-
dante, tandis que l’autre est assujettie au devenir commun
à toutes les choses naturelles. Il est vrai que selon Platon
l'on ne peut parler de véritable histoire de la science ! Pour
lui, ou bien la science a une histoire et dans ce cas n’est pas
la science, ou bien elle est la science et n'a pas d’histoire.
La distinction que l’on fait empiriquement depuis que l’on a
commencé à concevoir l’histoire de la philosophie (concept
n'est guère antérieur à Hegel et au mouvement général du
romantisme du commencement du xixe siècle) oppose
l’histoire de la philosophie à la philosophie, comme le
processus de formation peut être opposé à son résultat.
Hegel lui-même, à qui l’on a reproché une certaine confu-
sion entre l’histoire de la philosophie et sa propre philo-
sophie, ainsi que d’avoir fait violence à la positivité de
l’histoire par la logique rationnelle de son système, ne
laissait pas de distinguer sa propre philosophie de tout le
processus historique de la philosophie. Il concevait en
effet sa philosophie comme le résultat, sous forme d’épi-
logue organique et systématique, de tous les concepts qui
avaient été mis au jour successivement par tous les sys-
tèmes précédents. L’histoire de la philosophie serait donc
la condition de la philosophie, puisqu'il deviendrait impos-
sible de concevoir une recherche scientifique qui ne se
rattachât pas à tout ce qui a été fait antérieurement, et
n’en fût pas la continuation.
il. Cercle que forment l’histoire de la philosophie et la phi-
losophie. — Cette distinction une fois établie, et l'histoire
de la philosophie étant devenue la condition de la philoso-
l’antinomie historique 189
phie, ce rapport de conditionnement ne pouvait manquer
d’être renversé. Et l’exigence de voir dans la philosophie le
présupposé nécessaire de l’histoire de la philosophie est
vivement ressentie, par Hegel d’abord, et plus tard par
beaucoup d’autres historiens de la philosophie conscients
de la valeur essentiellement philosophique et non philolo-
gique de leur discipline. Car si l'histoire de la philosophie,
en tant que préparation et développement in re de la phi-
losophie, apparaît toujours comme l’antécédent de la philo-
sophie elle-même, elle n’en doit pas moins être évaluée
aussi post rem, dans l’esprit, en tant que connaissance de
l’histoire de la philosophie, puisqu’elle doit servir de pré-
paration effective et même de condition à une philosophie
actuelle. Que serait du reste l'histoire de la philosophie, si
elle n’était pas l’histoire d’une philosophie apprise et con-
nue, ou même extraite de la connaissance actuelle, mais
après avoir été apprise et en somme déjà reconstruite ? Si
elle est reconstructible en soi, c’est précisément grâce aux
déterminations qui lui appartiendront lorsqu'elle sera re-
construite, et qui lui viendront de l'acte même de sa recons-
truction. Si elle n’était pas apprise et connue, elle ne serait
qu’un vain nom sans sujet. De toutes façons l’histoire
comme histoire est rationnellement reconstructible ; mais
comment ? Pour Hegel, l’histoire de la philosophie recons-
tructible pourrait être ou plutôt est certainement la sienne ;
de même que pour chacun des philosophes il n’existe que
son histoire propre.
Mais qu'est-ce que chacun d’eux introduira dans son
histoire comme matériel appartenant à l'histoire de la
philosophie ? Une sélection de ce matériel est inévitable, et
tout choix requiert un critérium qui dans ce cas ne peut
qu’être une notion de philosophie. Mais ce n’est pas tout :
il n’est pas d’historien qui ne dispose ses matériaux dans
un ordre et une perspective déterminés. Et l’ordre et la
disposition les plus aptes à mettre en relief ce qui a le
plus d’importance et à repousser graduellement aux plans
les plus éloignés ce qui en a proportionnellement moins,
doivent être, eux aussi, choisis, amenant une nouvelle
sélection entre les divers ordres et dispositions possibles.
l’esprit, acte pur
190
Sélection qui exige à son tour un critérium, et par suite
une façon d’entendre et de juger le matériel qui constitue
inévitablement une philosophie. D'où la conclusion que
l'histoire de la philosophie, qui devait précéder la philoso-
phie, la présuppose néanmoins, et c'est précisément cela
qui constitue le cercle.
12. Identité et cercle solide. — Ce cercle fut longtemps
suspecté comme vicieux. Aussi crut-on nécessaire d’opter
soit pour une histoire de la philosophie qui ne présup-
posât pas la philosophie mais en fût au contraire le
présupposé, soit pour une histoire de la philosophie, non
présupposée par la philosophie mais lui servant de base.
Une étude plus approfondie montra que ce cercle n'a
rien de vicieux, mais est au contraire un de ceux que
la logique de Rosmini définit cercles solides, c’est-à-
dire infrangibles ou « régressifs », selon l’expression de
Jacopo Zabarella, philosophe italien du xvie siècle (1).
Et on a conclu que toute philosophie n’est concevable
qu'autant qu’elle se base sur l’histoire de la philosophie,
et qu'aucune histoire de la philosophie ne l’est si elle n’a
pas la philosophie pour base. Car la philosophie et son
histoire ne font qu'un en tant que processus de l’esprit. Il
(1) Ce philosophe écrivit en effet avec beaucoup de finesse : Sicut rerum om-
nium, qui in universo sunt, admirabilis est collegatio et nexus et ordo, ita in scientiis
contingere necesse fuit, ut colligatae essent, et mutuum sibi auxilium praestarent (De
regressu cité par Rosmini, Logica, t. II, p. 274 n). Et Rosmini, qui base sur le
synthésisme de la nature son concept du cercle solide, le formule ainsi : « L’intel-
ligence ne peut connaître aucun objet particulier si ce n’est en passant à la con-
naissance actuelle du particulier à travers la notion virtuelle du tout, et en
retournant de la connaissance actuelle et particulière à la notion actuelle, c’est-
à-dire avec quelque degré d’actualité du tout lui-même » (p. 274). Mais cette
distinction insoutenable entre le virtuel et l’actuel empêche Rosmini d’aper-
cevoir la signification la plus profonde du cercle, car il n’admet pas qu’on puisse
l’entendre comme l’identité des deux termes que ce cercle comprend. D’autre
part, il ne lui était pas possible de renoncer à cette distinction, puisque le concept
du processus selon lequel la distinction se produit au sein même de l’identité
lui était parfaitement étranger. Plus exactement que lui, Hegel avait dit {Grandi,
der Philos, d. Reckts, paragraphe 2) : « La philosophie forme un cercle : elle a un
premier, un immédiat, puisqu’elle doit en général commencer par un indé-
montré qui n’est pas un résultat. Mais ce par quoi la philosophie commence
est immédiatement relatif, devant apparaître comme résultat à un autre point
final. Elle est une conséquence qui n’est pas suspendue en l’air ; elle n’a pas
de commencement immédiat, mais elle est circulante. » M. Gentile a exposé
sa théorie sur la circularité de la pensée dans le Sistema di logica, vol. I,
2® partie, et dans le Superamento del logo astratto (Giornale critico della filoso-
fia Italiana, t. I, 1920, p. 201).
l'antinomie historique
191
est toutefois empiriquement possible de distinguer entre
une manière historique et une manière systématique de
traiter la philosophie, et de concevoir chacun des termes
comme le présupposé de l’autre. L’un d’eux est en effet
spéculativement identique à l'autre, bien que leurs formes
diffèrent comme les divers degrés du processus spirituel
abstraitement considérés diffèrent entre eux (1).
13. Réponse à une objection. — La difficulté qu'on ren-
contre néanmoins, et que l’on continuera à rencontrer
pour saisir clairement l’identité du processus dans lequel
la philosophie et l'histoire de la philosophie s’identifient et
se différencient tout en conservant leur identité, a pour
origine l’erreur trop répandue de ne pas concevoir les
deux termes dans l’actualité du penser qui les conçoit,
mais de les lui présupposer d’une façon abstraite. Erreur
qui rend nécessaire l’extériorité de l’histoire de la philo-
sophie par rapport à la philosophie, et réciproquement,
puisque toutes les deux sont extérieures au penser dans
lequel consiste leur réalité. L’histoire de la philosophie
dont l’identité avec la philosophie peut être constatée,
est celle qui est pour nous l’histoire de la philosophie
dans Vacte de philosopher. Si dans une telle position la diffé-
rence pouvait subsister comme différence pure, l’histoire
de la philosophie ne pourrait évidemment pas être conçue,
car sa conception constituerait une idée différente de celle
du sujet du verbe philosopher. Or il est indiscutable qu'en
philosophant on embrasse toute l’histoire de la philosophie
qui est telle pour le philosophe ; tandis qu’au contraire
en faisant l’histoire de la philosophie on se prévaut de tout
un système de concepts qui est la philosophie de l’historien.
Mais si je compare par exemple la Critique de la raison
pure avec Y Histoire du matérialisme de F. A. Lange (pour
citer l'ouvrage d’un kantien) il est hors de doute que cette
philosophie et cette histoire sont deux choses distinctes. La
première est, il est vrai, toute l’histoire de Lange ; c'est-à-
dire toute l’histoire visible sur l’horizon de la pensée déter-
(1) L’auteur a élucidé ce point dans les chapitres III et IV de la Riforma
della Dialettica hegeliana. Voir aussi La Critica, 1916, p. 64 et suivantes,
Cf. Croce, La Logica, t. II, p. 209-221.
IÇ2
l’esprit, acte pur
minée qui se réalise dans la Critique ; d’autre part VHis-
toire de Lange est le système de penser de cet écrivain,
c’est-à-dire précisément tout ce qui constitue pour lui la
philosophie dans le cercle des problèmes qu’il se propose.
Et l’on ne saurait avoir toute l'histoire dans une philo-
sophie, ni toute la philosophie dans une histoire. Mais
ceci ne constitue pas une différence spécifique distinguant
l’histoire de la philosophie de la philosophie elle-même :
c’est là une différence commune à toutes les branches,
selon l’expression ordinaire, c'est-à-dire commune à toutes
les déterminations ou individuations de la philosophie.
Celle-ci peut en effet être, par exemple, esthétique, éthique,
ou logique, dont aucune n'est toute la philosophie, mais
dont chacune est pourtant une philosophie puisqu’elle
est vraiment, dans la conception d’un aspect universel
de la réalité, bien qu’une conception systématique en
raccourci, de la réalité entière dans son unité. Car la tota-
lité de la philosophie ne consiste pas dans l’achèvement
encyclopédique et scolastique de ses parties, mais dans la
logicité systématique des concepts qui ont servi à sa réa-
lisation. Un système qui embrasse organiquement la réalité
universelle peut se rencontrer dans l’essai le plus spécial,
et faire complètement défaut dans la plus générale des
encyclopédies.
14. L’histoire de la philosophie en tant qu’histoire éter-
nelle. — Cette identité de la philosophie avec son histoire
constitue la forme typique et culminante de la résolution de
l’histoire temporelle dans l’histoire éternelle, c’est-à-dire des
faits de l'esprit dans le concept ou acte spirituel : culmi-
nante, parce que la philosophie est la forme la plus haute
et en même temps la plus concrète de l’activité spirituelle.
N’est-elle pas en effet la forme qui évalue toutes les autres
et ne peut être jugée par aucune d’elles ? Juger la philo-
sophie est évidemment philosopher. Un philologue (1)
ne verra dans l’histoire de la philosophie que des faits qui
(1) Il faut entendre ici la philologie au sens de la définition de F. A.Boeck, c’est-
à-dire « la connaissance du connu » : définition parfaitement conforme à celle de
notre grand Vico, qui avait déjà appelé philologie « la connaissance du certain »
et témoigné par là d’une profondeur de pensée encore supérieure.
l’antinomie historique
193
ont été actes de penser et ne le sont plus, l’essentiel étant
non pas qu’ils soient, mais qu’ils aient été des pensées,
ayant une valeur de pensée aux yeux de l’historien. Mais
cette conception philologique est absurde, car elle implique
le postulat d’une objectivité, c’est-à-dire une position telle-
ment extra-subjective de l’objet de la connaissance histo-
rique que nous n’avons pas même besoin d’en faire la cri-
tique. Il n’est pas en effet d’historien qui ne prenne parti
et ne porte dans l’histoire les catégories de pensée qui sont
les siennes : catégories qui lui sont du reste indispensables
non seulement pour cette sorte de jugement que l’on pré-
sume pouvoir formuler après que les faits ont été repré-
sentés dans leur configuration purement objective, mais
pour la représentation ou intuition même de ce qu’on appelle
les faits. L’historien qui ne prend parti ni pour l’une ni
pour l’autre des deux tendances spéculatives, n’est qu’un
sceptique qui ne croit à aucune philosophie. Et au fond le
sceptique lui-même croit à une philosophie ; la sienne, et
prend ainsi parti à sa façon, car le scepticisme est une phi-
losophie, et ses adeptes jugent des autres philosophies. Or
nous l’avons dit, juger des doctrines philosophiques est
philosopher.
Les faits de l’histoire de la philosophie sont les anneaux
d’une chaîne qui ne peut être brisée, et dans son ensemble
est toujours, aux yeux du philosophe qui la reconstruit,
ou plutôt toute une pensée qui s’articule en elle-même et se
manifeste, se réalise, devient une réalité en soi, au cours du
processus concret de ses articulations. Évoquez en effet les
faits qui forment le passé de la philosophie : ils ne peuvent
être que l’acte de votre philosophie, qui n’est pas dans le
passé ni dans un présent susceptible de devenir un passé,
puisqu'il est la vie et la réalité même de votre pensée centre
de rayonnement de tout temps, qu’il soit passé ou futur.
L’histoire, l'histoire qui est précisément dans le temps, n’est
donc concrète que dans l’acte qui la conçoit comme étemelle.
15. Le problème des histoires distinctes. — Et maintenant,
existe-t-il une histoire en dehors de celle de la philosophie ?
S’il n’en était pas d’autre, il est évident que la doctrine
GENTILE
13
194
l’esprit, acte per
du cercle de la philosophie et de son histoire ne serait
plus un cas spécial de l'identité de l’histoire dans le temps
avec l’histoire étemelle : elle en serait une démonstra-
tion aussi pleine qu’absolue. Mais, en dehors de la phi-
losophie, il y a i° l’Art, 2° la Religion, 30 la Science,
40 la Vie (volonté, pratique). L’on devrait donc faire place
à quatre genres d’histoire au moins, en dehors de celle de
la philosophie : à moins que chacune de ces formes de l'es-
prit n’ait pas d’histoire propre si on la considère comme dis-
tincte de la forme philosophique. Ceci pourra constituer
une recherche qui ne serait pas d’un intérêt négligeable
pour tout l’ensemble de la théorie de l’esprit.
NOTE
Au paragraphe 14, l’auteur a montré que l’unité de l'his-
toire de la philosophie, en tant que formant toute une
pensée, appartient à l’histoire de la philosophie réalisée
dans le penser du philosophe qui la reconstruit. Il estime
que cette observation essentielle avait échappé à son ami
B. Croce (Teoria e Storia della Storiografia, 2e édit., Bari,
Laterza, 1920, page 126 : Analogia e anomalia delle scienze
speciali) qui en discutant la différence exposée plus haut
entre l’histoire de l’art et l’histoire de la philosophie,
conteste que « les hommes aient travaillé sur un unique
problème philosophique, dont les solutions successives
et de plus en plus adéquates forment une unique ligne de
progrès ».
Les hommes ont en effet travaillé sur des problèmes
toujours différents : mais l'homme, l’esprit (cet esprit
unique dont l’opération s’actue dans l’histoire de la phi-
losophie), travaille un problème qui est le sien. Notre
système ne se réfère pas à une histoire in se, qui n’existe
pas, mais à l’histoire réelle dont Croce lui-même parle
avec tant de justesse dans le même livre (page 5) ; à
cette histoire qui (ce sont ses propres expressions) « est
Pensée réellement dans l’acte qui la pense » : c’est-à-dire
dans l’esprit de l’historiographe, qui ne peut déterminer
l'antinomie historique
195
le développement de son propre objet si ce n’est comme
le développement de son propre concept, ou de lui-
même, ce qui signifie la même chose. Et M. Gentile
ne voit pas comment l’infinité des problèmes philoso-
phiques, dont chacun est individuellement déterminé et
par conséquent différent des autres, que Croce relève à
juste titre dans l’histoire de la philosophie, puisse détruire
pour lui l’unité du problème philosophique que tout his-
torien voit et verra toujours dans cette histoire : pour
Croce lui-même la différence de la distinction non seule-
ment n’exclut pas, mais exige et implique l’unité. En
dépit des belles réflexions exposées dans son mémoire :
« Inizio, periodi e carattere délia Storia delV Estética » (Nuovi
Saggi di Estética, Bari 1920, page 108), à propos des divers
problèmes entre lesquels s’est graduellement dessiné celui
de l'art, c’est à travers tous ces problèmes si divers et
distincts que s’est développé le concept de l'art qu'a
tout penseur esthétique se proposant d’écrire l'histoire
de l’esthétique, et qui est au fond le problème « unique » de
l'esthétique, analogue au problème unique de la philosophie
en général.
Pour nier l’unité d’un tel problème, il faudrait renoncer
à la doctrine du concept comme développement, et c’est
impossible, car il faudrait nier en même temps l’unité de
chacun des problèmes particuliers dont l’ensemble cons-
titue la série. Chaque problème particulier se complique
en effet de beaucoup d'autres problèmes qui sont particu-
liers par rapport à lui, et dans la chaîne et le développement
desquels s’articule la pensée du tout qui, s'il en était
autrement, ne serait pas une pensée, mais une intuition
insaisissable. Or Croce ne veut certainement pas se mettre
sur cette voie, et le chapitre du livre qu’il a intitulé La
distinzione e la divisione suffit amplement pour démontrer
son attachement à l’unité. M. Croce y insiste sur la néces-
sité de ne pas séparer les diverses histoires spéciales qui
concrètement ne sont qu'une seule histoire générale
(page 107). Celle-ci, à son tour, ne fait qu’un avec la
philosophie, c’est-à-dire précisément avec l’histoire de la
philosophie.
196
l’esprit, acte pur
Des considérations analogues pourraient nous être sug-
gérées par certains corollaires déduits par Croce du con-
cept historique de la philosophie, lorsque, par exemple,
il rejette, comme un reste du passé, le concept d'un problème
philosophique, fondamental ou général, pour la simple
raison que les problèmes philosophiques sont infinis et
forment entre eux un organisme dont « aucune partie ne
peut être la base de toutes les autres, mais dont cha-
cune est tour à tour base et superstructure » (pages 139-
140). Il ne sait cependant pas s’abstenir de distinguer,
dans la philosophie, une partie secondaire et épisodique
d’une partie principale et fondamentale (du moins le fait-il
pour la philosophie antique et médiévale, Nuovi Saggi,
page 104), ni de parler lui aussi d’une philosophie en général
ou d’une philosophie générale (page 88), et d’une recherche
philosophique fondamentale (page 110) qui, selon lui,
comme on le sait, traite « des formes de l'esprit et de leur
distinction et relation, ainsi que du mode précis des rela-
tions qui relient chacune d’elles aux autres ». Bien plus,
Croce ne peut concevoir sa propre philosophie que comme
« le fondement et en même temps la justification de la nou-
velle historiographie » (page 285). Il est vrai qu'après avoir
établi l’unité de la philosophie et de l’historiographie
et admis la légitimité de la division de cette unité en ses
deux éléments, il ne croit pas devoir attribuer à ce frac-
tionnement d’autre valeur que celle qu’il a littérairement
et didascaliquement, puisqu’il est possible « de placer
tantôt l’un, tantôt l’autre des deux éléments au premier
plan de l’exposition verbale » (page 136). Mais il est logique
qu’en dehors de l’exposition verbale la philosophie, définie
par Croce méthodologie de l’historiographie, soit le fonde-
ment ou le présupposé de l’historiographie philosophique,
puisque sa fonction est d’élucider les catégories qui cons-
tituent les jugements historiques, c’est-à-dire les concepts
directifs de l’interprétation historique. Elle est de même
la base et le présupposé de toutes les historiographies
spéciales, dans une mesure relative et proportionnelle
à la valeur philosophique des réflexions de l’historien.
Il est évident que ce qui est fondamental dans la pensée
l’antinomie historique
197
n’a pas une antériorité chronologique, mais vit et se déve-
loppe dans l’unité dialectique du penser en même temps
que les éléments qui y coopèrent. Dire que l’acte du sujet
est la synthèse de la position du sujet et de l'objet ne veut
donc pas dire que l’objet n’est pas posé par le sujet. Telle
la philosophie, telle l’historiographie : non que l'une se cons-
titue avant l’autre, mais parce que l'unité qui est leur
base commune lorsqu’on les distingue l’une de l’autre,
est philosophie et non historiographie ; c’est-à-dire qu’elle
est l'activité intelligente, et non l’objet compris autour
duquel cette activité se manifeste. Répétons-le encore,
c’est au point de vue transcendantal que nous nous met-
tons ici.
CHAPITRE XIV
L’Art, la Religion et l’Histoire
i. Le caractère de l'art. — Il est une observation qui
semble vraiment digne d’être introduite dans le concept
de l’art, en tant que distinct de celui de la philosophie,
et c'est la suivante : un système philosophique n’exclut
de son champ spéculatif rien de pensable ; et la philoso-
phie apparaît dès que la réalité à laquelle tend l’esprit
est la réalité absolue qui comprend tout ce qui peut être
pensé. L'œuvre d’art, de son côté, exprime bien elle aussi
un monde, mais exclusivement le monde de l’artiste qui,
lorsqu’il retourne de l'art à la vie, a conscience de passer
à une réalité différente de celle de sa fantaisie. Le propre
de la vie chantée par le poète est de ne pas s’entremêler
à la vie que se propose l'homme pratique, et que la philo-
sophie cherche à reconstruire logiquement dans sa pensée.
Elle ne peut s’y entremêler, disons-nous, parce qu’elle est
une libre création du sujet qui se détache du réel, dans
lequel le sujet lui-même s'est pourtant réalisé et quasi
enchaîné, et parce qu’elle se pose dans sa subjectivité abs-
traite et immédiate.
Les sentiments que la bien-aimée inspire à un Leopardi :
Viva mirarti ornai
Nulla speme m’avanza ;
S'allor non fosse, aliar che ignudo e solo,
Per novo calle a peregrina stanza
Verrà lo spirto mio. Già sul novello
Aprir di mia giornata incerta e bruna
Te viatrice in questo arido suolo
200
l’esprit, acte pur
Io mi pensai. Ma non è cosa in terra
Che ti somigli ; e s’anco pari alcuna
Ti fosse al volto, agli atti, alla favella,
Saria, cosi conforme, assai men bella ;
ou bien le rêve enchanteur qu’il narre dans le Dialogo
di Torquato Tasso e del suo genio familiare (i), dépeignent
la situation de n’importe quel poète et de n’importe quel
artiste devant la femme qu’il aime, et, en général, devant
toutes les créatures de son imagination.
2. Vart et l'histoire. — C’est là encore la profonde vérité
de la critique intellectualiste de Manzoni dans son dis-
cours Del romanzo storico e in genere dei componimenti
misti di storia e d’invenzione. Il y rejette avec raison toute
œuvre contenant un mélange d’histoire et d’invention,
parce que l’invention, c’est-à-dire la liberté créatrice
et subjective du poète, est l’essence même de la poésie, et
n’admet point les limites qu’on devrait lui imposer pour
l’adapter au positif de la réalité historique. Il a néanmoins
tort de vouloir en déduire le défaut esthétique de tout
roman historique, car le poète peut idéaliser l’histoire avec
autant de liberté que n’importe quelle matière abstraite
prise pour objet de sa contemplation artistique, comme il
l’a fait du reste lui-même dans son roman Les Fiancés.
En réalité, l’histoire, comme du reste tout sujet que l’art
prend pour matière, n’a pas du tout pour l'artiste qui s’en
inspire le même genre de valeur qu’elle peut avoir en dehors
de lui. La matière de l’art ne vaut, n’a de sens, n’est ce
(i) « Lequel des deux, demande au Tasse son Génie, estimes-tu le plus doux :
voir la femme aimée, ou penser à elle ? » Et le Tasse de répondre : « Je ne sais.
Mais il est certain que, présente, elle me semblait une femme, tandis que loin-
taine elle me semblait, et me semble, une déesse. » « Ces déesses, réplique l’iro-
nique Génie, sont si pleines d’attentions que, si on les approche, elles voilent à
l’instant leur divinité, détachent leurs rayons et les mettent en poche pour ne
pas éblouir le mortel qui s’avance. Et ce n’est pas leur faute : qu’y a-t-il en effet
dans le monde qui puisse avoir l’ombre ou la millième partie de la perfection que
vous croyez voir dans les femmes ? » Mieux vaut, mieux vaut mille fois voir en
rêve celle qu’on aime. J’ai même entendu parler d’un homme qui, lorsqu’il lui
est arrivé de voir en rêve son aimée, en fuit la présence durant la journée,sachant
bien qu’elle ne pourrait supporter la comparaison avec l’image que le sommeil
lui en a laissée, et que le vrai, en effaçant le rêve, le priverait du plaisir le plus
rare.
l'art, la religion et l’histoire
201
qu’elle est qu’en raison de la vie qu’elle puise dans l’âme
du poète, qui n’exprime nullement cette matière, mais bien
la vie de son âme, ce qu’on appelle son propre sentiment,
en d'autres termes, le Moi dans sa position subjective im-
médiate.
3. L'art lyrique. — C’est en ce sens que Croce dit avec
vérité que l’art est toujours essentiellement lyrique, et
que De Sanctis a pu dire tout aussi justement que l’art
est une forme où le contenu se fond, s’absorbe et s’annule.
En ce sens, dis-je, car la philosophie elle-même est une
forme, en tant que penser dans l’actualité duquel est la vie
de l’objet.
Mais l’art est la forme de la subjectivité ou de l’indi-
vidualité immédiate de l’esprit, et c’est ainsi qu’il ne faut
pas chercher par exemple dans l’œuvre de Leopardi une
pensée philosophique, un concept du monde, mais simple-
ment son sentiment, sa personnalité, lui-même en somme,
qui confère la vie concrète à un monde qu'il anime, et qui
est purement un système d’idées. Que si nous ôtons
l’âme de Leopardi à ce monde, si nous cherchons dans
ses chants et dans ses autres écrits une philosophie à
discuter ou à faire valoir par des arguments rationnels,
nous n’aurons fait qu’en détruire toute la poésie.
4. L’impersonnalité de l’art. — Cette individualité,
personnalité, ou subjectivité immédiate ne s’oppose pas du
reste à l’impersonnalité qui a été justement considérée
comme le caractère indéfectible de l’art. Si elle s’y opposait,
elle n'admettrait pas l’universalité, infinité ou éternité
qui élèvent sur le champ l'œuvre d'art au-dessus de l’in-
dividu empirique, en font la joie de tous les esprits, lui
permettent de vaincre la force des siècles, d'être en un
mot, immortelle en soi. L’impersonnalité dont parlait,
non sans une exagération due à ses préjugés, un artiste
qui était en même temps un critique d’art très fin, Flaubert,
n’est que l’universalité de l’esprit comme Moi transcen-
dantal, qui constitue la réalité actuelle de tout Moi. La
personnalité qui doit être exclue de l’art est plutôt le
202
l’esprit, acte pur
caractère du Moi empirique, du Soi qui se soustrait à la
lumière parfaite de l’autoconscience. Or c’est cette dernière
qui dans l’art doit prévaloir de toute son éblouissante
vigueur.
5. Vindividualité de l’œuvre artistique. — L’autocons-
cience est la conscience de soi ; mais la conscience de soi
est seulement un côté de la dialectique spirituelle qui s'effec-
tue dans la synthèse de la conscience de soi (thèse) et de la
conscience de l’objet comme non-soi (antithèse). L’art
est conscience de soi : pure, abstraite autoconscience qui se
dialectise — puisque autrement elle ne pourrait se réaliser —
mais en elle-même et en dehors de l'antithèse dans laquelle
elle s’est réalisée, et se renferme par conséquent dans un
idéal, qui est un songe, mais dans lequel elle vit en se nour-
rissant d’elle-même, ou plutôt en se créant un monde à
elle : et cette création subjective est visible à la pensée com-
mune, qui ne considère pas le monde réel comme étant créé
par l’esprit. C’est en effet une création secondaire et inter-
mittente, rendue possible par celle qui est immédiate
et constante et par laquelle l’esprit se pose en se spatia-
lisant, dans le sens abolu du terme.
6. Histoire de Vart comme histoire de la philosophie. —
Si donc l’art a pour note caractéristique une potentiali-
sation de l’autoconscience dans son immédiateté abstraite,
par où il se détache de la conscience pour se retirer dans
le rêve de l’imagination, il est évident qu’une histoire
de l’art en tant qu’art est inconcevable. Toute oeuvre
d’art est une individualité fermée en soi, une subjectivité
abstraite qui se pose empiriquement à côté de toutes les
autres, à la façon des atomes. Chaque poète a son propre
problème esthétique, qu’il résout pour son propre compte
de façon à éviter tout rapport intrinsèque avec ses succes-
seurs et ses contemporains. De plus, tout poète choisit
et résout dans chacune de ses œuvres un problème esthé-
tique particulier, et se pose ainsi à travers ses œuvres,
comme une réalité spirituelle fragmentaire (pourvu que
l’on considère l’art en tant que tel), nouvelle à chaque
l’art, la religion et l’histoire
203
œuvre, et incommensurable par rapport à soi-même. Non
seulement aucun genre littéraire, dont l’historien de la litté-
rature croit retracer le développement, n’a de réalité esthé-
tique, mais l’art d’un Arioste, par exemple, n’en a pas davan-
tage, car cet art est dans toutes ses satires, dans ses comédies,
dans son grand poème, dans toutes ses œuvres considérées
une à une, un art à soi qui doit être considéré en soi.
Nous écrivons cependant l’histoire de la littérature et des
différents arts ; nous avons dit, dans le dernier chapitre, que
comprendre l’Arioste est comprendre son langage, sortir
par conséquent de son poème et de tout ce qui fait de lui
une personnalité déterminée, remonter dans le passé et
se plonger dans l’histoire de la culture d’où a germé toute
la spiritualité qui résonne dans la parole du poète. Mais
lorsque nous avons appris à connaître ce langage et sommes
ainsi devenus capables de lire le poème, il nous faut oublier
tout le parcours à travers lequel nous sommes arrivés
à connaître cette même langue. Nous devons même au
moyen de la mentalité que nous confère notre érudition
historique, nous oublier dans le monde du poète, rêver avec
lui, en nous écartant avec lui hors de la grande route que
suit dans l’histoire la réalité spirituelle ; exactement comme
lorsque nous rêvons en oubliant le monde, en brisant les
liens qui nous attachent à la réalité des objets et forment le
cercle dialectique de notre vie concrète et réelle. C’est ainsi
que l’histoire d’une littérature ou de l’art d’un peuple est
vraiment possible, et l’un de nos ouvrages historiques où
palpite davantage la vie dialectique de l’esprit est la Storia
délia letteratura italiana de De Sanctis. Mais lorsqu’une
histoire littéraire n’est pas une galerie ni un musée, où
chaque œuvre d’art, bien que mise en lumière par le voi-
sinage des œuvres de la même école qui ont avec elle une
certaine affinité et ont été faites par conséquent selon
une technique identique, ou plutôt semblable (1), n’a de
rapport intrinsèque avec aucune de ses compagnes, cette
(1) La technique est un antécédent de l’art que l’art surmonte et annule ;
comme l’a démontré B. Croce Problèmes d'esthétique, Bari, Laterza 1910,
P. 247-255-
204
l’esprit, acte pur
histoire n’est plus que l’histoire de l’esprit dans sa forme
concrète, d’où l’art s’élève comme la fleur du sol. C’est
pour cela que toute histoire artistique brise forcément le
fil de l’histoire, à chacune de ses appréciations esthétiques.
Dès qu’elle renoue ce fil, elle cesse d'être purement une
appréciation esthétique, et cette appréciation se confond
dans la dialectique générale de l’histoire : affirmation de la
valeur unique de l’esprit qui le construit. En somme,
quand on regarde l’art, on cesse de voir l’histoire, et quand
on regarde l’histoire, on cesse de voir l’art (i).
7. La religion. — Il faut en dire autant de la religion,
mais en sens inverse. Elle est certainement étrangère à la
philosophie, comme nous avons déjà eu l’occasion de le
montrer à propos de l’immortalité de l’âme. Mais elle
peut aussi être définie comme l’antithèse de l’art. L’art est
l'exaltation du sujet qui s’affranchit des liens de la réalité
dans laquelle le sujet se pose positivement ; la religion est
l’exaltation de l’objet, soustrait aux liens de l’esprit dans
lequel consistent l’idéalité, la cognoscibilité et la rationalité
de l’objet lui-même. L’objet est dans son opposition abstraite
à la connaissance, est le réel qui exclut précisément la
connaissance de la réalité : qui est par conséquent eo ipso
inconnaissable et ne peut être affirmé que mystiquement,
par l’adhésion immédiate du sujet à l’objet qui constitue
cette position de Parménide d'où Gorgias puisa sa première
raison de nier la possibilité de la connaissance (2). L’objet,
en sa qualité absolue d’inconnaissable, non seulement
n’admet pas la coexistence du sujet, mais n'admet pas
davantage celle d’autres objets, et comme il n’est pas d’ato-
misme qui ne se résolve nécessairement dans l’unité, de
même il n’est pas de polythéisme qui ne tende à l'idée d’une
divinité supérieure, apte à conférer à toutes les autres la
puissance divine. Aussi le moment rigoureusement reli-
gieux de toute religion ne peut-il être que le monothéisme :
après avoir posé l’objet dans son opposition au sujet, et
(x) Voir l’ouvrage de G. Gentile Pensiero e poesia nella Divina Commedia‘
publié dans le volume intitulé Frammenti di estetica, Lanciano, 1920.
(2) Voir le Sistema di îogica, t. I, p. 151.
l’art, la religion et l’histoire
205
annulé ce dernier, il est impossible de sortir du premier et
de poser d’autres objets, ou de le différencier lui-même en
aucune façon (2).
8. Impossibilité d’une histoire de la religion. — Mais
étant donné cette position du divin absolu, immobile
et mystérieux, est-il possible que l'esprit conçoive, au
point de vue religieux, une histoire, un développement ?
Le développement ne pourrait se rapporter qu’au sujet, qui
n’a aucune valeur au point de vue religieux. D'autre part, il
est impossible que l’esprit se fixe dans une position purement
religieuse en s’annulant lui-même comme sujet, car, nous
l’avons déjà dit (1), cet annulement lui-même ne peut s'ef-
fectuer que par une affirmation d'activité de l’esprit.
Celui-ci est ainsi porté par sa propre nature à surmonter
l’une après l’autre toutes les positions religieuses, et re-
prend son autonomie en critiquant sans cesse son propre
concept du divin pour arriver à des formes toujours plus
spiritualistes de religion. En sorte que dans sa religiosité
l’esprit est immobile, et ne se meut qu’en outrepassant
chaque fois son moment religieux pour l’absorber dans la
philosophie.
9. L’histoire de la religion comme histoire de la philo-
sophie. — L'histoire de la religion cesse d’être telle pour
devenir l’histoire fondamentale de la dialectique de l’es-
prit, synthèse de conscience et d’autoconscience où la
religion dépouille son abstraite religiosité, et devient phi-
losophie lorsqu’elle est composée rationnellement ; car
elle comporte alors une dépréciation de la véritable reli-
giosité propre à toute religion, c’est-à-dire qu’elle annule
la valeur que chaque religion croit être seule à posséder.
Elle se résout ainsi dans l'histoire de l’esprit humain
qui en se polarisant dans le moment de son antithèse se
dérobe à sa propre dialectique et se dialectise abstraite-
ment comme une conscience privée du moment de sa libre
autoconscience. A cet instant elle n’est plus l'histoire de la
(1) Discorsi di Religione. Vallecchi, Florence, 2e éd., 1924.
(2) Voir plus haut chapitre X, paragraphe 8.
20Ô
l’esprit, acte pur
religion, mais de la dialectique fondamentale de l’esprit,
synthèse de conscience et d’autoconscience dans laquelle
la religion se dépouille de sa religiosité abstraite et devient
philosophie. Le reste du temps, elle conserve sa valeur
spécifique de religion et ne trouve devant elle aucune
matière d’histoire. Car celle-ci implique un développement,
l’unité d’une multiplicité, tandis que la conscience religieuse
n’admet ni multiplicité, ni théophanie préparatrice, ni
accroissement ni progrès comme développement du dogme
(à moins qu’il ne s’agisse d’un commentaire purement ana-
lytique) (i).
L’histoire se construit en effet en reportant la religion,
tout comme l’art, dans l’histoire universelle du dévelop-
pement dialectique de l’esprit, où l’art et la religion sont des
positions spirituelles, des concepts de la réalité, et en consé-
quence appartiennent essentiellement à l’histoire de la phi-
losophie. De sorte qu’une histoire de l’art et une histoire
de la religion, autant qu’elles sont réellement concevables
et partant peuvent être composées, sont des histoires de la
philosophie et comme telles sont, elles aussi, des histoires
dans le temps qui se résolvent dans l’histoire idéale, ainsi
qu'il a été démontré au sujet de la nature propre de l'his-
toire de la philosophie.
(i) Voir l’ouvrage de l’auteur, Le Modernisme et ses rapports entre la religion
et la philosophie, Bari, Laterza, 1909, p. 65, et le Sommaire de Pédagogie comme
science philosophique, Bari, Laterza, 1913, vol. I, 3« partie, chap. II et IV,
pour tout ce qui est dit ici sur le caractère abstrait de l’art et de la religion
ainsi que de leur assomption à une forme concrète dans la philosophie.
CHAPITRE XV
La Science, la Vie et la Philosophie
1. Science et philosophie. — La science stricto sensu
se distingue de la philosophie, tout comme l’art et la reli-
gion, en ce sens que la science n'appartient pas à la philo-
sophie, bien qu’elle ait avec elle une base commune qui est
la connaissance. C’est qu’elle n’a pas l’université de l’objet
qui est propre à la philosophie, ni par conséquent le carac-
tère critique et systématique qui lui est propre aussi.
Toute science a d’autres sciences autour d’elle, et n'est en
conséquence qu’une science particulière ; chaque fois qu’elle
sort de son objet particulier, elle tend à se transformer
en philosophie. En sa qualité de science particulière, ayant
pour objet un objet particulier pouvant être étudié sépa-
rément des autres objets avec lesquels il coexiste, la science
se base sur un présupposé naturaliste. Car ce n’est qu’en
identifiant la réalité avec la nature que l'on vient à la con-
cevoir comme composé naturalistique de plusieurs élé-
ments, l’un ou l’autre desquels peut être pris pour objet
d’une étude particulière. Il y a donc toujours une intuition
naturaliste à la base du caractère analytique de chaque
science. D'où la tendance étemelle, et logiquement néces-
saire de la science vers le mécanisme et le matérialisme.
2. Caractère de la science. — De plus : toute science pré-
suppose son objet, et naît du présupposé que l’objet est
devant la pensée, et pourtant n’est pas encore connu.
Pour comprendre l'objet comme création du sujet, la
science devrait avant tout se proposer le problème de la
position de la réalité dans toute son universalité : mais elle
208
l’esprit, acte pur
cesserait alors d’être la science, elle serait devenue la phi-
losophie. Car présupposant l’objet comme une donnée
qu’il n’y a pas lieu de démontrer, et comme une donnée
naturelle, comme un fait, la science particulière est néces-
sairement empirique. Elle ne peut en effet concevoir la
science que comme un rapport de l’objet avec le sujet
extrinsèque à la nature de l’un et de l'autre, c’est-à-dire
comme une sensation ou une connaissance, un pur fait
sur lequel l’esprit pourra ensuite travailler, par abstrac-
tion, par généralisation, etc... Aussi la science est-elle
toujours dogmatique. Elle ne démontre pas et ne saurait
démontrer ces deux présupposés fondamentaux ; i° l’exis-
tence de son objet ; 2° la valeur du fait initial et substan-
tiel de la connaissance qui est le rapport immédiat avec
l’objet, en un mot la sensation.
3. Caractère de la philosophie. —La philosophie se propose
au contraire dans le système de la réalité de démontrer
la valeur de l’objet et de toute forme de l’objet, son pour-
quoi et son comment. Et elle se rend compte ou du moins
cherche à se rendre compte non seulement de l’existence
des objets que les sciences particulières présupposent dog-
matiquement, mais aussi de la connaissance qui est elle aussi
pour le moins une forme de la réalité et qui est la base de
toute science. La philosophie est donc critique, du fait même
d’être systématique.
4. La philosophie de la science. — C’est pour ces raisons
que dans la science, en tant que particulière, la tendance
naturaliste et matérialiste va du même pas que la tendance
à l'empirisme et au dogmatisme ; c’est par l’une et l’autre
de ces deux tendances que la science s’est en tout temps
opposée comme une forme de philosophie, à la philosophie
proprement dite qui, dépassant le mécanisme, l’empirisme
et le dogmatisme, cherche à se poser comme le concept
universel du monde dans son idéalité métaphysique. Et
c'est ainsi que les savants, en vertu de l’esprit même de la
science qui n’est pas et ne veut pas être philosophie, ont
tous et toujours pris parti pour une philosophie : pour la
forme la plus naïve et la plus faible de la philosophie.
LA SCIENCE, LA VIE ET LA PHILOSOPHIE 20Ç
5. La science comme naturalisme. — Dire de la science
qu’elle est naturaliste ne signifie pas que toutes les sciences
n’aient pour objet que la nature. Il y a des sciences natu-
relles comme il y a des sciences de l’esprit (que l’on appelle
sciences morales). Mais on discerne facilement que les
sciences morales elles-mêmes sont naturalistes par cela
que, n'atteignant ni l’universalité ni la systématicité de la
philosophie, elles ont un objet particulier, et présupposé
comme l’est un fait. Toutes les sciences morales ont ce carac-
tère ; c'est pourquoi elles sont des sciences, et non pas la
philosophie. Elles se basent sur une intuition de la réalité,
à laquelle leur objet appartient : intuition identique à celle
que le naturaliste a de la nature. Par conséquent ces
sciences, dites morales, conçoivent la réalité comme natu-
relle, positive, parce que non posée, mais présupposée par
l’esprit (dont la valeur leur est en conséquence inconce-
vable), hors de l’ordre et de l’unité propres de l’esprit, et
éparpillée dans la multiplicité inorganique de ses éléments.
l%La philosophie de l’esprit elle-même cesserait d’être
une philosophie si elle se mettait à expliquer l’esprit comme
une réalité de fait, et dans son tout et dans les éléments
dont il apparaît être empiriquement constitué. C’est ainsi
que l’on appelle théorie générale du droit sort du cercle de la
philosophie du droit, parce qu’elle considère le droit comme
une simple phénoménologie complexe, composée des don-
nées de l'expérience, par rapport à laquelle la science doit
se comporter de la même façon que toute science natu-
relle se comporte vis à vis de la classe de phénomènes à
laquelle elle se rapporte et dont elle détermine les carac-
tères généraux et les lois de fait (1). Aussi peut-on dire,
rigoureusement parlant, que l'objet des sciences est la
nature et celui de la philosophie l’esprit.
Il en est de même des sciences mathématiques ; quand
elles ont établi les postulats servant à constituer le monde
de la pure quantité, le mathématicien traite la réalité
qui est devenue pour lui son postulat de la même façon
dont le naturaliste traite la réalité naturelle. Ces sciences
(x) Voir l’ouvrage de G. Gentile Fondamenti délia Filosofia del diritto, Rome
1923, chapitre premier.
GENTILE
J4
210
l’esprit, acte pur
ont deux caractères communs avec les autres sciences : la
particularité de l’objet et la dogmaticité des affirmations
(dogmaticité dérivant de la conception de l'objet en soi,
dans sa nécessité absolue, en opposition au sujet qui ne
peut rien faire par rapport à lui si ce n’est le présupposer
et l’analyser).
6. Impossibilité d’une histoire de la science. — Peut-il
donc exister une véritable histoire de la science, étant
donné cette nature et cette tendance inhérente à toutes les
sciences ? Il est évident tout d'abord que le concept d’une
histoire universelle de la science doit être exclu, parce
que la science se fractionne en sciences dont chacune, en
tant que science et non philosophie, est distincte des autres
et n’a en conséquence aucun rapport essentiel avec elles.
Mais, nous l’avons dit, chaque science n’est pas seulement
particulière ; elle est en outre dogmatique et empirique puis-
qu’elle présuppose le connu à la connaissance : précisé-
ment comme Platon présupposait à l’esprit les idées qui
sont aussi l’objet de la connaissance. Et l’histoire d’une
science est impossible à concevoir pour la même raison que
toute dialectique des idées platoniciennes est inconce-
vable (à moins qu’elle ne soit une pure apparence) et,
partant, ne peut servir de base à une histoire de la philo-
sophie. Car lorsque la réalité à connaître est déterminée,
ou bien on la connaît ou bien on ne la connaît pas. Si on
ne la connaît qu’en partie, cela signifie qu’elle est décompo-
sable en parties : et alors telle partie est totalement connue
et telle autre totalement ignorée. En deçà de la vérité qui
se pose de façon inaltérable, il n'y a que l’erreur : entre
l’erreur et la vérité s’étend l’abîme. L’histoire de la science
a en effet pris trop souvent la forme d’une nomenclature
d’erreurs et de préjugés qui peuvent appartenir tout
au plus à la préhistoire, mais non à l’histoire. Cette der-
nière devrait être en effet le développement de la science :
mais la science comme telle ne comporte aucun développe-
ment, car elle présuppose une vérité parfaite, à laquelle
on ne peut adhérer par degrés, mais où il faudrait pénétrer
d’un seul bond. D’où le concept de la découverte, tout à fait
LA SCIENCE, LA VIE ET LA PHILOSOPHIE
211
spécial aux sciences naturelles, ainsi que celui de l’intuition
substantiellement identique au concept platonicien d’une
intuition primitive et transcendante des idées.
7. L'histoire de la science comme histoire de la philo-
sophie. — L'histoire d’une science n’est donc possible qu’à
la seule condition de ne point traiter d'un côté particulier
et dogmatique de cette science, de même que l’histoire de
l’art et celle de la religion ne sont possibles qu'en en résol-
vant l’abstraction dans une philosophie concrète. Toute
tentative rationnelle d’histoire des sciences considère cha-
cune d’elles comme le édveloppement des concepts phi-
losophiques qui lui sont immanents, en étudiant les diverses
formes de ces concepts, non pas pour la valeur qu’elles ont
eue pour chaque savant en qualité de détermination
objective de la réalité, mais comme degré du développe-
ment perpétuel de l'esprit au cours duquel se posent et se
résolvent un à un, et tour à tour, les problèmes scienti-
fiques au cours duquel, en un mot, l’objet est posé, ces-
sant ainsi d’être un présupposé de l’esprit pour en devenir
la vie. Il est dès lors évident que cette histoire pourra être
concrète, non dans les sciences particulières prises une à une,
mais en une histoire unique représentant le processus dia-
lectique du penser, qui va se réalisant comme pensée de la
nature ou comme philosophie empirique.
8. Analogie de la science et de la religion. — La néces-
sité qui pousse l’histoire de la science à s’identifier avec
l’histoire de la philosophie a ses racines dans l’identité
fondamentale entre la position gnoséologique du savoir
scientifique et celle de l’art d’un côté, celle de la religion
de l’autre. Cela devient évident dès qu'on y réfléchit suffi-
samment. La science, particulière et non systématique, se
trouve par rapport à la réalité dans la même position que
l’art, qui ne saurait être philosophie parce que sa réalité
est particulière et partant purement subjective. D’autre
part la science, ayant devant elle un objet qu’elle n’a pas
posé, place l’esprit en face d’une réalité qui exclut, du fait
même qu'elle est réelle, la réalité de l’esprit. Elle est donc
212
l’esprit, acte pur
agnostique (par nature, et toujours prête à dire non seule-
ment ignoramus, mais aussi et avant tout ignorabimus,
semblable à la religion prosternée devant un dieu inconnu
et terrible dans son mystère). Ignorant l’être véritable des
choses, la science n’en sait que ce qu’elle estime être pur
phénomène : apparence subjective, unilatérale et frag-
mentaire, comme l’est pour le poète l’image qui brille dans
la fantaisie d’un songe où l’esprit devient étranger à la
réalité.
Par conséquent, la science qui oscille entre l’art et la
religion ne les unifie pas, comme le fait la philosophie,
par une synthèse supérieure, mais elle ajoute au défaut
d’objectivité et d'universalité de l’art le défaut de subjec-
tivité et de rationalité de la religion. C’est pourquoi, tout
en se posant comme science parce qu’elle fait abstraction
de l’un des deux moments de l’unité concrète de l'esprit,
elle ne s’actue qu’en surmontant sa position abstraite par
l’acte spirituel qui seul est réel en tant qu’unité indivisible
du sujet et de l’objet : l’unité dont le processus est la phi-
losophie dans son histoire.
9. Opposition entre la théorie et la pratique. — Il ne reste
plus, semble-t-il, qu’un seul terme qui puisse encore se dis-
tinguer de la philosophie : la vie, l’activité pratique, la
volonté, dont l’histoire, s'il fallait vraiment la concevoir
comme distincte de celle de 'la philosophie, limiterait la
valeur de notre démonstration de l’identité de la philosophie
avec l’histoire de la philosophie par rapport au concept, qui
nous a servi de point de départ, de l’esprit comme réalité
inconditionnée.
Mais, la volonté une fois dégagée des rapports imaginaires
avec la réalité extérieure dont ne sait s’affranchir la psy-
chologie empirique qui introduit l’âme, en tant qu’activité
volitive, comme causalité du mouvement dans un monde
physique présumé transcendant par rapport à la réalité
psychique, quel critérium distinctif nous reste-t-il entre
la connaissance et la volonté ? Toutes les fois que nous oppo-
sons l’esprit théorique à l’esprit pratique, nous sommes
obligés de présupposer intellectualistiquement au premier
la réalité, comme le fait l’empirisme et comme ne cessa
LA SCIENCE, LA VIE ET LA PHILOSOPHIE
213
de le faire la philosophie grecque, se bloquant ainsi toute
voie amenant à reconnaître l’activité pratique qu’est l’es-
prit. Car la théorie s’oppose à la pratique en ceci qu’elle
se rapporte à un monde qu'elle présuppose, tandis que la
pratique se rapporte à un monde qui la présuppose. De sorte
qu’au point de vue théorique la réalité est nature, c'est-à-
dire idée qui n’est pas esprit et n’a par conséquent qu’une
valeur naturelle. Et si la moralité est la valeur d’un monde
qui prend racine dans l’esprit et qui serait inconcevable
en dehors de la vie spirituelle, on ne saurait concevoir
aucune moralité ni, en général, aucune règle de vie pratique
dans une philosophie — telle que toutes celles qui précé-
dèrent le christianisme — qui n’aurait pas l’intuition de la
réalité de l’esprit, ou, plus exactement, de la réalité comme
esprit (1).
Après tout ce qui précède, il est désormais facile de com-
prendre qu’en admettant dans l'esprit le double point de
vue théorique et pratique, et en continuant à affirmer que
pour l'esprit, en tant qu'activité théorique, la réalité n’est
pas esprit mais pure nature, on rend inconcevable l’activité
non seulement pratique mais aussi théorique. Le chris-
tianisme de saint Paul a une conscience très vive de l'op-
position entre l’esprit (objet d’activité pratique) et la chair
ou nature (objet d’activité théorique), mais saint Paul
s’abîme dans le concept de la grâce, qui surgit de l’impos-
sibilité de concevoir réellement la créativité de l’esprit
comme volonté, après que le concept de nature a été établi.
A vrai dire, s’il est un monde qui soit déjà tout ce qu’on
peut penser qu’il contienne (et comment concevoir une chose
qui, une fois pensée, ne rentrerait pas dans l’objet de l’ac-
tivité cognitive ?) et si l’on admet que ce monde soit un pré-
supposé de l’esprit et une réalité qui par conséquent doit
être pour que l’esprit soit et agisse, on ne peut absolument
rien concevoir qui puisse être produit par l'actino de l’esprit.
Dans la position naturaliste (qui est nécessairement intel-
lectualiste, c’est-à-dire proportionnée au concept de l’esprit
comme intellect purement théorique) il n’y a pas de place
(1) Voir Fondamenti délia filosofia del diritto, chap. II, et Discorsi di religione,
ehap. III. G. Gentille, 2e éd., De Alberti, Rome, 1923.
214
l'esprit, acte pur
pour une réalité qui prendrait racine dans l'esprit. D’autre
part, peut-on même concevoir un intellect purement cognitif
dont tout serait le présupposé ? En dehors du tout, il ne
peut y avoir que le néant.
10. Solution de l'antithèse. — Dans ce qui précède, nous
ne faisons que résumer une fois de plus une longue démons-
tration (retracée au cours de l’histoire millénaire de la
philosophie), de l’inanité, de l’inadmissibilité d’un concept
de l’esprit totalement ou partiellement théorique dans le
sens qui oppose la théorie à la vie. Ce concept oppose en
effet la vie qui est réalité naturelle ou spirituelle à la théorie
qui n’est qu’une simple contemplation, étrangère à son pro-
cessus et planant au-dessus du monde quand ce dernier
touche à son crépuscule. Et nous ne savons plus concevoir la
connaissance autrement que comme création de la réalité qui
est la connaissance elle-même, hors de laquelle aucune réalité
n’est concevable. Réalité — réalité spirituelle — que crée la
volonté en se créant, que crée également l’intelligence en se
créant, chacune de ces créations étant identique à l’autre. Car
l’intelligence est volonté, et la volonté n’a rien (spéculative-
ment et non empiriquement) qui la distingue de l’intelligence.
11. Signification de la distinction entre la pratique et la
théorie. — La théorie apparaît comme différente de la pra-
tique, et la science comme différente de la vie, non que l'in-
tellect ne soit pas volonté, ou que la volonté ne soit pas
intellect, mais parce que le penser, l’acte vivant et réel de
l’esprit, est considéré abstraitement par la théorie, tandis
que dans la pratique il est concret. Selon un proverbe italien
très connu, parler de mort et mourir sont deux choses bien
différentes. Et de même l’idée d’une bonne action est une
chose dont la bonne action diffère essentiellement. Mais la
différence ne provient pas du fait que la première est une
simple idée et l’autre une idée actuée ; elle vient de ce que
l’une est une idée et l’autre est une autre idée, ou, si l’on pré-
fère, l’une est une action et l’autre une autre action. Elle pro-
vient exactement de ce que la première est une idée abstraite,
l’autre une idée concrète. Avec la première, on pense en effet à
l’idée qui est le contenu ou le résultat abstrait du penser, et
LA SCIENCE, LA VIE ET LA PHILOSOPHIE 215
non à l'acte même du penser où gît pourtant la réalité concrète
de l’idée ; avec la seconde, on pense à l’idée, non en tant que
contenu ou objet du penser, mais en tant qu’acte réalisa-
teur d'une réalité spirituelle. Un acte n’est jamais autre
chose, bien entendu : mais il faut observer que lorsque nous
comparons deux ou plusieurs actes, nous ne sommes pas
dans l’actualité de l’esprit où la multiplicité est unité. Car,
dans cette actualité, la comparaison est impossible, et
quand un acte est une action que l'on oppose à une idée,
l’idée n’est pas un acte spirituel, mais un simple terme idéal
de l’esprit, qui y pense : objet et non sujet. De même, lorsque
nous considérons théoriquement une action déjà accomplie,
Faction n’est plus un acte du sujet, mais un simple objet
que l’esprit dans son actualité considère, le résolvant ainsi
dans l’acte présent de la conscience que l’esprit a de cette
action : conscience qui est précisément alors sa véritable
action.
12. Conclusion. — Ce qui, en qualité de vie de l’esprit,
constitue l’objet de la philosophie est bien, au point de vue
abstrait, une chose distincte de la philosophie, mais vit néan-
moins comme philosophie. Et lorsque cet objet se pose en
qualité de réalité déjà vécue, devant la conscience, celle-ci
en résout la réalité dans la connaissance où elle la résume,
pour la conserver ensuite comme philosophie.
Aussi la philosophie est-elle vraiment la substance im-
manente de toute vie spirituelle. Et, puisqu’une histoire de
la philosophie qui retarderait sur la philosophie est incon-
cevable, il est évident que le concept de l’identité de l’une
avec l'autre et de l’éternelle résolution de l’une dans l’autre
contient la plus complète, la plus parfaite confirmation
de l’absolu de la réalité spirituelle, qui ne peut être conçue
comme limitée à un moment donné par des conditions qui
la précèdent ou la déterminent de quelque façon que ce
soit. C’est ce concept qui offre, si nous ne nous abusons,
la démonstration la plus solide et l’explication la plus
évidente du concept de la liberté de l’esprit (1).
(1) Sur l’identité de la connaissance et de la volonté voir l’ouvrage de G. Gentile,
Sommario di Pedagogia, ir# partie, chap. xiv, et 2e partie, chapitre premier.
CHAPITRE XVI
La réalité, autoconcept,
le mal et la nature
1. Principe et conclusion de notre doctrine. — Notre doc-
trine identifie l’esprit avec l’acte qui pose son propre objet
dans une multiplicité d’objets, et en résout la multipli-
cité et l’objectivité dans sa propre unité de sujet. Cette
théorie affranchit l’esprit de toute limite d’espace ou de
temps ainsi que de toute condition extérieure, et rend
inconcevable une réelle multiplication intérieure de l’esprit,
car elle exclut que l'un de ses moments soit conditionné
par ses moments antérieurs. Elle voit ainsi dans l’histoire,
non le présupposé, mais la forme réelle et concrète de l'ac-
tualité spirituelle, et en établit ainsi la liberté absolue.
Deux principes la résument, et peuvent en être considérés
comme le premier et le dernier terme.
2. Le concept comme autoconcept. — Le premier de ces
principes est que, rigoureusement parlant, il n’y a pas
un grand nombre de concepts, parce qu’il n'y a pas au fond
plusieurs réalités à concevoir. Lorsque la réalité nous appa-
raît multiple, c’est que nous ne voyons pas la base qui fait
qu’elle est concrète, et grâce à laquelle elle est une tout en
étant multiple. C’est pourquoi le véritable concept de la réa-
lité multiple ne doit pas consister en une multiplicité de
concepts, mais en un concept unique, intrinsèquement déter-
miné, médiat, et développé dans toute la multiplicité de ses
moments positifs. Il en résulte, puisque l’unité dérive du
sujet qui conçoit le concept, que la multiplicité des concepts
l’esprit, acte pur
2lS
des choses ne peut être que l’écorce superficielle d’un noyau,
concept unique : le concept du sujet centre de tout. De
sorte que le seul véritable concept, le seul qui existe vrai-
ment, est un autoconcept {conceptus sui). Et puisque nous ne
pouvons parler de la réalité en général qu’au moyen de
concepts, — ce qui fait coïncider la sphère de la réalité avec
la sphère du concept — la nécessité de concevoir le concept
comme conceptus sui entraîne forcément la conception de
la réalité comme conceptus sui. En un mot, le sujet qui se
conçoit en concevant tout est la réalité elle-même. Car
cette dernière n’est pas, comme le pense Schelling en tirant
les conséquences de toute la spéculation néoplatonicienne,
successivement réalité et concept de soi, Nature d’abord,
Moi ensuite, mais seulement autoconscience et autoconcept,
précisément parce que le concept ne peut être compris
que comme conceptus sui. Le concept de la réalité naturelle,
avant qu'elle ne soit devenue Moi, ne serait pas concept
de soi, mais un concept de non-soi.
3. Valeur métaphysique de cette théorie. — Ce concept
du concept embrasse évidemment toute la métaphysique
ainsi que la gnoséologie, et projette une lumière nouvelle
sur la logique, qui a toujours été entendue comme la science
du concept en soi, abstrait du sujet qui le conçoit, comme
si le concept avait pour objet toute la réalité (y compris
le sujet), conçue soit au point de vue naturaliste soit au
point de vue idéaliste à la manière de Platon.
4. Formalisme absolu. — Le second concept, but auquel
tend toute notre doctrine, est le formalisme absolu, comme
conclusion de toute science de l’esprit, c’est-à-dire de toute
véritable science. La science, en effet, doit partir de la
réalité en tant que nature pour s’élever au concept de la
réalité comme esprit, et parvenir à l’intelligence parfaite
de son objet. Si par forme et matière nous entendons ce
qu’entendait Kant en appelant forme l’activité trans-
cendantale de l'esprit grâce à laquelle la matière d’expé-
riencese constitue en un monde qui est le contenu de la con-
naissance, les éclaircissements qui viennent d’être donnés
LA RÉALITÉ, AUTOCONCEPT
219
sur le véritable rapport entre l’esprit et ce qu’on peut
considérer comme son opposé nous mettent en mesure de
conclure que la matière n’existe pas en dehors de la forme :
ni comme matière formée, c’est-à-dire élaborée par l’ac-
tivité de la forme, ni comme matière brute originaire, sur
laquelle il semble que cette activité doive encore s'exercer.
La matière est posée et résolue par la forme. De sorte
qu’il n’y a d’autre matière dans l’acte spirituel que la forme
elle-même, en tant qu’activité ; non pas, nous l’avons dit,
le positif en tant que déjà posé, mais en tant qu’il se pose :
la forme elle-même en somme.
5. La forme comme activité. — Forme et activité, encore
deux concepts qui n’en sont qu’un en vérité : première et
dernière lettre d’un alphabet qui ne forme pas une ligne
droite, mais un cercle dont le commencement et la fin
coïncident. Le concept de forme peut et doit en effet s’en-
tendre comme absolu : il faut le comprendre non seulement
comme activité (ainsi que l’avait déjà noté Spinoza avant
Kant), mais comme une activité ne produisant rien qui se
différencie d’elle, rien qu’elle puisse rejeter en quelque sorte
au dehors et laisser distinct d’elle-même comme une matière
brute et inerte. Il n’y a donc rien qui s’oppose au penser
sans être fondamentalement identique au penser lui-même.
Et concevoir le penser comme forme absolue est la même
chose que concevoir la réalité comme conceptus sui.
6. Limites de l’esprit. — C’est dans ce concept que nous
trouverons le fil conducteur qui nous sortira du labyrinthe
des difficultés, où l’esprit humain se tourmente sans pou-
voir atteindre aucune réalité qui soit hors de lui, tout en
demeurant sans cesse aux prises avec quelque entité
à laquelle il lui répugne de s’identifier : le mal (douleur,
erreur, mal moral) et la nature. Mais il nous faut veiller
soigneusement à ne pas briser ce fil conducteur.
7. Le mal. — Si la réalité était un concept posé, déjà
réalisé, le mal serait inconcevable. Car le mal est ce qui ne
doit pas être, ce qui s’oppose à l’esprit qui doit être et se
220
l’esprit, ACTE PUR
pose lui-même comme le but à atteindre, en l’atteignant
tel qu’il le pose. Ou’est donc la douleur, sinon le contraire
du plaisir que constitue pour chacun de nous ce que Vico
appelait la célébration de notre nature propre ? C'est le
non-être de l'esprit qui est douloureux. Or si l'esprit (la
réalité en tant qu’esprit) était, comme l’être de Parménide,
il n’y aurait plus de place pour la douleur. Mais l'esprit
est la négation de l’Être puisqu’il est précisément le non-
être de l’Être, c’est-à-dire le devenir, en qualité de penser.
Il est donc tout en n’étant pas, car il ne célèbre sa propre
nature qu’autant qu’elle n’est pas réalisée et qu’elle est par
conséquent en train de se réaliser. C’est ainsi que l'esprit
se trouve toujours en face de soi-même comme devant sa
propre négation ; de là la douleur providentielle, qui nous
stimule de côte en côte, et qui a toujours été reconnue
comme le ressort intérieur grâce auquel l’esprit progresse,
et vit à condition de progresser.
8. L’erreur. — Ainsi le concept est nécessairement vrai,
la vérité n’étant que l'attribut propre au penser en qualité
de concept. Et l'erreur serait évidemment inconcevable
si le concept ne renfermait aucune différence en soi, c’est-à-
dire s’il était immédiatement, comme la pierre est pierre,
et comme deux est deux, ni plus ni moins que la quantité
abstraite et déterminée que l'on pense. Mais il nous faut
répéter pour l'erreur ce qui a été dit pour la douleur. Ce
n’est pas le concept qui est posé mais le positif qui se
pose : processus d’autocréation qui a pour moment essen-
tiel sa propre négation, c’est-à-dire l’erreur en regard du
vrai. De sorte qu'il n’y a d’erreur dans le système de la
réalité qu’autant que le développement de ce processus
pose l'erreur même comme son moment idéal, comme une
position déjà dépassée et par conséquent désormais dépré-
ciée. Considérons, par exemple, n'importe quelle erreur,
et démontrons irréfutablement que c’est bien une erreur :
nous constaterons que nul ne voudra plus jamais la soute-
nir ni en assumer la paternité ! L’erreur n’est donc erreur
qu’autant qu’elle est dépassée ; en d'autres termes, l’erreur
est ce qui apparaît en regard de notre concept comme
LA RÉALITÉ, AUTOCONCEPT
221
son non-être. De même que la douleur, l’erreur n’est pas
une réalité s’opposant à celle de l’esprit {conceptus sui),
mais elle est la même réalité en deçà de sa réalisation,
dans un de ses moments idéaux.
9. L’erreur comme jante. — Ce qu’est l’erreur théorique,
le mal moral ou erreur pratique l’est aussi, car l’intelligence
est volonté, et la volonté peut même être appelée la forme
concrète de l’intelligence. Aussi le véritable conceptus sui
est-il cette autoconscience du monde qui ne peut être consi-
dérée comme une philosophie abstraite (opposée à la vie),
mais est au contraire comme la plus haute forme de vie,
comme la cime la plus élevée que le monde en tant
qu'esprit puisse atteindre. Forme qui n'est cependant
pas si haute qu’elle doive cesser d’être en même temps
la forme fondamentale qui se déploie de la base au sommet
de la pyramide de la vie. Concevez le monde comme diffé-
rent de vous : la nécessité de votre concept sera une néces-
sité purement logique parce qu’elle sera abstraite. Mais
concevez-le comme vous devez le concevoir et comme au
fond vous le concevez toujours, c’est-à-dire tout simple-
ment comme votre réalité en possession d’elle-même :
il deviendra impossible de vous poser hors de la nécessité
de votre concept comme si vous étiez étranger à la loi ; la
rationalité de votre concept sera votre loi et votre devoir.
Qu’est-ce en effet que le devoir à nos yeux, sinon l’unité
de la loi de nos actions et de la loi de l’univers ? Et l’im-
moralité de l’égoïste, qui ne voit que son particulier, ne
consiste-t-elle pas à s’isoler du monde et des lois univer-
selles ? L’histoire de la morale n’est que l’histoire d’une
compréhension toujours plus spiritualisée du monde, et
chaque pas fait en reparcourant idéalement la formation
graduelle de la conscience morale n’est jamais qu’un appro-
fondissement du sens spirituel de la vie, une plus complète
réalisation de la réalité comme autoconcept.
Et maintenant, comment sera-t-il possible de se renfer-
mer dans une vision de l’esprit infini et tout de bonté (para-
dis terrestre ou céleste), si l’esprit, qui est la bonne volonté
dans la plénitude de la réalité spirituelle, ne peut se con-
222
l’esprit, acte pur
cevoir que sous la forme d'un développement continuel ?
Comment concevoir au commencement ou à la fin, ou à
un moment quelconque, l’esprit immaculé, pur de toute
faute, si la bonne volonté est effort et conquête ? si son
être est son non-être ?
io. L’erreur dans la vérité et la douleur dans le plaisir.
— Lorsque le concept de la réalité comme autoconcept
a été approfondi et bien compris, il devient évident que
l’exigence de l’esprit est, non pas que l’erreur et le mal dis-
paraissent du monde, mais au contraire qu’ils y soient
éternels. Sans erreur, il ne saurait y avoir de vérité, tout
comme il n’y a de bien que parce que le mal existe ; non
qu’ils soient liés entre eux, deux à deux comme, après Hé-
raclite Platon dit que le sont le plaisir et la douleur (i)
mais parce que l'erreur et le mal sont le non-être de l'es-
prit qui n’est le bien et la vérité qu’à la condition de devenir,
en triomphant de l'ennemi intérieur qu’il consume, et qui
lui est nécessaire comme le combustible l’est à la flamme.
Un esprit qui est déjà esprit est la nature. Un caractère
moral déjà constitué de façon à pouvoir gouverner méca-
niquement sa conduite et rendre le péché aussi impossible
que l’est, selon la loi de gravitation, la chute d’un corps
(i) Qu’on me permette de rappeler ici le célèbre passage du Phédon, p. 69,
b-c : « Socrate alors s’assit sur son lit, ploya sa jambe, la frotta de sa main, et,
tout en la frottant : « Quelle chose étrange, fit-il, ô mes amis, paraît être ce que
les hommes appellent le plaisir ! Combien il est par nature étonnamment uni
« à la douleur, qui paraît être son contraire ! Plaisir et douleur ne veulent pas, en
« effet, se rencontrer en même temps chez l’homme. Mais, si l’on poursuit l’un
« et qu’on vienne à l’atteindre, on est presque forcé de toujours saisir l’autre,
« comme si ces deux opposés se rattachaient à un unique sommet. Et il me semble,
« ajouta-t-il, que si Esope avait à cela réfléchi, il en eût fait une fable. Dieu vou-
« lant, aurait-il dit, réconcilier ces ennemis et ne pouvant y parvenir, il les
« attacha l’un'à l’autre parleurs extrémités, de sorte que, quand l’un arrive, l’autre
« suit par derrière. C’est ce qu’à moi-même il semble survenir, puisqu’à la
« douleur que les liens faisaient subir à ma jambe, le plaisir paraît mainte-
« nant succéder. » (Trad. Mario Meunier, 1922, Paris, Payot, édit.). Ce que dit là
Socrate est parfaitement vrai, mais sans être toute la vérité ; car, rigoureuse-
ment parlant, non seulement Socrate éprouve un plaisir parce qu’il a éprouvé une
douleur {ce qui est la représentation de l’esprit dans le temps) mais il a même
éprouvé un plaisir en éprouvant la douleur, en ce sens qu’il a perçu la souf-
france : or percevoir, comme dans une mesure diverse se gratter, est une manifes-
tation d’activité propre. Le plaisir et la douleur, le positif et le négatif ne sont
pas extérieurs l’un à l’autre, mais l’un (le négatif) est dans l’autre, en tant que
ce dernier est processus de soi. C’est pourquoi Îa réalité est une, et le pessi-
misme dans son abstraite conception de la limite qui, selon lui, enserre toute la
vie de l’esprit, ne se comprend pas lui-même et n’a pas compris la réalité.
LA RÉALITÉ, AUTOCONCEPT
223
plus léger que l’air, est évidemment la négation de toute
véritable sensibilité morale, ou, en d’autres termes, de la
liberté que Kant estime à juste titre être essentielle à l’es-
prit moral, et dont la portée échappa à Schiller lorsqu'il
écrivit son fameux Scrupule de conscience.
Il n’y a donc pas l’erreur^ la vérité, mais l'erreur dans la
vérité, contenu qui se résout dans la forme ; point de mal
et de bien, mais le mal dont le bien se nourrit dans son
formalisme absolu.
11. La nature. — Un autre problème est celui de lanature :
cette nature que l’esprit rencontre sans cesse en face de
soi et considère comme son présupposé — telle l’Amphi-
trite de Giordano Bruno — en qui se génèrent et finissent
toutes les formes et l'esprit lui-même qui s'y oppose dans
sa position concrète et s’efforce d’y puiser l’aliment néces-
saire à sa vie. Or ce problème est identique à celui de la
douleur, de l’erreur, du mal.
12. Immanence de la nature dans le Moi. — L'autoconcept,,
dans lequel seul l’esprit est réel, et tout est réel, est l’acqui-
sition de la conscience de soi, du soi qui n’est pas conce-
vable en précédence et séparément de la conscience dont
il est l’objet dans l’autoconcept. Ce dernier se réalise en
effet en réalisant son objet, se réalise par conséquent comme
position du soi-sujet et du soi-objet. Tel est le Moi, réalité
spirituelle : identité de soi avec soi, identité non pas posée
mais qui se pose, et réflexion ; dédoublement en soi et non-
soi. Le soi qui serait soi sans être en même temps non-soi
ne serait évidemment pas soi non plus, puisqu'il ne l’est
qu'en étant aussi non-soi. Et le non-soi ne serait pas davan-
tage le non-soi s’il n’était en même temps le soi lui-même,
car le non-soi n'est concevable qu’en faisant un avec le
sujet, c’est-à-dire comme le sujet tel qu’il se trouve en face
de soi-même, en train de se poser réellement.
13. Réalité de l’esprit comme réalité de l’objet. — Étant
donné cette dialectique de l’esprit, qui est sa vie même,
hors de laquelle la pensée ne peut fixer que des ombres,
224
l’esprit, acte pur
inintelligibles si ce n’est par rapport au corps qui les pro-
jette, trois concepts s’imposent nécessairement :
Io la réalité du sujet, pur sujet ;
2° la réalité de l’objet, pur objet ;
3° la réalité de l’esprit, comme unité ou processus du
sujet, et immanence de l'objet au sujet.
14. Nécessité de l'objet. — Si le sujet n’existait pas, qui
est-ce qui penserait ? Et s’il n’y avait pas d’objet, à quoi
penserait celui qui pense ? Il est impossible de concevoir
le penser sans personnalité, parce que le penser (que le
concept qu’on veut poser, soit dogmatique ou sceptique)
est conceptus sui, c’est-à-dire Moi ; et partant non seule-
ment activité mais activité qui se réfléchit sur elle-même
et se pose comme personne. Mais il est également impossible
de concevoir le penser sans terme, sans point d’appui,
parce que le concept de soi réalise en effet le Soi comme
objet de la connaissance. Le penser n’est donc concevable
qu’à la condition de concevoir identiquement le sujet et
l’objet, réel le premier et réel le second, puisque le penser
est réel, et que même rien n’est réel en dehors du penser.
15. Spiritualité de l’objet. — Toutefois le penser serait lui
aussi inconcevable, si le sujet, étant l’opposé de l’objet,
n’était en même temps l’objet, et réciproquement. Cette op-
position est en effet inhérente au concept du penser comme
conceptus sui : l’opposition de soi à soi ; la différence,
« l’altérité » propre au Soi (incompréhensible si l’on cherche
à l’entendre par analogie avec d’autres espèces de relations)
ou au Moi, qui à vrai dire n’est pas différent mais se diffé-
rencie, posant par conséquent sa propre identité à la base
de sa propre différence. En sorte que la thèse et l’anti-
thèse qui concourent dans la réalité de l'autoconscience
(être et non-être sujet) trouvent dans leur synthèse la plus
complète réalité. Or cette synthèse n’est pas sujet et objet,
mais exclusivement sujet : sujet réel se réalisant dans le
processus par lequel l’idéalité du sujet pur et abstrait
et l’idéalité concomitante de l’objet pur et abstrait sont
surmontées. En tant que réalité concrète de l’autocon-
LA RÉALITÉ, AUTOCONCEPT
225
science, cette synthèse est précisément le processus qui n’est
pas un fait, mais un acte, vivant et étemel. C’est pourquoi
penser cette synthèse signifie la réaliser. Et l’on ne peut
ignorer que c’est à cette réalisation que l’esprit travaille
pour établir la plénitude de la liberté, le règne de l’esprit,
ou ce regnum hominis en quoi consiste toute la civilisation
humaine : soumission et assujettissement de la nature aux
fins de l’homme, c’est-à-dire les fins de l’esprit, qui travaille
par conséquent à la spiritualisation graduelle du monde.
Réalisation, en somme, de la synthèse qui résout l’oppo-
sition tout en la conservant par l'unité, dans laquelle est
sa raison d’être et sa signification.
16. Le monde comme histoire éternelle. — Mais cette per-
fectibilité humaine, cette domination de plus en plus puis-
sante de l’homme sur la nature, ce progrès et cet accroisse-
ment de la vie de l’esprit qui va toujours triomphant de plus
en plus sûrement des forces ennemies de la nature, en
triomphe, les subjugue à l’intérieur même de son âme, et
transforme, au dire de notre grand Vico, les passions en
vertus, que sont-ils sinon ce que l'on appelle le progrès
accompli par l’humanité, d’étape en étape, à travers
l’espace et le temps ? Que sont-ils, sinon la représentation
empirique et extérieure de la victoire pleine, absolue,
immanente et éternelle de l’esprit sur la nature, sinon la
représentation de l'immanente résolution de la nature dans
l’esprit qui, selon notre concept de la résolution nécessaire
de l'histoire temporelle dans l’histoire idéale et éternelle,
est le seul concept spéculatif possible du rapport existant
entre la nature et l’esprit ?
17. Le sentiment de notre non-être. — Descendez dans votre
âme et surprenez-y, dans l’acte vivant et le frémissement
de votre vie spirituelle, la nature qui se dresse formi-
dable dans l’immensité temporelle et spatiale que nous
lui conférons ; surprenez-y, dans son caractère essentiel,
comme la limite obscure de notre être spirituel, dont
la vie de notre esprit s'éloigne pour y retourner sans cesse.
Cette limite est en marge du phénomène kantien, comme
GENTILE
15
226
L’ESPRIT, ACTE PUR
la sensation subjective de Démocrite et de Protagoras,
qui dissimulait à la pensée un chaos de matérialité brute
et impénétrable ; c’est la limite que Platon trouvait au seuil
de son être idéal, comme l’hémisphère de ténèbres qui
borne à l’horizon le ciel lumineux de la pensée, limite qui
semble à Hegel lui-même cadenasser la logique et devoir
être franchie par l’Idée, qui se fait pour cela nature et
descend dans l'espace et le temps, en brisant son unité
dans la multiplicité éparpillée des êtres qui sont tous des
particuliers. Considérez une telle nature : n’est-elle pas le
non-être de votre frémissement intérieur, de l’acte même
par lequel vous êtes vous à vos propres yeux ? Non pas
le non-être auquel une autre pensée pourrait s’arrêter, en
posant d’abord votre acte spirituel pour en faire ensuite
abstraction et le supprimer, mais le non-être inhérent à
votre acte même : ce qu’il faut bien que vous ne soyez
pas et que vous deveniez dans l'acte même par lequel vous
vous posez. Considérez de même n’importe quel objet
déterminé par votre penser : vous verrez qu’il n’est et ne
peut être que votre pensée déterminée, c’est-à-dire ce que
vous avez pensé et que vous recueillez dans votre cons-
cience actuelle en qualité d’objet. Et quel est donc cet
objet si ce n’est la forme déterminée de votre non-être,
de ce moment idéal auquel vous devez vous opposer,
et que vous devez vous opposer, pour être vous-même une
réalité déterminée ?
18. L’étemel passé du présent éternel. — La nature a deux
aspects, comme l’esprit en a deux. Vue de l’extérieur, telle
que nous la contemplons devant nous, pur objet abstrait,
la nature est la limite de l’esprit qu’elle domine et qui par
suite ne peut même pas se voir lui-même intérieurement,
mais se conçoit mécaniquement dans l’espace, dans le temps,
sans liberté, sans valeur, mortel. Mais un autre aspect
de la nature est celui que nous découvrons lorsque, nous
éveillant du songe qu’est la philosophie usuelle, nous repre-
nant et réaffirmant vigoureusement notre personnalité,
nous retrouvons dans notre esprit la nature elle-même
comme notre non-être, immanent à notre être qui est vie,
LA RÉALITÉ, AUTOCONCEPT
227
et vie éternelle le contraire précisément de la mors immor-
talis de Lucrèce (1) : comme l’éternel passé de notre pré-
sent éternel, avec la nécessité inéluctable du passé dans
l’absolue liberté du présent. Et c’est en observant cette
nature que l’homme reprend dans la vie de l’esprit toute
sa puissance spirituelle, ainsi que la responsabilité infinie
de l’usage qu’il en fait, surgir non certes pour faire les
petits incidents de la vie universelle qui n'ont guère plus
d’importance que l’agitation des insectes sur la terre insen-
sible, mais toute la vie immense de l’univers dont la réalité
se détermine dans l’autoconscience !
(1) Lucrèce, De rer. nat., III, 867 : mortalem vitam mors cum immortalis ade-
mit.
CHAPITRE XVII
Épilogue et Corollaires
i. Caractéristiques de l’idéalisme. — Au point où nous
sommes parvenus, nous pouvons résumer les traits princi-
paux de la doctrine esquissée dans les pages précédentes.
L’idéalisme absolu ne peut concevoir l’idée autrement
que comme penser actuel, comme une sorte de conscience
de l’idée, si on veut conserver à l’idée la signification objec-
tive de terme du penser ou de l’acte intuitif, que Platon a
été le premier à lui attribuer et qu’elle conserve encore,
non seulement dans la pensée courante, mais jusque dans
les présupposés du savoir scientifique. D’autre part, un
idéalisme qui ne serait pas absolu ne saurait être idéa-
lisme qu’à demi. Or un demi-idéalisme est nécessairement
incohérent, que ce soit l’idéalisme transcendant de Platon
qui laisse hors de l’idée la matière et partant le devenir de
lanature, ou bien l’idéalisme immatériel de Berkeley pour
qui tout est idée, hormis Dieu qui est la réalité, la base sur
laquelle la sensation est l’être lui-même, ou encore l’idéa-
lisme critique et transcendantal de Kant, où l'idée n’est
plus que l’activité unificatrice d’une multiplicité provenant
d’une autre source, et présuppose un contraire incon-
naissable, qui est la négation de l’idée elle-même. Une
conception idéaliste tend à concevoir l’absolu lui-même,
le tout, comme idée, et est donc intrinsèquement un idéa-
lisme absolu. Mais une telle conception ne peut-être abso-
lue si l’idée ne coïncide pas avec l’acte même par lequel elle
est connue : car — et nous touchons ici à la véritable ori-
gine des difficultés entre lesquelles se débat le platonisme —
si l’idée n’était pas l’acte même par lequel elle est connue
230
l’esprit, acte pur
il resterait quelque chose d’elle hors d’elle, et par consé-
quent l’idéalisme cesserait d’être absolu.
2. Doctrine du savoir. — Un idéalisme aussi rigoureuse-
ment conçu satisfait pleinement à la tâche que Fichte
assigne à la philosophie considérée comme doctrine du sa-
voir : tâche que Hegel lui-même n’a pas réussi à accomplir
en présupposant à l’idée par soi l’idée en soi et l’idée hors
de soi, c’est-à-dire la logique et la nature. Logique et nature
qui, au dénouement final du drame cosmique, devraient
acquérir dans l’esprit la conscience de soi à laquelle elles
aspiraient, dont elles ont besoin, et qui doit par conséquent
être reconnue comme leur véritable essence. Cette média-
tion du Moi de Fichte, introduite par Hegel pour éliminer
les difficultés auxquelles Fichte s’était heurté dans sa
conception abstraite d’un Moi incapable de générer en
lui-même le non-moi, ne parvient qu’à détruire, au lieu
de l’établir, la réalité absolue du Moi, qui ne sera plus
absolue si elle a une base puisqu’elle doit elle-même être
la base de tout. Le défaut de l’hégélisme consiste préci-
sément à faire précéder le Moi par tout ce qui le présuppose.
Or si on cesse de présupposer le Moi à tout, on trahit la
méthode de l’immanence qui est la méthode propre de
l’idéalisme absolu (i), et l’on retourne à l’ancienne repré-
sentation de la réalité en soi.
3. Principe de l’idéalisme actuel. — L’idéalisme que j’ap-
pellerai actuel intervertit en effet le problème hégélien :
il ne s’agit plus pour lui de déduire de la nature la pensée,
et du logos la nature, mais de déduire du penser et la nature
et le logos ; de les déduire bien entendu du penser actuel,
et non de la pensée abstraitement définie ; du penser abso-
lument nôtre dans lequel le Moi se réalise. Par cette inver-
sion, la déduction, qui était impossible dans l’idéalisme
hégélien, devient une démonstration réelle que le penser
fait de lui-même dans l’histoire du monde : l’histoire elle-
même. La déduction hégélienne était impossible, car
(1) Voir le dernier chapitre de l’ouvrage de l’auteur intitulé Riforma, délia
dialettica hegeliana.
ÉPILOGUE ET COROLLAIRES
23I
elle partait de l'abstrait pour aller au concret, alors qu’il
n’y a pas de passage de l’abstrait au concret. Le concret
est pour le philosophe sa propre philosophie, son penser
dans l’acte de sa réalisation, par rapport auquel la logique
de la réalité qui gouverne le penser est certainement une
abstraction, de même que la nature où la logique doit ser-
vir de base à l’histoire de la pensée. Au contraire, il y a
un passage du concret à l’abstrait, qui n’est autre chose que
le processus éternel d’idéalisation de soi. Qu’est-ce en effet
que l’acte du penser, le Moi, sinon la conscience de soi, réa-
lité qui se réalise en s’idéalisant ? Et qu’est cette idéalisa-
tion du réel, qui précisément se réalise quand il s’idéalise,
sinon la dualisation par laquelle l’acte du penser se balance
entre deux Soi, le premier desquels est sujet, et l’autre
objet, uniquement grâce au ré fléchissement de l’un dans
l'autre au moyen de l’acte concret et absolu du penser ?
Cette dualisation implique d’ailleurs une différenciation
intime du réel qui, en s’idéalisant, se distingue de soi-
même (car il distingue le soi-sujet du soi-objet) et se con-
naît du fait même qu’il se retrouve en face d’un soi diffé-
rent dans son idéalité. Et la différence est en effet radicale :
elle est la négation de la réalité qui s’idéalise. Car le soi-
sujet est le penser, tandis que le soi-objet est la pensée,
l'opposé du penser.
Le penser est activité, et la pensée est le produit de cette
activité ; l’activité est, comme telle, causa sui, et par con-
séquent liberté : la pensée est un simple effet qui a hors
de soi le principe de son être, et est donc mécanisme. L’acti-
vité devient, l’effet est. L’effet est comme non-soi, terme
d’un rapport entre le soi et le non-soi, et c’est là que
gît sa mécanicité. Il est donc une unité dans une pluralité,
et son concept implique déjà la multiplicité, le nombre.
Par contre, l’activité se réalise dans le non-soi, ou plutôt
se réalise en soi comme non-soi ; elle n’est donc un rapport
qu’avec soi-même : unité absolue, infinie, sans multiplicité.
La multiplicité de la pensée implique l’exclusion réci-
proque des éléments de la multiplicité, et, par conséquent,
l’espace. La pensée est en somme la nature. Elle est la
nature, parce qu’elle est l’idée dans laquelle la réalité s’est
232
L’ESPRIT, ACTBîPUR
révélée à elle-même. Aussi l'idéalisme de Platon n’est-il
pas un spiritualisme, mais un vrai naturalisme, la position
d'une réalité qui n'est pas esprit. Et du fait même qu'elle
est, l’esprit n’est plus possible. Voilà précisément ce qui
caractérise aussi bien l’idéalisme transcendant que le maté-
tialisme le plus grossier.
4. Déduction de la nature. — Si l’on éprouve quelque
difficulté à se rendre compte de cette nouvelle façon de
déduire de l’idée en tant que penser la nature, c’est que l’on
perd de vue l’abstraction de la nature qu’il s’agit de déduire,
et que l’on se renferme dans le concept ordinaire et erroné
de la nature considérée comme réalité concrète et actuelle,
en méconnaissant complètement le caractère propre du
penser actuel comme réalité absolue. Car le naturalisme
a été à toute époque une conséquence nécessaire et presque
un second aspect de l’intellectualisme, qui peut être défini,
la conception de la réalité comprise comme l’opposé, et
rien que l’opposé, de l’esprit. Or si ce dernier a la réalité
en face de lui, il ne peut la connaître qu’en la présupposant
comme déjà réalisée et par suite qu’en se limitant au
rôle de simple spectateur ; il ne peut donc, après l’avoir
connue, s’y retrouver (ce qui serait du spiritualisme),
et ne peut y voir exclilsivement que le non-soi : précisé-
ment la nature. Mais ce n’est pas à la nature selon l’in-
tellectualisme que nous devons aboutir. Si nous y étions
réduits, cela prouverait que l’intellectualisme est dans le
vrai, et il n’y aurait plus lieu de trouver la nature par
déduction, puisque dans la position intellectualiste elle est
elle-même le principe. Le problème de sa déduction ne se
présente en somme que lorsque la fausse position de l’intel-
lectualisme a été surmontée, et que l’illusion d'une réalité
naturelle vient en conséquence à disparaître.
5. La nature comme nature abstraite. — C’est ainsi qu’il
devient facile de reconnaître le caractère abstrait du penser
en tant que tel, c’est-à-dire de la nature en tant qu’opposée
à l’esprit. Le fait est que cette nature mystérieuse, impéné-
trable à la lumière de l’intelligence, nous apparaît alors
ÉPILOGUE ET COROLLAIRES
233
comme un simple moment du penser, moment dont la
spiritualité se manifeste dans toute sa pureté dès qu'on
le considère au point de vue actualiste, dans la forme con-
crète dont il a été dépouillé pai l'acte du penser où il se
pose réellement. Car il est impossible, et tout le monde
devrait s’en être aperçu désormais, de fixer par la connais-
sance dans le monde du réel et d’y surprendre, pour ainsi
dire, une réalité naturelle, sans la poser comme représenta-
tion adéquate à un moment déterminé de notre activité
représentative, en dissolvant ainsi la solidité opaque de
la nature dans l’intimité transparente du penser.
6. Double aspect de la pensée. — La pensée a comme une
double nature dont la contradiction intrinsèque n’est qu’une
forme de l’activité inquiète de l'esprit. La pensée est en
effet inconcevable en tant que pensée, et n’est pensée pré-
cisément que parce qu’impensable. La pensée est objet,
nature, matière, elle est tout ce qui peut être considéré
comme limitant le penser ; et ce qui limite le penser n’est
pas pensable. La pensée est ce qui n’est pas le penser, elle
est le terme devant lequel nous sentons que le penser
s’arrête, terme dont l’essence est destinée à échapper con-
tinuellement à nos regards. Nous arriverons à en connaître
les propriétés, les qualités ; mais au delà, le terme de notre
penser continuera à nous échapper et à rester hors d’at-
teinte. Telle est la condition de toute pensée, et rien n'est
pensé qu’à cette condition, car tout ce qui est pensé rentre
dans le domaine des choses extérieures, n’ayant par consé-
quent pas de commune mesure avec l’esprit.
Et toutefois l’impensable, du fait même qu’il est im-
pensable, est pensé, car son impensabilité est un penser.
Ce n’est pas en soi, hors de la sphère de notre penser,
qu'il est impensable. C’est nous qui le pensons comme l’im-
pensable : c’est notre penser qui le pose comme impensable,
ou plutôt c’est le penser qui se pose en lui, mais en lui
comme impensable. C’est en effet le propre du penser de se
poser, d’être uniquement en se posant. Cela veut dire que
si l’on considère le penser comme étant simplement posé,
comme le résultat de l’acte par lequel il se pose, il ne sera
234
L’ESPRIT, ACTE PUR
plus le sujet mais l’objet de ce même acte, il ne sera plus
en un mot le penser. Or le penser, ne pouvant pas n’être
pas le penser, se pose sans se fixer comme posé ; il se pose
par conséquent comme acte qui ne devient jamais un jait :
il est donc un acte pur, un acte étemel. Par l’acte même
qui l’affirme, la nature est niée, c’est-à-dire spiritualisée,
et ce n’est qu’à cette condition qu'elle est posée.
7. La nature du Moi. — La nature n’est donc qu’une con-
ception abstraite de la réalité, et ne peut nous offrir qu’une
réalité abstraite. Le penser, en tant qu’actualité du Moi,
ne peut être que mien. Lorsqu’il ne l’est pas, lorsque je ne me
reconnais pas en lui, que je ne m’y retrouve pas et n’y vis
pas, la réalité que devient ce penser avec lequel se rencontre
le mien, ou plutôt avec lequel je me rencontre moi-même,
est pour moi la nature. Mais pour pouvoir concevoir cette
nature comme une réalité absolue, il faudrait que je puisse
concevoir l’objet en soi, tandis que l’objet que je conçois
n’est qu’un aspect du sujet actuel.
Cet objet n’a pas une valeur exclusivement gnoséo-
logique, car il est une réalité intrinsèquement métaphy-
sique. Le Moi, de la dialectique duquel naît cet objet
qui ne fait du reste qu’un avec la vie de ce même Moi, est le
Moi absolu : c’est-à-dire la réalité que nous ne pouvons
concevoir que comme Moi, si nous voulons conserver
à la connaissance, par laquelle nous posons toute réalité,
la valeur qui lui est propre et qu’à vrai dire il est impos-
sible de lui dénier. Le Moi, tout en étant individuel, est
l’individu en qualité de sujet, qui n’a rien à s’opposer mais
trouve tout en soi, et est par conséquent le concept actuel
et universel. Or ce Moi, qui est l’absolu lui-même, est en
tant qu’il se pose, il est donc causa sui. S’il est dépouillé
de sa causalité intérieure, ce Moi est annulé. Étant sa propre
cause, il est son propre créateur et, en soi, le créateur du
monde, du monde le plus solide qu’on puisse concevoir,
du monde absolu. Et ce monde est l’objet dont parle notre
doctrine, qui est partant gnoséologique en tant que méta-
physique.
ÉPILOGUE ET COROLLAIRES
235
8. L'histoire comme nature. — Ce monde qui est la nature,
est aussi l’histoire, et on pourrait l’appeler, en un seul mot,
tout aussi bien nature qu’histoire. Pour établir une discri-
mination entre ces deux domaines de la réalité, nous dis-
guerons l’un comme extérieur à l’esprit, et l’autre comme
intérieur à l’esprit. Ce qui est hors de l’esprit constitue la
nature, dépourvue de l’unité, de la liberté et de l’immor-
talité qui sont les caractéristiques essentielles de l’esprit.
Ce qui est dans l’esprit et participe de ses caractéristiques,
tout en impliquant une certaine altérité vis-à-vis de l’ac-
tualité spirituelle qui le pose en l’affirmant, est ce que nous
appelons l’histoire.
Le mouvement de la terre est un fait naturel, mais pour
nous c’est un fait historique que la théorie de Copernic.
Non que cette dernière soit simplement un acte de l’esprit
identique à celui par lequel je suis en train de la penser
mais parce que c’est un acte de l’esprit accompli avant que
je le pense, et qui de ce chef se présente à mon penser avec
un caractère positif d’autonomie et d’objectivité analogue
à celui des faits naturels : parce que, d’acte spirituel, cette
théorie est devenue un fait. Ce qui constitue un caractère
essentiel d’historicité, ce n’est point cette forme d’altérité
en vertu de laquelle Copernic, auteur du De Revolutio-
nibus orbium caelestium, et moi, lecteur du même ouvrage,
nous sommes deux personnes différentes : pour que l’on
puisse parler de fait historique, de fait ayant en soi une
certaine loi qui doit être respectée par celui qui raconte
ou se souvient, une forme absolue d’altérité s’impose, en
vertu de laquelle l’acte spirituel créateur du fait histo-
rique soit différent de l'acte spirituel historiographe. Avant
d’écrire ses Commentaires, Jules César doit avoir déjà
accompli les faits dont il donne le récit ; s’il n’y avait
aucune diversité entre l’homme d’action et l’historien,
nous n’aurions pas une histoire, mais une sorte de roman
historique. Tant que je parle, je suis parfaitement libre
de dire tout ce qu’il me plaît, mais une fois que j’ai parlé,
alea jacta est : je ne suis plus maître de mes paroles ; elles
sont ce qu'elles sont, et comme telles se posent devant moi
en limitant ma liberté, parfois même peuvent devenir le
236
l’esprit, acte pur
tourment de toute ma vie. Elles sont devenues histoire,
ne fût-ce que dans le sanctuaire secret de mon âme.
C’est en ce sens que la nature et l’histoire coïncident, en
dépit de la différence profonde qu’établit, entre les faits
historiques et les faits naturels, la constatation que les pre-
miers sont, au moins à l’origine, des actes spirituels, tandis
que les faits naturels ne le sont jamais. Elles coïncident
néanmoins, disons-nous, parce qu’elles impliquent toutes
deux un rapport d’altérité avec le Moi qui les connaît, rap-
port sans lequel on ne saurait parler ni de l’une ni de l’autre.
9. Spatialité de la nature et de l’histoire prise comme
nature. — Ce n’est pas tout. Dans le concept ordinaire
de nature et d’histoire, c’est-à-dire dans le concept que
les naturalistes ont de la nature, et les historiens de l’his-
toire, cette altérité est une altérité absolue. Non pas l’alté-
rité en considération de laquelle nous disons que l’impen-
sable est pensé, mais l’altérité qui nous oblige à dire que
le pensé est impensable. La nature du naturaliste est la
nature qui n’a point de fin ou de but, la nature étrangère à
l’esprit : la nature dont on ne connaît que le phénomène ;
la nature des ignorabimus résignés ou désespérés. Et l’his-
toire des historiens est l'abîme sans fond du passé qui se
perd et s'évanouit dans le lointain de la préhistoire, où
sont pourtant implantées les racines de l'arbre de la civi-
lisation ; c’est l’histoire des actions accomplies par les
hommes, dont l’âme n’est reconstituée que par une ima-
gination dénuée de tout droit scientifique. Naturalistes
et historiens s’arrêtent à l’ÔTt sans chercher le $161:1. Car
l’altérité comme ils l’entendent ne constitue pas une unité
substantielle, un moment de la dialectique de l'unité
comme l’objet que nous avons opposé au sujet : elle est
une altérité entière et radicale, c’est-à-dire une multiplicité.
C’est ainsi que la nature se déploie, et dans le temps et dans
l'espace (où toute spiritualité est inconcevable), que l'his-
toire se déploie pour le moins dans le temps qui est aussi,
nous le savons, une espèce d’espace, et, comme l'espace,
implique dans la succession de l’avant et de l’après l’ex-
clusion réciproque des éléments de la multiplicité.
ÉPILOGUE ET COROLLAIRES
237
10. Le temps et l’esprit. — La nature et l’histoire coïn-
cident donc dans le caractère de la spatialité. Et celle-ci
les soustrait l’une et l’autre, sinon à l’esprit génériquement
conçu, du moins à l’esprit tel qu’il doit être conçu en tant
que forme concrète et réelle du Moi actuel.
En effet, si avec Kant nous faisons de cette forme de spa-
tialité qu’est le temps, la forme du sens intérieur, en y
situant les faits spirituels, nous cessons de voir la spiritua-
lité de ces derniers, spiritualité en raison de laquelle ils ne
devraient pas être des faits, mais l’acte spirituel. Lorsque
nous nous assurons que la Critique de la raison pure fut
publiée en 1781, bien que Kant eût commencé à l’écrire
dès 1772, nous ne considérons pas cet ouvrage pour ce qu'il
est comme acte spirituel isolé, mais nous le mettons au même
plan qu’une quantité d'autres faits spirituels et naturels ;
tandis que pour connaître ce qu’il est en tant que pensée
de Kant, il nous faut le lire, le méditer sans tenir compte de
la date ou de l’époque, et faire de l'œuvre de Kant notre
penser actuel. Le temps est donc considéré par l’esprit
comme nature, et non comme esprit : comme multiplicité
de faits extérieurs les uns aux autres et par suite conce-
vables selon le principe de causalité, non comme l’unité
vivante qu’est l’esprit immortel de l’historien.
11. Nature et histoire comme esprit. — Remontons,
au contraire, de la méditation du naturaliste égaré au
milieu de Ja multitude des faits, à celle du philosophe qui
reconnaît dans l’unité le centre de toute multiplicité :
nous verrons la spatialité, la multiplicité, la diversité de la
nature et de l’histoire, ainsi que leur autonomie vis-à-vis
de l’esprit, céder devant la réalité absolue de ce dernier.
Cette nature, cette histoire dont nous venons de parler
sont la nature et l’histoire abstraites, et comme telles inexis-
tantes. Si l’altérité — caractère fondamental entre tous —
était en réalité aussi absolue qu’elle l’est en apparence,
l'histoire et la nature seraient absolument inconnais-
sables; bien plus, il en résulterait l'impossibilité de l’esprit
qui, ayant devant lui quelque chose d’étranger, en serait
limité, et ne serait donc plus libre. Il ne serait plus esprit,
238
l’esprit, acte pur
puisque l’esprit est liberté. Mais, pour quiconque est en pos-
session du concept réel du Moi absolu, l’altérité de l’histoire
et de la nature n’est autre que l’objectivité du Moi vis-à-vis
de soi-même déjà analysée plus haut : cette objectivité en
vertu de laquelle toute la nature, et toute l’histoire, existe
en tant que création du Moi qui la porte et laproduit éter-
nellement en lui-même par son autocréation (auTox-ucnç).
12. Contre le subjectivisme abstrait. — Ceci 11e signifie pas
que la réalité soit une illusion subjective, comme pourrait
se l’imaginer avec effroi le lecteur qui suit encore les erre-
ments des philosophies traditionnelles. Car la réalité est une
réalité véritable et parfaitement solide, nous le répétons,
puisqu’elle est le sujet lui-même, le Moi. Ce dernier n’est en
effet autoconscience que parce qu’il est conscience (la
conscience du soi déterminé comme n’importe quel autre
objet). La réalité de l’autoconscience est dans la conscience,
est la réalité de la conscience dans l’autoconscience. La
conscience d’une autoconscience en est la réalité, non pas
contenue en elle-même comme un résultat, mais comme
un moment dialectique. En d’autres termes, ce que nous
savons est l’accroissement de notre intelligence, accroisse-
ment qui ne constitue pas une qualité acquise et conservée
sans besoin ultérieur d’activité, mais par lequel l’intelli-
gence se réalise dans un nouveau savoir. Il en est toujours
ainsi, sans que l'on puisse distinguer entre un savoir et
l’autre sinon par analyse et abstraction, car i’autoconscience
est une, et la conscience est conscience de l’autoconscience.
Le développement de l’autoconscience, ou sans pléonasme,
Y auto conscience est le processus même du monde (nature
et histoire) en tant qu autoconscience réalisée dans la cons-
cience ; et si l’on appelle histoire ce développement de
l’esprit, l’histoire qui est conscience est l'histoire même de
l’autoconscience. Ce que nous appelons le passé n'est rien
d’autre que le présent actuel dans sa forme concrète.
CHAPITRE XVIII
Idéalisme ou Mysticisme ?
i. Analogie entre Vidéalisme actuel et le mysticisme. —
Une conception qui, comme la nôtre, résout le monde dans
l’acte spirituel ou acte du penser, en unifiant l’infinie
variété naturelle et humaine dans une unité absolue au
sein de laquelle l’humain est divin, et le divin est humain,
peut apparaître mystique, et a effectivement été qualifiée
de mystique. Elle se rencontre en effet avec le mysticisme
lorsqu'elle affirme que tout est un, et que connaître signifie
atteindre cet un à travers toutes les distinctions.
Or le mysticisme a sans doute un très grand mérite,
mais il a aussi un défaut qui n’est pas moindre. Son
mérite est la plénitude, l’énergie vraiment intrépide de sa
conception de la réalité qui, selon lui, ne peut être conçue
que comme une réalité absolue ou, comme on le dit ordi-
nairement, ne peut être réalité véritable qu'en Dieu.
Et ce vif sentiment, ce contact intrinsèque, ce goût du divin,
(i) Pour mon ami Benedetto Croce, le mysticisme est une philosophie qui
« après avoir aboli toutes les distinctions fallacieuses admises généralement »
n’assigne à l’histoire « en tant qu’acte du penser, que la conscience immédiate
du particulier-universel », et il ajoute que, dans cette conscience, toutes les dis-
tinctions se confondent et se perdent, Un tel mysticisme est « parfait pour se sen-
tir uni à Dieu, mais inapte à penser le monde et à y agir. » (Théorie, p. 103.).
Ce jugement est exact, mais ne saurait s’appliquer à notre idéalisme que l’on
peut bien définir comme la conscience, mais non comme la conscience immé-
diate — nous l’avons montré — du particulier universel, car Croce lui même a
noté que le mysticisme dont il parle ne pourrait jamais être historique ni admettre
la conscience de la diversité entre « changer» et «devenir». En effet : ou bien cette
« conscience de la diversité » provient de l’élément individuel et intuitif, et dans
ce cas l’on ne comprend pas comment un tel élément pourrait subsister avec
sa forme propre d’intuition dans la pensée qui universalise sans cesse ; ou bien
cette conscience se pose comme le résultat de l’acte même du penser, et dans
ce cas la distinction que l’on croyait abolie se réaffermit au contraire, et la sim-
plicité indistincte du penser que l’on alléguait demeure ébranlée. Pour peu que
240
l’esprit, acte pur
comme dirait Campanella (1), est une sublime exaltation
de l’énergie humaine en même temps qu’une purification
de l’âme et une béatitude. Mais le mysticisme a le grave dé-
faut d’effacer dans la nuit obscure de l’âme toutes les dis-
tinctions, et de se noyer ainsi au sein de l'infini, où se perd
la vision non seulement de toutes les choses finies, mais
encore de la personnalité, en tant que personnalité concrète,
et déterminée précisément en fonction de toutes les choses
finies. C'est en vertu de cette tendance qu’il étouffe toute
velléité de recherche scientifique et de savoir rationnel,
qu’il affaiblit et finit par briser toute vigueur et toute
activité. L’activité ne saurait en effet se déployer qu’à
travers le -concret du fini. Car nous ne pouvons faire
qu’une chose à la fois, comme nous ne pouvons résoudre
qu’un problème à la fois, et vivre consiste pour l'homme à
se limiter. Or le mysticisme ignore toute limite.
2. Leur différence. — Mais si l’idéalisme actuel participe
aux mérites, il échappe aux défauts du mysticisme par sa
thèse fondamentale. L’idéalisme résout toutes les distinctions,
mais ne les efface pas comme le mysticisme ; il affirme le fini
tout aussi catégoriquement que l'infini, et pour lui la diffé-
rence n’est pas moins établie que l’identité. Tel est le point
essentiel de la divergence entre les deux conceptions, de sorte
que le mysticisme peut être défini comme une doctrine
essentiellement intellectualiste (malgré les apparences) et
par suite antérieure idéalement au christianisme, tandis
que l’idéalisme actuel est une doctrine essentiellement anti-
intellectualiste, et peut-être même la forme la plus haute-
ment développée de la philosophie chrétienne moderne.
3. Mysticisme et intellectualisme. — Le mysticisme se
range parmi les adversaires des théories intellectualistes
l’on ait parcouru même superficiellement les pages précédentes de notre ouvrage,
il ne sera pas difficile de se convaincre que cette « simplicité » n’est certainement
pas celle que prétend assurer l’idéalisme actuel, selon lequel la diversité est pré-
cisément produite par l’acte même du penser, et les distinctions illégitimes sont
uniquement les distinctions présupposées mais non démontrées. Celles-ci ne
dérivent pas en effet de cet acte du penser qui est la base inébranlable et seule
possible d’une philosophie vraiment critique et réaliste, et, par suite, la base de
toute activité efficiente dans le monde.
(1) Philosophe italien né en 1568, mort en 1639.
IDÉALISME OU MYSTICISME
24I
parce que, selon les mystiques, ces théories présument
vainement d’atteindre par la connaissance l’absolu, auquel
on ne saurait arriver d’après eux que par l'amour (qu’on
l’appelle sentiment ou volonté). La différence entre les
deux tendances serait en substance la suivante : selon l'in-
tellectualisme, l’Absolu est connaissable parce qu’il est en
lui-même connaissance ; selon le mysticisme, il est incon-
naissable, puisqu’il n'est pas connaissance, mais amour.
Et l’amour se distingue de la connaissance en ce qu’il est
vie, transformation de soi, processus créatif, tandis que la
connaissance présuppose, ou plutôt l’on croit qu’elle pré-
suppose une réalité déjà accomplie et n’attendant que l’in-
tuition. D’autre part, le mysticisme s’accorde pleinement
avec l’intellectualisme en concevant l'amour comme objet,
et le processus de l’Absolu comme un processus qui serait
en face de l'esprit et avec lequel l’esprit devrait se fondre.
L’intellectualisme, de son côté, concorde complètement avec
le mysticisme en ceci que tout en concevant l'objet de
la connaissance comme connaissable, comme étant lui-
même connaissance, il en fait néanmoins un terme exté-
rieur au sujet, lequel cesse d’être concevable autrement que
par une métaphore vide de sens (telle que celle d'une acti-
vité intuitive) dès que ce terme extérieur au sujet a été posé.
La vérité est que le caractère propre de l’intellectualisme
n’est pas ce en quoi il s'oppose au mysticisme, mais ce en
quoi il s’accorde avec lui : c'est-à-dire la conception de la
réalité comme pur objet absolu, et par conséquent le pro-
cessus de l’esprit comme processus présupposant son objet.
En effet, l’intellect s’oppose au vouloir qui crée son objet
(le bien, le mal), tandis que l’intellect ne crée rien, n’agit
point, mais se borne à considérer ce qui est, en spectateur
passif et oisif.
Or le mysticisme reste précisément dans cette position
propre de l'intellectualisme, et, malgré tous ses efforts, ne
réussit pas à concevoir l’esprit comme volonté (sentiment,
amour), parce que volonté signifie liberté, autocréation,
et celle-ci est impossible quand l’activité n’est pas absolue.
Voilà pourquoi le mysticisme aboutit aux idées de destin,
fatalité, grâce et autres analogues.
GENTILE
l6
242
l’esprit, acte pur
4. Objectivisme de la 'pensée mystique. — La réalité absolue
du mystique n’est pas sujet, mais objet. Objet, bien entendu,
au point de vue de l’idéalisme actuel, pour qui le sujet
coïncide avec le Moi qui l’affirme. Car le mystique parle
lui aussi d’une personnalité différant toto caelo de la sienne
et avec laquelle la sienne entre en rapport ou aspire à y
entrer. De sorte qu’il parvient à concevoir une personnalité
qui est pour lui objet de son esprit — c’est-à-dire du seul
esprit qui soit effectivement esprit — et n’est par consé-
quent pas esprit.
Il n’y a donc rien d’étonnant si, dans cette réalité essen-
tiellement objective et antispirituelle, il ne reste point
de place pour le sujet, c’est-à-dire pour la personnalité
individuelle, pour l’homme tourmenté par le désir de Dieu
qui est tout, et par le sentiment infini de sa propre nullité.
Rien d’étonnant non plus à ce que toutes les choses parti-
culières s'y dissipent comme des ombres vaines, puisqu’on
ne les distingue dans le sein de la réalité que par l’activité
déterminante de la puissance finie, et nulle par elle-même
qu’est l’intelligence, c’est-à-dire la personnalité comme acti-
vité cognitive.
5. Antiintellectualisme de l’idéalisme. — L’idéalisme-
moderne suit au contraire une direction absolument oppo-
sée à celle du mysticisme. Il est, nous l'avons dit, com-
plètement antiintellectualiste, et en ce sens profondément
chrétien, si l’on entend par Christianisme la conception
intrinsèquement morale du monde. Conception à laquelle
l’Inde et la Grèce restèrent complètement étrangères même
dans les plus audacieuses envolées de leur spéculation.
L’Inde aboutit en effet à l’ascétisme, à la suppression des
passions, à l’extirpation des désirs et de tout moteur d’ac-
tivité humaine, au nirvana ; aussi son idéal est-il la négation
même de la réalité au sein de laquelle la moralité se réalise,
nous voulons dire de la personnalité humaine. Quant à la
pensée grecque, son concept moral le plus élevé est celui de
la justice qui donne à chacun ce qui lui est dû, conserve
ainsi l’ordre naturel (ou présupposé tel) mais n’établit et
ne crée pas un monde nouveau et n'exprime nullement
IDÉALISME OU MYSTICISME
243
la vertu véritable de l’esprit, qui est essentiellement créa-
teur et ne peut trouver le bien en face de soi, mais doit le
produire. Et comment la philosophie grecque eût-elle pu
comprendre la nature morale de l’esprit, du moment que son
monde n’était pas l’esprit, mais la nature (matérielle ou
idéale), c’est-à-dire le spectacle réservé à l’esprit ? La
morale grecque aboutit à la doctrine stoïque du suicide, en
cohérence parfaite avec la tendance immanente à sa
conception intellectualiste d’une réalité dans laquelle le
sujet n’a pas de valeur. Le Christianisme découvre au con-
traire la réalité qui n’est pas, mais se crée, et est telle
qu’elle se crée. Il ne s’agit plus d’une réalité à connaître, tel
le monde que la philosophie grecque contemplait tout en s’en
écartant, lorsque, comme le rêvait Aristote, tous les besoins
de la vie sont satisfaits et la vie elle-même est pour ainsi
dire parfaite : il s’agit d’une réalité qu’il nous appartient
de construire. Une réalité qui, véritablement, est amour
et volonté, parce qu’elle est l’effort intérieur de l’âme, son
processus vivant ; non pas un idéal et un modèle extérieur,
mais l’homme lui-même qui s’élève au-dessus de l’humanité
et se fait Dieu. Non pas le Dieu qui est déjà, mais le Dieu
qui se génère en nous, et qui est nous-même, à condition
que de tout notre être nous nous élevions à lui. L'esprit
n’est plus ici intellect, mais volonté. Le monde n’est plus
l’objet de notre connaissance, mais l’objet de notre activité
productrice. Et non seulement on peut commencer à con-
cevoir l’esprit comme liberté et activité morale, mais le
monde, le monde entier du chrétien, est délivré et racheté ;
c’est tout un monde qui est ce qu’on veut qu’il soit et, comme
nous l’avons déjà dit, un monde essentiellement moral.
6. Critique du présupposé mystique. — Après une telle
conception, un véritable mysticisme (tel que le brahma-
nisme ou l’orphisme, dont tant de formes continuent à
réapparaître dans le monde moderne), n’est plus possible
pour la simple raison que cette conception en a détruit
le présupposé fondamental, qui est le principe intellec-
tualiste de l’objectivité abstraite. Tout le développement
de la pensée philosophique chrétienne, paralysé par la
244
l’esprit, acte pur
scolastique, mais qui ranimé par l’humanisme et le natura-
lisme de la Renaissance, a pu reprendre et continuer
sa route sans autres interruptions, peut être considéré
comme une continuelle et progressive élaboration de l'anti-
intellectualisme. C'est pourquoi notre antiintellectualisme
pourrait aujourd’hui revêtir les apparences de l’intellec-
tualisme, pour quiconque ne serait pas pleinement au
courant de la lente transformation que subissent les con-
cepts philosophiques à travers l’histoire de la philosophie.
En effet, nous disons aujourd’hui que l’esprit n’est pas
volonté, et pas davantage intelligence et volonté, mais
pur intellect.
7. Défaut du volontarisme. — Ce point mérite une cer-
taine attention. Une conception antiintellectualiste, comme
par exemple celle de Descartes, se propose sans doute
de remédier à l’abstraction intellectualiste, et a certaine-
ment le mérite d’affirmer une certaine subjectivité du vrai,
et partant du réel. Mais elle retombe dans cette même abs-
traction, puisqu’elle ne rejette pas le présupposé de l’objec-
tivité absolue qui sert de base à l’intellectualisme. Non
seulement elle ne le rejette pas, mais elle en redouble l'affir-
mation. En réalité intellect cartésien se distingue de la
volonté en ce qu’il réfléchit en une intuition passive les
idées telles qu’elles sont en elles-mêmes, et qu’il se déter-
mine dans sa passivité de façon à ne conserver aucun
caractère de liberté et de subjectivité spirituelle, tandis
que la volonté, libre de donner ou refuser son assentiment
au contenu de l’intellect, peut établir la connaissance
grâce à son propre caractère de subjectivité. La désespé-
rante condition intellectualiste d’une opposition entre
connaissant et connu vient à être, non seulement répétée,
mais redoublée du fait que la véritable subjectivité s’y
est réfugiée dans la volonté en laissant l'intellect à la
porte. Car il y a ici d'abord l’opposition entre l’intellect
et les idées, puis l’opposition entre la volonté (qui s'est
faite elle-même intellect pour connaître ou reconnaître
ce que ce dernier a reçu en soi sans l’avoir proprement
connu) et l’intellect (qui devient lui-même, relativement à la
IDÉALISME OU MYSTICISME
245
volonté, un objet à connaître). Or pour peu qu’on y réflé-
chisse, cette volonté imaginée dans le but de suppléer
au défaut de l’intelligence, n’atteint pas son but, puisqu’une
fois admise l’objectivité du vrai par rapport à l’intelli-
gence ne pourrait plus être surmontée. Il faudrait ima-
giner une seconde volonté pour juger la première, une
troisième pour juger la seconde. Et l’herbe, selon l’expres-
sion dantesque, resterait sempitemellement loin de la
bouche (1) ! En somme, Descartes tentait de corriger l’in-
tellectualisme par une théorie intellectualiste de la volonté,
qui ne pouvait que repousser l’intellect, sans l’éliminer ni
le résoudre (2).
D’autre part, toutes les doctrines qui, comme celles de
Kant, distinguent nettement la raison théorique de la
raison pratique, sont fatalement destinées au même insuc-
cès, précisément parce qu’elles confèrent à la première la
faculté de connaître et ne laissent à la seconde que celle
d’agir. Si l’antiintellectualisme cartésien complète l’in-
tellect par une volonté qui est elle-même intellectuelle,
l’antiintellectualisme kantien juxtapose à l’intellect une
volonté qui, dans cette juxtaposition même, se manifeste
elle aussi intellectuelle. La volonté kantienne, du fait
qu’elle se sépare de l’intelligence et crée une réalité qui
n’est pas la réalité, ne peut atteindre l’autonomie complète
qui implique l’immanence absolue de la finalité : elle est
nécessairement amenée au postulat d’un Bien suprême
extra-mondain, c’est-à-dire Dieu et une vie immortelle de
l'individu, au delà de l’expérience. Et qu’est donc ce monde
transcendant, sinon le véritable monde de la volonté,
qui ne la crée pas mais l’a devant soi, comme l’intellect
a objectivement devant soi le monde phénoménique ?
En général, une volonté qui n’est pas l’intellect peut
s’en distinguer à condition de concevoir, au moins pour
l’intelligence, une réalité qui ne soit pas produite par
l’esprit mais présupposée par lui. Et quand l’esprit pré-
suppose, ne fût-ce que comme intellect sa propre réalité,
(1) Dante, Enfer, XV, v, 72.
(2) Voir à ce sujet notre Système de Logique, vol. I, i1« partie.
246
l’esprit, acte pur
celle que la volonté crée ne pourra jamais être la réalité
absolue, ni par conséquent avoir une valeur morale et
spirituelle pure de tout défaut intellectualiste.
8. Comment surmonter l’intellectualisme. — Ce n'est
pas en lui tournant le dos que l’on peut avoir raison de l'in-
tellectualisme ; il faut au contraire aller à lui, et concevoir
la connaissance de l’unique manière qui permette de s'en
faire une idée adéquate, celle que nous avons adoptée, et
qui est, non de présupposer à la connaissance comme anté-
cédent logique le réel qui est son objet, mais de concevoir
l'intellect lui-même comme volonté, liberté, moralité, et
d'exclure du monde cette nature qui semble être la base
de l'esprit tandis qu’elle n'en est qu’un moment abstrait.
Le vrai antiintellectualisme est en somme le vrai intellec-
tualisme, ou plutôt cet intellectualisme véritable qui ne
connaît point de volontarisme hors de soi et qui est l'unité
des deux vieux termes antagonistes au lieu d'être un seul
d’eux. Et tel est notre idéalisme, qui détruit tout résidu
de transcendance relativement à l’actualité de l'esprit,
et pourrait même être regardé de ce chef comme la concep-
tion du Christianisme la plus radicale, la plus logique, la
plus sincère, amsi que nous l’indiquions au commencement
du paragraphe 5 de ce chapitre.
9. Antithèse entre idéalisme et mysticisme. — Cette concep-
tion nous porte aux antipodes du mysticisme. Il ne semble
pas nécessaire d’expliquer encore une fois que tous les droits
de l’individualité y trouvent satisfaction, à l’exception de
ceux qui dérivent d'un concept chimérique de l'individu
entre les individus : concept absurde pour la philosophie
moderne, qui ne peut plus connaître l’individu en dehors
de l'universel concret et positif du Moi, dont nous avons
parlé. Ce Moi absolu est précisément le moi que chacun de
nous réalise dans chaque rythme de sa propre existence
spirituelle, le moi qui pense et qui sent, le moi qui craint et
espère, veut et agit, a une responsabilité, des droits et des
devoirs, le moi qui est pour chacun de nous le pivot de son
propre monde. Un pivot qui, si l’on y pense bien, se retrouve
unique pour tous, si tous nous nous cherchons et nous nous
IDÉALISME OU MYSTICISME
247
reconnaissons dans notre intimité profonde où est notre
réalité. Aussi estimerai-je oiseux de défendre cet idéa-
lisme contre l'accusation ou la suspicion de supprimer la
personnalité individuelle.
10. Idéalisme et distinctions. — L'appréhension, j’allais
dire la crainte, qui nous rend ombrageux vis-à-vis du prin-
cipe de l’acte du penser comme acte pur, vient de ce que
nous redoutons d'y voir supprimées les distinctions du
réel (objet et non sujet de la connaissance). Mais si l’on
nous a suivi jusqu’ici, l’on doit voir clairement que l’uni-
fication dont il s'agit est bien plus profonde qu’on ne pour-
rait le croire en s'arrêtant sans plus à l’affirmation que la
nature et l’histoire se résolvent dans l'acte du penser.
Cette unification implique en effet la conservation, ou plutôt
l’introduction d’une richesse infinie de catégories telle
qu’aucune logique ou philosophie n’en a jamais conçue.
Considérons d’autre part qu’en résolvant dans l'acte du
penser — qui après tout est ce qu’on appelle philosophie —
toute la réalité naturelle et historique, l’on n’entend point
parler d'une absorption unique et en masse de toute cette
réalité, mais de son éternelle résolution qui se poursuit
à travers toutes les formes que l’expérience nous signale
dans le monde : expérience qui est, au point de vue méta-
physique, la génératrice infinie d’une infinie descendance
en qui elle se réalise. Il n'y a pas la nature, ni l’histoire ;
mais toujours telle nature, telle histoire, en tel acte
spirituel.
11. Les catégories et la catégorie. — L’esprit, qui est un
dans sa substantialité d'autoconscience, est au contraire
multiple en tant que réalité actuelle de conscience ; et
cette vie de l'autoconscience dans la conscience est l’his-
toire, dont nous avons parlé comme unité de la réalité his-
torique et de la connaissance de cette même réalité. C'est
pourquoi la philosopliie — cette conscience de soi qui cons-
titue l’esprit — ne peut être philosophie sans être histoire.
Et, en tant qu'histoire, elle n’est pas la nuit obscure du
mysticisme, mais le plein midi qui resplendit sur la scène
248
l’esprit, acte pur
démesurée du monde ; elle n’est pas l’unique catégorie
de l'autoconscience, mais toutes les catégories infinies de
la conscience. Enfin cette conception abolit les privilèges
entre entités et entités, catégories et concepts : dans leur
absolue détermination, toutes les entités sont égales et
sont différentes, et tous les concepts sont des catégories,
chaque concept étant sa propre catégorie (1). L’abstraction
de la philosophie se dissout dans la détermination de
l’histoire et, pourrait-on ajouter, de l’expérience. 11 faut
pourtant faire remarquer que l’expérience dont nous par-
lons est une expérience entièrement à ■priori, vu que
chacun de ses moments doit être entendu comme la pro-
duction spontanée du sujet.
12. Mysticisme de nos adversaires. — Il n’y a donc pas
défaut mais surabondance de déterminations. Et tandis
que dans le savoir empirique, et dans la philosophie
qui n’a pas encore su parvenir au concept du penser pur
ces distinctions complètes du réel se fossilisent et se rédui-
sant à quelques types abstraits que l’on prétend mala-
droitement faire passer pour les distinctions véritables,
l’idéalisme respecte toutes ces distinctions dans leur
éternelle valeur individuelle. L'appellation de mystique
revient donc plutôt qu’aux apôtres de notre idéalisme à
ses critiques, incapables de maintenir toutes ces distinctions
dans la philosophie.
13. Distinctions et nombre. — Il ne faudrait pas, d’autre
part, comprendre ces distinctions comme un nombre et,
par suite, comme cet infini que Spinoza disait être le propre
de l’imagination : comme une série sans queue ni tête,
aussi prolongeable dans un sens que dans l’autre, forcé-
ment toujours en défaut et jamais complète. Car alors la
réalité serait essentiellement un devoir être (futurum esse),
et la réalité du Moi se trouverait en face de la véritable
réalité qui lui serait extérieure. Les distinctions sont un
infini de l’imagination, c’est-à-dire un infini potentiel
(1) L’auteur a traité ce problème des catégories dans le 2me volume de son Sys-
tème de logique.
IDÉALISME OU MYSTICISME ?
249
si on les considère comme une pure histoire abstraite de la
philosophie, comme des formes de la conscience détachées
de l'autoconscience. Dans celle-ci, au contraire, les distinc-
tions sont toujours l’infini actuel, l’immanence de l’univer-
sel dans le particulier : tout dans tout.
14. Conclusion de l'idéaliste. — Je ne suis jamais moi,
sans être tout entier dans ce que je pense, et ce que je pense
est toujours un, du fait que j’y suis. La multiplicité pure
appartient toujours au contenu de la conscience, abstrai-
tement considéré, et en réalité elle est toujours résolue dans
l’unité du Moi. La véritable histoire n’est pas celle qui se
développe dans le temps, mais celle qui se concentre dans
l’éternité de l’acte du penser, où elle se réalise de fait.
C’est pourquoi j'ai pu dire que l’idéalisme a le mérite
du mysticisme sans en avoir le défaut. L’idéalisme a
retrouvé Dieu et se tourne vers Lui, mais sans être obligé
de rejeter aucune des choses finies, car sans elles il reper-
drait Dieu. Il se borne à les traduire du langage de l’empi-
risme en celui de la philosophie, pour qui la chose finie
est toujours la réalité même de Dieu. Il élève ainsi le monde
au sublime d’une théogonie éternelle, qui s’accomplit au
plus profond de notre être.
*
TABLE DES MATIÈRES
Préface de l’édition française........................ vu
Préface de la première édition........................ xm
Préface de la deuxième édition....................... xiv
Préface de la troisième édition...................... xvi
Chapitre Premier. — Subjectivité du réel ......... i
i. L’idéalisme de Berkeley ; 2. Contradiction dans
laquelle est tombé Berkeley ; 3. Le naturalisme de
Berkeley ; 4. Annulation de la pensée ; 5. Le moi
transcendantal et le Moi empirique ; 6. Le penser
en acte ; 7. Actualité de tout fait spirituel.
Chapitre IL — La réalité spirituelle..................... 13
1. Subjectivité de l’objet en tant qu'esprit ; 2. Forme
concrète de l’Esprit ; 3. Identité du sujet avec son
acte ; 4. Rapports avec autrui ; 5. Le Moi empirique
et les problèmes moraux ; 6. Unité du Moi transcen-
dantal et multiplicité du Moi empirique ; 7. Processus
constructif du Moi transcendantal ; 8. L’esprit en
tant que développement concret.
Chapitre III. — Unité de l’esprit et multiplicité des
choses................................................ 21
1. Verum est factum quatenus fit; 2. Incompatibilité
d’être et d'esprit ; 3. Nature et esprit ; 4. L’esprit
substance et l’esprit acte ; 5. Contre les embûches
du langage ; 6. Contre la psychologie ; 7. Pour décou-
vrir l’esprit; 8. Danger des définitions de l'esprit ;
9. L’intuition de l’esprit ; 10. L’unité de l’esprit ;
11. Argument empirique contre l’unité de l’esprit ;
12. Erreur du pluralisme ; 13. L’infinité de la con-
science ; 14. L’infinité de la pensée selon Spinoza ;
15. La multiplicité des objets ; 16. Rapport entre
l'unité de l’esprit et la multiplicité des choses ;
17. Limite apparente de l'esprit comme activité
pratique.
Chapitre IV. — L’esprit comme développement.............. 37
1. Développement de l’unité et de la multiplicité en
tant qu'unité ; 2. Conception abstraite du développe-
ment ; 3. Conception concrète du développement ;
252
TABLE DES MATIÈRES
4. L’unité comme multiplicité ; 5. Unité qui se
multiplie et multiplicité qui s’unifie ; 6. Dialectique
de la pensée ; 7. Dialectique du penser ; 8. Dialec-
tique et principe de non-contradiction ; 9. Fécondité
de la distinction des deux dialectiques ; 10. Critique
de la dialectique de Platon ; 11. Dialectique pla-
tonicienne de la nature ; 12. Le devenir aristotéli-
cien ; 13. Pourquoi les anciens ne comprirent pas
l’histoire ; 14. Origine du concept du progrès ;
15. Base du concept de processus ; 16. L’absurdité du
concept de nature ; 17. Critique de la dialectique
hégélienne ; 18. Réforme de la dialectique hégé-
lienne.
Chapitre V. -— Le problème de la nature...................
1. Le problème hégélien de la nature ; 2. Individualité
de la nature ; 3. Doctrine aristotélicienne de l’indi-
vidu ; 4. Recherche scolastique du principium indi-
viduationis ; 5. Difficulté de cette recherche selon
Giordano Bruno ; 6. Antinomie de l’individu ;
7. Tentative de saint Thomas d’Aquin ; 8. Survi-
vance de la recherche scolastique ; 9. Le problème
de Hegel ; 10. Pourquoi le problème de Hegel n'a pas
été résolu.
Chapitre VI. — L’abstrait universel et le positif.........
1. La question des universels ; 2. Le nominalisme et
le réalisme ; 3. Critique du nominalisme ; 4. Critique
du réalisme ; 5. Critique des théories éclectiques ;
6. L’antinomie des universels ; 7. Descartes, la
métaphysique et l’empirisme ; 8. Mérite et erreur
de Kant ; 9. Le nouveau nominalisme pragmatique ;
10. Différence entre l’ancien et le nouveau nomi-
nalisme ; 11. Leur identité ; 12. Caractère pratique
du nouveau nominalisme et primauté kantienne
de la raison pratique ; 13. Critique du pragmatisme
kantien ; 14. Critique du nouveau pragmatisme
gnoséologique ; 15. Unité de l'universel et du particu-
lier ; 16. L’individu ; 17. La positivité de l’indi-
vidu ; 18. Le positif ; 19. Le positif posé par le
sujet et le positif posé par les autres ; 20. Sujet
posant le positif et sujet pour qui le positif est posé.
Chapitre VII. — L’individuel en qualité de moi............
1. Critique du positif extrasubjectif ; 2. L’intui-
tion de l’extrasubjectif ; 3. Rapport ; 4. Absurdité du
positif extrasubjectif ; 5. Vanité de la thèse nomi-
naliste ; 6. Nouvelle position du problème de l’indi-
vidu ; 7. L'universel comme catégorie ; 8. Particu-
larité de l’universel ; 9. Forme concrète de l’uni-
versel et du particulier.
Chapitre VIII. •— Le positif en tant qu autocréation ...
1. Pensée abstraite et penser concret ; 2. Abstrac-
tion de la classification kantienne des jugements ;
TABLE DES MATIÈRES
253
3. Caractère empirique de cette classification ;
4. Incohérence de Kant ; 5. Le penser en tant que
forme concrète de l’universel et de l’individue ;
6. La véritable positivité ; 7. Le penser soustrait à
l’intellectualisme ; 8. L’universel et le particulier
dans le Moi ; 9. La vérité du réalisme et celle du
nominalisme ; 10. Conciliation du réalisme et du
nominalisme ; n. Vanité des universels du nomina-
lisme ; 12. L’individuel comme position de soi,
ou esprit ; 13. Le particulier comme universel
autoproducteur ; 14. La nature en tant que néga-
tion de l’individualité ; 15. L’individuel et la mul-
tiplicité de la nature ; 16. Nécessité de la multipli-
cité ; 17. Le concept de la multiplicité ; 18. Incon-
cevabilité d’une multiplicité pure.
Chapitre IX. — L’espace et le temps........................ 105
1. L’espace et le temps, systèmes de la multiplicité ;
2. L’espace, multiplicité absolue et positive ; 3. Le
prétendu espace idéal ou possible ; 4. Le temps,
développement de l’espace ; 5. Rapport et diffé-
rence entre l’espace et le temps ; 6. Inconcevabilité
de la spatialité et de la temporalité pures. 7. Naïveté
du concept d’un monde extrasubjectif comme mul-
tiplicité pure ; 8. Comment l’extrasubjectivité se
résout dans l’acte du sujet ; 9. Pressentiment de
cette doctrine chez Kant ; 10. L’espace comme
activité spatialisante; xi. L’unité comme base de
la spatialité ; 12. Analyse et synthèse de l’activité
spatialisante ; 13. Espace et temps dans l’esprit ;
14. Critique du concept temporel de l’acte spiri-
tuel ; 15. Ce qui est temporel ou non dans l’es-
prit ; 16. Coexistence et comprésence ; 17. Le point
infini et le présent éternel ; 18. Réalité de l’es-
pace et du temps; 19. L’espace et le temps dans
la synthèse de l'esprit ; 20. Erreur du naturalisme
et du spiritualisme abstrait ; 21. Critique du mona-
disme de Leibniz ; 22. Critique du dualisme.
Chapitre X. — L’immortalité................................ 125
1. L’espace indéfini et l’esprit; 2. Limite de l’espace ;
3. L’infinité de l'espace, négativité des limites
spatiales ; 4. Infinité de l’esprit par rapport au
temps ; 5. L'immanence de la foi en l’immortalité ;
6. Ce que signifie l’immortalité ; 7. Valeur absolue
de l'acte spirituel; 8. Religion et immortalité; 9. Re-
ligiosité de toutes les valeurs; 10. Difficultés du con-
cept des valeurs objectives ; 11. L’immortalité en
tant qu’attribut de l'esprit ; 12. La personnalité
immortelle ; 13. Les besoins du cœur ; 14. Immor-
talité du Moi empirique ; 15. L’immortalité n’est
pas un privilège ; 16. L’immortalité du mortel ;
17. L'individu immortel.
TABLE DES MATIÈRES
254
Chapitre XI. — Causalité, mécanisme et contingence. .. 141
1. L’esprit est-il conditionné ? 2. Condition néces-
saire, et condition nécessaire et suffisante ; 3.
Concept métaphysique de la cause ; 4. Unité méta-
physique de la cause et de l’effet ; 5. Identité méta-
physique de la cause et de l’effet ; 6. Causalité
empirique et scepticisme ; 7. Condition nécessaire
mais non suffisante ; 8. Compromis de l’occasionna-
lisme ; g. Métaphysique ou empirisme ; 10. Absur-
dité de la causalité métaphysique ; 11. L’atomisme,
fondement de la causalité empirique ; 12, Le méca-
nisme ; 13. La gnoséologie du mécanisme ; 14. Ori-
gine du contingentisme ; 15. Le principe de la
philosophie de la contingence ; 16. Contingence
ou nécessité ; 17. Empirisme et mécanisme du
contingent ; 18. Antithèse entre contingence et
liberté ; 19. Conclusion.
Chapitre XII. — Prévision et liberté.................... 161
1. Le contingentisme et D. Hume ; 2. Le contingent
comme fait nécessaire ; 3. Prévédibilité des faits
naturels ; 4. Loi et uniformité naturelle ; 5. Le passé
en tant que futur ; 6. Le Fait et l’Acte ; 7. Le fait
négation de la liberté ; 8. Antithèse entre les con-
cepts de futur prévoyable et de liberté ; 9. Critique
de Valla ; 10. Tentative de Leibniz ; 11. Vanité de
cette tentative ; 12. Antithèse entre la prescience et
la liberté en Dieu ; 13. Unité de la condition et
du conditionné ; 14. Tendance à l’unité ; 15. L’abs-
trait inconditionné ; 16. Le véritable inconditionné ;
17. Apôries de la métaphysique et de l’empirisme ;
18. Dialectique de la condition et du conditionné ;
19. Nécessité et liberté ; 20. La causa sui ; 21.
Objection ; 22. Réponse ; 23. Le Moi inconditionné et
conditionné.
Chapitre XIII. — L’antinomie historique et l’histoire
éternelle............................................ 182
1. Contenu de l’antinomie historique ; 2. Eclaircisse-
ments ; 3. L’histoire et les valeurs de l’esprit ; 4. Pla-
tonisme et protagorisme ; 5. Solution de l’antino-
mie ; 6. Le fait historique abstrait et le processus
réel ; 7. Les deux concepts d'histoire ; 8. L’histoire
sans espace et sans temps ; 9, Unité de l’histoire
éternelle et de l’histoire temporelle ; 10. Philoso-
phie et histoire de la philosophie ; 11. Cercle que
forment l’histoire de la philosophie et la philosophie ;
12. Identité du cercle solide ; 13. Réponse à une
objection ; 14. L’histoire de la philosophie en tant
qu’histoire éternelle ; 15. Le problème des histoires
distinctes.
Chapitre XIV. — L’art, la religion et l’histoire........
1. Le caractère de l’art ; 2. L’art et l’histoire ; 3. L’art
199
/
TABLE DES MATIÈRES
255
lyrique ; 4. L’impersonnalité de l’art ; 5. L’indi-
vidualité de l’œuvre artistique ; 6. Histoire de l’art
comme histoire de la philosophie ; 7. La religion ;
8. Impossibilité d’une histoire de la religion ; 9. L’his-
toire de la religion comme histoire de la philo-
sophie.
Chapitre XV. — La science, la vie et la philosophie.... 208
i. Science et philosophie ; 2. Caractère de la science ;
3. Caractère de la philosophie ; 4. La philosophie delà
science ; 5. La science comme naturalisme ; 6. Impos-
sibilité d’une histoire de la science ; 7. L’histoire
de la science comme histoire de la philosophie ;
8. Analogie de la science et de la religion ; 9. Opposi-
tion entre la théorie et la pratique ; 10. Solution de
l’antithèse ; 11. Signification de la distinction entre
la pratique et la théorie ; 12. Conclusion.
Chapitre XVI. — La réalité comme autoconcept, le mal
et la nature........................................... 217
1. Principe et conclusion de notre doctrine ; 2. Le con-
cept comme autoconcept ; 3. Valeur métaphysique
de cette théorie ; 4. Formalisme absolu ; 5. La
forme comme activité ; 6. Limites de l’esprit ; 7. Le
mal ; 8. L’erreur ; 9. L’erreur comme faute ;
10. L’erreur dans la vérité et la douleur dans le
plaisir ; zi. La nature ; 12. Immanence de la nature
dans le Moi; 13. Réalité de l’esprit comme réalité de
l'objet ; 14. Nécessité de l’objet ; 15. Spiritualité de
l’objet ; 16. Le monde comme histoire éternelle ;
17. Le sentiment de notre non-être ; 18. L’éternel
passé du présent éternel.
Chapitre XVII. — Epilogue et corollaires.................. 229
1. Caractéristiques de l’idéalisme ; 2. Doctrine du
savoir ; 3. Principe de l’idéalisme actuel ; 4. Déduc-
tion de la nature ; 5. La nature comme nature
abstraite ; 6. Double aspect de la pensée ; 7. La nature
du Moi ; 8. L’histoire comme nature ; 9. Spatialité de
la nature et de l’histoire prise comme nature ; 10. Le
temps et l’esprit ; 11. Nature et histoire comme
esprit ; 12. Contre le subjectivisme abstrait.
Chapitre XVIII. — Idéalisme ou mysticisme ?............... 239
I. Analogie entre l’idéalisme actuel et le mysticisme ?
2. Leur différence; 3. Mysticisme et intellectua-
lisme ; 4. Objectivisme de la pensée mystique ; 5. An-
tiintellectualisme de l’idéalisme ; 6. Critique du
présupposé mystique ; 7. Défaut du volontarisme ;
8. Comment surmonter l’intellectualisme ; 9. Anti-
thèse entre idéalisme et mysticisme ; 10. Idéalisme
et distinctions ; 11. Les catégories et la catégorie ;
12. Mysticisme de nos adversaires ; 13. Distinctions
et nombres.
lmp. des Presses Universitaires de France, Paris. — 1925.— 0047.
Buchbinderei
P. FRITZEN
Frouloi ie-'n-Saar
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