l’antinomie historique
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l’Arioste auteur du Roland Furieux n’existe pas durant les
cinquante-neuf ans qui séparèrent la naissance de la mort
du poète : il 11’existe que durant les années dédiées à la
composition et à la correction du poème. Et comme il ne
saurait être son propre père, l’Arioste des années de la pro¬
duction du poème n’est pas l’Arioste des années anté¬
rieures. Celui-ci est pourtant, par la vie que le poète vécut
alors, par ses lectures et les premiers essais de son art,
l’antécédent qui rend historiquement compréhensible Fau¬
teur du poème, c’est-à-dire la réalité de sa poésie divine.
Aussi pouvons-nous dire en conclusion qu’en connais¬
sant l’Arioste nous connaissons deux hommes : l'un qui
est esprit, l’inconditionné, condition de tout conditionné,
l’acte qui pose le temps et toutes les choses temporelles ;
l’autre qui est au contraire une réalité conditionnée par
ses antécédents. Un homme éternel et un homme histo¬
rique : l'un, objet de la critique esthétique, qui étudie
dans l’Arioste la beauté éternelle de son art ; l’autre objet
de la critique historique qui pour l’Arioste tend au fait ;
conditionné dans le temps et dans l’espace, et intelligible,
comme tout autre fait, en rapport avec ses conditions.
Si au lieu d’un poète nous avions un philosophe, il se
dédoublerait également en deux personnalités. L’une
serait celle du philosophe, grâce à qui nous pouvons lire
son œuvre (si nous la comprenons) en pensant sa pensée,
comme si elle était nôtre, et par suite le connaissant en
qualité d’esprit, l’appréciant et le jugeant ; celle-ci serait la
véritable personnalité, au sens propre du mot. L’autre
est celle qui localise le philosophe dans le temps et dans
l’espace et détermine sa pensée par les conditions de sa
culture, c’est-à-dire par les antécédents historiques de sa
spéculation, étant donné lesquels il ne pouvait penser
autrement qu’il n’a pensé, tout comme l’animal qui étant
né chat miaulera et ne bêlera jamais.
3. L’histoire et les valeurs de l’esprit. — En général, l’es¬
prit devenu historique se transforme en une entité natu¬
relle, tandis que, maintenu dans sa valeur spirituelle, il
échappe à l’histoire et se pose dans son idéalité éternelle.